CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 4

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 7 Février 1759.

 

 

SECRETO.

 

 

          Tout est découvert et constaté, mon cher ami, aussi bien que le fameux vol de Genève. C’est un nommé Lervèche, ci-devant précepteur de M. Constat, qui écrivit le libelle. Il l’envoya aussi à Allaman pour le corriger, et à M. de Chavanes, à Vevay, et M de Chavanes méprisa cette ordure. Madame de Brenles doit embrasser notre ami Polier, et ne point juger contre lui. Il est vrai que je l’aime ; mais dans l’Europe il y a trois ou quatre prêtres honnêtes gens que j’aime de tout mon cœur.

 

          Ce n’est point lui qui m’a averti de tout ce tissu d’iniquités et de bassesses ; il a tout ignoré, et ses ennemis se sont cachés de lui. Les mêmes personnes très respectables qui m’ont donné avis de toutes ces horreurs, m’ont averti aussi qu’on imprimait à Lausanne un livre scandaleux, intitulé la Guerre de M. de Voltaire, dans lequel on renouvelle l’affaire de Saurin et celle de Servet, et cent autres horreurs. On en a été instruit à Berne, et très indigné. On a écrit à M. le bailli de Lausanne ; il lui sera très aisé d’arrêter le cours de ces infamies qui peuvent troubler et déshonorer votre ville. Grasset est violemment soupçonné ; mais il y a d’autres imprimeurs. Une visite chez eux, une défense de continuer, une saisie des exemplaires, ne sont pas chose difficile. Vous pourriez très aisément, mon cher ami, accélérer l’effet de la justice et des bontés de M. le bailli, en le pressant d’interposer son autorité, et d’agir vivement dans une affaire où il n’y a pas un moment à perdre ; je vous aurais une obligation qui égalerait la tendre amitié que j’ai pour vous. Je vous demande instamment de m’instruire de tout ce qui se sera passé, et de n’en parler à personne.

 

          Je vous donne avis que madame Denis ne sait rien de tout cela, et que je n’en ai écrit à âme qui vive à Lausanne, excepté à M. de Tscharner.

 

          Mille tendres respects à madame votre femme. Je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Au château de Tournay, 7 Février.

 

 

          Mon ancien ami, on peut, dans une séance académique, reprocher à l’auteur du livre intitulé De l’Esprit, que l’ouvrage ne répond point au titre ; que des chapitres sur le despotisme sont étrangers au sujet ; qu’on prouve avec emphase quelquefois des vérités rebattues, et que ce qui est neuf n’est pas toujours vrai ; que c’est outrager l’humanité de mettre sur la même ligne l’orgueil, l’ambition, l’avarice, et l’amitié ; qu’il y a beaucoup de citations fausses, trop de contes puérils, un mélange du style poétique et boursouflé avec le langage de la philosophie, peu d’ordre, beaucoup de confusion, une affectation révoltante de louer de mauvais ouvrages, un air de décision plus révoltant encore, etc., etc. On devrait aussi, dans la même séance, avouer que le livre est plein de morceaux excellents.

 

          Mais on ne peut voir sans indignation qu’on persécute, avec cet acharnement continu, un livre que cette persécution seule peut rendre dangereux, en faisant rechercher au lecteur le venin caché qu’on y suppose. On dit que cette vexation odieuse est le fruit de l’intrigue des jésuites, qui ont voulu aller par Helvétius à Diderot. J’estime beaucoup ces deux hommes, et les indignités qu’ils éprouvent me les rendent infiniment chers.

 

          Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président géomètre, métaphysicien, mécanicien, théologien, poète, grammairien, médecin, apothicaire, musicien, comédien, qui est à la tête des juges de l’Encyclopédie. Il me semble que je vois l’inquisition condamner Galilée. L’esprit de vertige est bien répandu dans votre pauvre ville de Paris.

 

          Quelle pitié de fourrer dans leurs caquets (1) un poème sur la Religion naturelle ! Les gens un peu instruits savent qu’il y a un poème sur la Loi naturelle, dans un recueil d’ouvrages assez connus (2) ; et que le poème tronqué de la Religion naturelle est une mauvaise brochure dans laquelle l’auteur est estropié. Mais l’auteur ne s’en soucie guère, et sait ce qu’il doit penser des sots et des fous. Il y a longtemps que j’ai mis entre eux et moi un fil long de plus d’une brasse.

 

          Quand vous serez démontmorencié (3), vous feriez bien de venir philosopher, avant ma mort, dans mes retraites. Il vaut mieux vivre avec ses amis que d’aller, jusqu’au tombeau, de gîte en gîte, et de protection en protection. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – L’arrêt du parlement du 6 Février contre le livre de l’Esprit frappe aussi le Poème de la Loi naturelle, et l’Encyclopédie, et la Philosophie du bon sens, etc. (G.A.)

 

2 – Les Œuvres de Voltaire, publiées par les Cramer. (G.A.)

 

3 – Thieriot était encore chez le comte de Montmorency qu’il allait quitter pour le marquis de Paulmy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Ferney, 8 Février 1759.

 

 

          Mon cher ami, nos lettres se sont croisées. Moi, renoncer à Lausanne, parce qu’un fripon génevois, M. Grasset, présenté au pape, a mérité le carcan ! Moi, renoncer à vous qui m’avez fait Suisse ! Je ne suis pas capable d’une telle inconstance ; je serais surtout très ingrat, si je prenais pour vous quitter le temps où l’on m’accable de bontés. Je méprise si souverainement toutes ces misères, que je n’ai jamais lu le Mercure suisse, où l’on avait fourré tant de rapsodies sur Calvin, Servet, et moi. Mais qu’on fasse un beau recueil (1) en forme, à Lausanne, sous mon nom ; mais que, dans ce recueil, il y ait des choses dangereuses sur la religion et sur le roi de Prusse, c’est un attentat qu’il faut réprimer ; et j’aurai toute ma vie la plus profonde reconnaissance pour le gouvernement de Berne, qui a daigné m’honorer d’une si prompte justice, et pour vous en vérité, mon cher ami, qui m’avez marqué dans cette petite affaire une affection si courageuse. Je vous supplie de présenter mes très humbles remerciements à M. le bailli ; je ne doute pas qu’il n’ait étouffé jusqu’aux moindres traces de la friponnerie de ce Grasset. Ce misérable était destiné à me faire du mal. C’est par lui seul que le prétendu poème de la Pucelle parut dans le monde, rempli de platitudes et d’horreurs. Chassé de Genève pour avoir volé, il a trouvé grâce devant le pape et devant Bousquet, et l’on me dit que Bousquet avait enfin reconnu le caractère du maraud. J’espère revoir bientôt votre ville purgée de ce monstre, et y retrouver les charmes de votre société. Soyez sûr que mes petits ermitages, appelés châteaux, n’auront point la préférence sur la ville de Lausanne, à qui je dois mes jours les plus heureux.

 

          Je ne sais ce que c’est que ces prétendues Lettres imprimées par ce fou de de Neaulme ; mais je ne m’embarrasse guère des sottises qu’on fait dans les pays où je ne suis pas. J’étais fâché d’être honni dans la ville de Lausanne où j’aime à vivre, et à vivre avec vous. Vale.

 

 

1 – La Guerre littéraire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chauvelin.

 

Aux Délices, route de Genève, 9 Février (1).

 

 

          Vous pardonnerez, monsieur, à un ignorant cette seconde requête. Je pourrais dire qu’il est inouï qu’on demande le centième denier d’une chose qui ne le doit pas, avant même qu’on soit en possession. Mais il n’y a rien d’inouï : il y a seulement des choses un peu rares. Je mets de ce nombre votre équité et les bontés dont vous avez toujours honoré le vieux Suisse V., qui vous sera toujours attaché avec un tendre respect.

 

 

REQUÊTE. – Le sieur de Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, étant mieux informé, représente que non seulement il ne doit pas le centième denier pour la promesse par lui faite au sieur président de Brosses d’employer douze mille livres à sa propre volonté et convenance, dans trois ans, en réparations au château de Tournay, mais qu’il ne doit pas non plus le centième denier pour le bail à vie fait avec ledit sieur président, attendu qu’un bail à vie n’est point une mutation et une translation de propriété ; qu’ainsi le sieur Girard, receveur ou directeur de la ferme du domaine à Dijon, n’est pas recevable dans l’évaluation qu’il fait ; ledit Girard abusant d’autant plus de son emploi, qu’il demande ce paiement injuste avant même que le complaignant soit en possession de la terre dont il ne doit jouir que le 22 Février.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

10 Février 1759.

 

 

          Vous connaissez peut-être les nouvelles ci-jointes, mon cher ami. J’envoie aux seigneurs curateurs un Mémoire accompagné du certificat du décret de prise de corps contre Grasset, convaincu de vol à Genève.

 

          Le libelle est saisi et défendu à Genève. Je sais que ce fatras est très ennuyeux ; mais un fripon n’en est pas moins punissable, parce qu’il est un sot. Je vous prie de voir le Mémoire envoyé aux seigneurs curateurs, dont un double a été dépêché à l’Académie de Lausanne. Je le supprime ici pour ne pas grossir le paquet.

 

          Je vous conjure de dire à M. de Freudenreich que mon cœur est pénétré de respect, d’estime et de reconnaissance pour lui au-delà de toute expression. Mes sentiments pour vous sont les mêmes. V.

 

          Les chefs de la conspiration contre le roi de Portugal ont été exécutés. Le duc d’Aveïro, avant de mourir, a déclaré que c’étaient les jésuites qui l’avaient encouragé à l’assassinat du roi. Ils lui ont dit que non seulement il ne commettait pas un crime, mais qu’il faisait une action méritoire. Ils ont fait des neuvaines avec l’exposition du saint sacrement pour le succès de l’assassinat.

 

          Les auteurs de ces conseils sont, suivant la déposition du duc d’Aveïro, un jésuite italien, un du Brésil, le Père provincial, les anciens confesseurs du roi et de la famille royale, le père Mathos et le père Irance, tous cordons bleus de l’ordre. Ils sont actuellement dans les fers, au nombre de neuf. Voilà les nouvelles du 5 de Paris, et copiées sur la traduction portugaise, pour le roi de France.

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin. (1)

 

 

 

          Comment se porte mon cher malade ?

 

          Je le supplie de faire tenir ma lettre à M. Saladin. J’ai en main le libelle saisi à Lausanne. Les scolarques l’ont arrêté chez le libraire à Genève. Le professeur Vernet y est déclaré l’auteur de pièces scandaleuses contre moi. Il est de son intérêt et de celui de la paix de prévenir une querelle funeste : la paix est préférable à tout. M. Saladin doit savoir que j’ai en main les lettres de Vernet qui peuvent le confondre, et Vernet doit savoir qu’étant mon vassal, il est exposé à être mortifié tous les jours. La paix encore une fois ! C’est une œuvre digne du médecin des corps et des âmes, en un mot, de mon cher Tronchin.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Il faudrait peut-être faire précéder ce billet et le suivant de deux autres billets en date du 10 Février, que nous avons classés à l’année 1757. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin.

 

 

 

          Cette déclaration que je propose à Vernet de signer me paraît bien honnête, mon cher grand homme. Je lui offre une éponge pour le débarbouiller, et un croc pour le tirer de la boue. J’envoie copie à M. Saladin ; si vous m’approuvez, agissez.

 

          Quelle nouvelle des Jésuites portugais ? – Tuus V.

 

 

 

DÉCLARATION.

 

 

 

          Nous désapprouvons tous ici, et moi particulièrement, la brochure anonyme intitulée Guerre littéraire, dont les exemplaires ont été saisis par MM. les scolarques, dès qu’ils sont arrivés. Je suis surtout très fâché de voir mon nom mêlé dans cette brochure en plusieurs endroits. Je déclare qu’il est faux que j’aie jamais eu le moindre démêlé avec M. de Voltaire mon voisin, pour qui j’ai les plus grands égards, et dont je n’ai jamais reçu que des politesses.

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 12 Février 1759.

 

 

          Votre zèle pour vos amis, monsieur, pour l’honnêteté publique, et pour le maintien du bon ordre, triomphera sans doute de l’aveuglement et de la méprise de ceux qui veulent protéger un voleur qui imprime des libelles. Les magistrats de Genève agissent de leur côté ; il est à croire que ceux de Lausanne, et l’Académie, ne souffriront pas que leur ville soit déshonorée par un infâme et par des infamies. Je mande à peu près les mêmes choses à M. de Seigneux (1), confrère dans l’Académie de Marseille, et j’ajoute que je suis un peu plus utile à la ville de Lausanne que Grasset ; que j’y faisais plus de dépense que quatre Anglais ; qu’un notaire de Lausanne avait rédigé mon testament, par lequel je faisais des legs à l’école de charité, à la bibliothèque, à plusieurs personnes, et que la petite rage du bel esprit et de la typographie ne doit pas faire sacrifier la probité et les bienséances.

 

          Les seules annotations que j’aie faites sur le libelle de Grasset, et que j’envoie à l’Académie, suffisent pour faire sentir quelle est l’insolence du libelle. Je vous prie, mon cher ami, de présenter mes tendres et respectueux remerciements à M. le bailli de Lausanne. Il me paraît que vous avez à présent dans votre ville un fou et un fripon à juger.

 

          Je vous embrasse tendrement ; mille respects à madame de Brenles, et triomphez des sots, il y en a plus que de fous.

 

 

1 – De Seigneux de Correvon, mort en 1776. (G.A.)

 

 

 

 

1759 - Partie 4

 

 

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