CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 50
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Chauvelin
A Ferney, le 6 Décembre (partira quand pourra.).
Disposez, ordonnez ; je pars avec douleur de Ferney, où j’ai bâti un très joli théâtre pour aller sur le territoire damné de Genève, qui a déclaré la guerre aux théâtres. Ne trouvez-vous pas qu’il faudrait brûler cette ville ? en attendant que Dieu fasse justice de ces hérétiques, ennemis de Corneille et du pape, je ferai transcrire l’œuvre des six jours tel qu’il est ; je n’y veux rien changer. Je veux devoir les changements à vos conseils, et surtout à l’impression que cela fera sur le cœur de madame de Chauvelin ; car, soit dit sans vous déplaire, tous les raisonnements des hommes ne valent pas un sentiment d’une femme. Je ne dis pas cela pour vous dénigrer ; mais je prétends que si vous approuvez, et que si madame de Chauvelin est émue, la pièce est bonne, ou du moins touchante, ce qui est encore mieux. En un mot, vous l’aurez, et je vous remercie de me l’avoir demandée.
Je me mets aux pieds de votre belle actrice (1).
Quand verrai-je le jour où elle jouera la fille, et madame Denis la mère, et moi le bon homme ? Je persiste fermement dans l’opinion où je suis que Dieu nous a créés et mis au monde pour nous amuser, que tout le reste est plat ou horrible.
Je supplie votre excellence de vouloir bien dire à M. Guastaldi combien je l’estime, j’ose même dire combien je l’aime. Recevez mes tendres respects.
1 – Madame de Chauvelin. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
Le même jour (6 Décembre).
Tout ce qui me fâche à présent dans ce monde, je l’avoue à vos aimables excellences, c’est qu’il y ait deux rôles de femmes dans la plupart des pièces ; car où trouver le pendant de madame de Chauvelin ? Je sais quel est son singulier talent ; mais si elle daigne jouer Andromaque, que devient Hermione ? et si elle fait Hermione, il faut jeter Andromaque par la fenêtre. Elle est comme l’Ariosto : se sto, chi va ? se vo, chi sta ?
Vous me paraissez si honnête homme, monsieur, que je me confierais à vous, quoique vous autres ministres, en général, ne valiez pas grand’chose. Un certain Tancrède fut confié à M. le duc de Choiseul, et de Tancrède, encore tout en maillot, courut Versailles, Paris, et l’armée. Vous voulez mon œuvre de six jours : je pourrai bien me repentir de mon œuvre, comme Dieu ; mais je ne me repentirai pas de l’avoir soumis ou soumise à vos lumières et à vos bontés. Reste à savoir comment je vous le dépêcherai, et comment vous me le redépêcherez. N’y-a-t-il pas un courrier de Rome qui passe toutes les semaines par Lyon et par Turin ? Ne pourriez-vous pas faire écrire à M. Tabareau, directeur de la poste de Lyon, de vous faire tenir un paquet cacheté qui viendra de Genève, contenant environ seize cents vers qui ne valent pas le port ?
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 12 Décembre 1761.
O anges ! voici une réponse à une lettre de M. de Thibouville, que je crois écrite sous vos influences.
Renvoyez-moi Cassandre, cartonné, et je vous le reverrai sur-le-champ recartonné.
Ah ! mes anges, cela vaudra mieux que ce benêt de Ramire (1), qui ne sera jamais qu’un beau-fils, un fadasse, un blanc-bec.
Je suis obligé de confesser à mes anges que je serai probablement forcé d’imprimer Cassandre dans trois mois au plus tard, pour des raisons essentielles, et que c’est une chose dont je ne serai pas le maître.
J’estime donc que, pour verser un peu d’eau des Barbades dans la carafe d’orgeat de Ramire, il conviendra de donner Cassandre tout chaud.
Je prends la liberté de demander des nouvelles du prince de Chalais, marquis d’Exideuil (2), comte de Talleyrand, ambassadeur en Russie en 1634, avec un marchand nommé Roussel. J’ai besoin et intérêt de tirer cette fable au clair. Vous avez un dépôt des affaires étrangères depuis 1601. M. le comte de Choiseul daignera-t-il m’aider ?
J’attends l’Espagne, je ne rêve qu’à l’Espagne. Je baise les ailes aux anges.
1 – Dans Zulime. (G.A.)
2 – Voyez l’Histoire de Russie, partie première, ch. II. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, le 15 Décembre 1761.
Vous avez raison, monseigneur, vous avez raison ; il faut absolument que Cassandre soit innocent de l’empoisonnement d’Alexandre, et qu’il soit bien évident qu’il n’a frappé Statira que pour défendre son père : il doit intéresser, et il n’intéresserait pas s’il était coupable de ces crimes qui inspirent l’horreur et le mépris. Je suis de votre avis dans tout ce que vous dites, excepté dans la critique du poignard qu’on jette au nez d’Antigone : ce drôle-là ne le ramassera pas, quelque sot qu’il soit. Ce n’est pas un homme à se tuer pour des filles et d’ailleurs tant de prêtres, tant de religieuses et d’initiés se mettront entre eux, que je le défierais de se tuer. Je remercie vivement, tendrement, votre éminence Savez-vous bien que j’ai passé la nuit à faire usage de toutes vos remarques ? Il me paraît que vous ne vous souciez guère des grands mystères et des initiations. Cela n’est pas bien. Statira religieuse, Cassandre qui se confesse, tout cela me paraît fait pour la multitude. Le spectacle est auguste, et fournit des idées neuves : tout cela nous amusera sur notre petit théâtre. Je voudrais jouer devant votre éminence, recreatus prœsentia. Que vous êtes aimable de vous amuser des arts ! vous devez au moins les juger, après avoir fait de si jolies choses quand vous n’aviez rien à faire. Je vois par vos remarques que vous ne nous avez pas tout à fait abandonnés. Mon avis est que vous vous mettiez tout de bon à cultiver vos grands talents. Le cardinal Passionei disait qu’il n’y avait que lui qui eût de l’esprit dans le sacré-collège. Vous n’aviez pas encore le chapeau dans ce temps-là. Je tiens que votre éminence a plus d’esprit et de talent que lui, sans aucune comparaison. Je voudrais savoir si vous faites quelque chose, ou si vous continuez de lire. Je ne demande pas indiscrètement ce que vous faites, mais si vous faites. Le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à Luçon. Dieu vous préservera de cette belle occupation. Je voudrais encore savoir si vous êtes heureux, car je veux qu’on le soit malgré les gens. Votre éminence dira : Voilà un bavard bien curieux ; mais ce n’est pas curiosité, cela m’importe ; je veux absolument qu’on soit heureux dans la retraite.
Vous m’avez permis de vous envoyer dans quelque temps des remarques sur Corneille ; vous en aurez, et je suis persuadé que ce sera un amusement pour vous de corriger, retrancher, ajouter. Vous rendriez un très grand servie aux lettres. Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-on de mieux à faire, et quelles sottises de toutes les espèces on fait à Paris ! Je ne reverrai jamais ce Paris ; on y perd son temps, l’esprit s’y dissipe, les idées s’y dispersent : on n’y est point à soi. Je ne suis heureux que depuis que je suis à moi-même : mais je le serais encore davantage, si je pouvais vous faire ma cour. Cependant, je suis bien vieux. Vale. Monseigneur, au pied de la lettre,
Gratia, fama, valetudo………
HOR., lib. I, ep IV.
On m’a envoyé les Chevaux et les Ânes (1) : voulez-vous que je les envoie à votre éminence ?
1 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Décembre 1761.
Ils diront, ces anges : Il n’y a pas de patience d’ange qui puisse y tenir ; nous avons là un dévot insupportable. Renvoyez-moi donc votre exemplaire, et prenez celui-là. Je ne sais plus qu’y faire, mes tutélaires ; je suis à bout, excédé, rebuté, sur l’ouvrage ; mais, croyez-moi, le succès est dans le fond du sujet. S’il est intéressant, il ne peut pas l’être médiocrement ; s’il n’y a point d’intérêt, rien ne peut l’embellir.
La tête me fend ; et si Cassandre ne vous plaît pas, vous me fendez le cœur.
L’imagination n’a pas encore dit son dernier mot sur cette pièce ; la bonne femme est capricieuse, et ne répond jamais de ce qui lui passera pas la tête. Si quelque embellissement se présente à elle, elle ne le manquera pas. Mes anges aiment Zulime ; je ne saurais m’en fâcher contre eux ; mais assurément ils doivent aimer mieux Cassandre.
Mais que dirons-nous de notre philosophe de vingt-quatre ans (1) ? comment fera-t-il avec une personne dont il faudra finir l’éducation ? comment s’accommodera-t-il d’être mari, précepteur, et solitaire ? On se charge quelquefois de fardeaux difficiles à porter ; c’est son affaire : il aura Cornélie-Chiffon quand il voudra.
Nous venons de répéter le Droit du Seigneur ; Cornélie-Chiffon jouera Colette comme si elle était élève de mademoiselle Dangeville.
Le petit mémoire touchant l’ambassadeur prétendu de France à la Porte russe (2) est précisément ce qu’il me fallait ; je n’en demande pas davantage, et j’en remercie mes anges bien tendrement. Ils sont exacts, ils sont attentifs. Ils veillent de loin sur leur créature. Je renvoie leur mémoire ou apostillé, ou combattu, ou victorieux, selon que mon humeur m’y a forcé.
Sur ce, je baise leurs ailes avec les plus saints transports.
1 – Colmont de Vaugrenant, fils du commissaire des guerres à Châlon-sur-Saône, se présentait pour épouser mademoiselle Corneille. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 12 Décembre. (G.A.)
à M. de Cideville.
Aux Délices, 20 Décembre 1761.
J’ai peur, mon ancien ami, de ne vous avoir pas remercié de la description du presbytère (1). Je crois que Corneille aurait mieux réussi s’il avait eu votre Launay à peindre ; il lui fallait de beaux sujets. Cinna inspirait mieux que Pertharite.
Ce Corneille m’a coûté tant de soins, il a fallu écrire tant de lettres, envoyer tant de paquets à l’Académie, que je ne sais plus où j’en suis ; la correspondance a pris tout mon temps. Il se pourrait très bien que je ne vous eusse point écrit : si j’ai fait cette faute, pardonnez-la moi.
Nous allons poser bientôt les fondements du petit mausolée que nous élevons à la gloire de votre concitoyen, du père de notre théâtre, de ce théâtre que maître Le Dain, et maître Fleury veulent absolument excommunier ; de ce théâtre qui peut-être est la seule chose qui distingue la France des autres nations ; de ce théâtre dont on adore les actrices qu’ensuite on jette à la voirie, etc.
Enfin mademoiselle Corneille a lu le Cid ; c’est déjà quelque chose. Vous savez que nous l’avons prise au berceau. Nous comptons qu’elle jouera ce printemps Chimène, sur notre théâtre de Ferney ; elle se tire déjà très bien du comique. Il y a de quoi en faire une Dangeville. Elle joue des endroits à faire mourir de rire, et malgré cela elle ne déparera pas le tragique. Sa voix est flexible, harmonieuse et tendre ; il est juste qu’il y ait une actrice dans la maison de Corneille.
Pour madame Denis, c’est bien dommage qu’elle n’exerce pas ce talent plus souvent ; elle est admirable dans quelques rôles ; mais il est plus aisé de bâtir un théâtre que de trouver des acteurs à rassembler. C’est beaucoup d’avoir trouvé quelquefois au pied des Alpes de quoi composer une assez bonne troupe. J’ai pris le parti de me bien amuser sur la fin de ma vie, de faire à la fois les pièces, le théâtre, et les acteurs ; cela fait une vie pleine, pas un moment de perdu.
Dieu a eu pitié de moi, mon cher et ancien ami. Réjouissez-vous tant que vous pourrez ; tout ce qui n’est pas plaisir est pitoyable. Etes-vous à Paris ? êtes-vous à Launay ? en quelque endroit que vous soyez, je vous aime de tout mon cœur.
3 – Voyez la lettre à Cideville du 23 Septembre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
23 Décembre 1761.
C’est pour le coup que nous rirons aux anges. Qu’il arrive de plaisantes choses dans la vie ! comme tout roule ! comme tout s’arrange ! Mes divins anges, si c’est un honnête homme (1), comme il l’est sans doute, puisqu’il s’est adressé à vous, il n’a qu’à venir, son affaire est faite, il se trouvera que son marché sera meilleur qu’il ne croit. Cornélie-Chiffon aura au moins quarante à cinquante mille livres de l’édition de Pierre ; je lui en assure vingt mille ; je lui ai déjà donné une petite rente ; le tout fera un très honnête mariage de province, et le futur aura la meilleure enfant du monde, toujours gaie, toujours douce, et qui saura, si je ne me trompe, gouverner une maison avec noblesse et économie. Nous ne pourrions nous en séparer, madame Denis et moi, qu’avec une extrême douleur ; mais je me flatte que le mari fera sa maison de la nôtre.
Malgré tout cela, il m’est impossible d’aimer Héraclius, je vous l’avoue. Je crois vous avoir cité madame du Châtelet, qui ne pouvait souffrir cette pièce, dans laquelle il n’y a pas un sentiment qui soit vrai, et pas douze vers qui soient bons, et pas un événement qui ne soit forcé. J’ai ce genre-là en horreur ; les Français n’ont point de goût. Est-il possible qu’on applaudisse Héraclius quand on a lu, par exemple, le rôle de Phèdre ? est-ce que les beaux vers ne devraient pas dégoûter des mauvais ? et puis, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’une tragédie qui ne fait pas pleurer ? Mais je commente Corneille : oui, qu’il en remercie sa nièce.
Au reste, le futur doit être convaincu que jamais la future ne fera Héraclius, ni même ne l’entendra ; elle en est extrêmement loin : c’est une bonne enfant. Le futur n’a qu’à venir. Notre embarras sera de bien loger notre nouveau ménage ; car j’ai fait bâtir un petit château où une jeune fille est fort à son aise, et où M. et madame seront un peu à l’étroit. Il serait plaisant que ce capitaine de chevaux fût un philosophe de vingt-quatre ans, qui vînt vivre avec nous, et qui sût rester dans sa chambre ! Enfin j’espère que Dieu bénira cette plaisanterie.
Divins anges, nous serons quatre qui baiserons le bout de vos ailes.
Et le roi d’Espagne ? le roi d’Espagne (2) ?
1 – Colmont de Vaugrenant. (G.A.)
2 – Il s’agit toujours du pacte de famille non publié. (G.A.)