CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 3
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à Madame la Margrave de Bade-Dourlach.
Aux Délices, 2 Février 1759.
Madame, la lettre (1) dont votre altesse sérénissime m’honore est un bienfait nouveau qui me remplit de reconnaissance, et un nouveau charme qui m’attache à elle. Vos pastels, madame, votre plume, vos bontés, vous font des sujets ou plutôt des esclaves dans un pays libre.
Tout me plaît en vous, tout me touche ;
Parlez, belle princesse, écrivez ou peignez ;
Les Grâces, par qui vous régnez,
Ou conduisent vos mains, ou sont sur votre bouche.
J’ai une bien forte tentation, madame, de quitter dans les beaux jours de l’été mes petits ermitages, mes petits châteaux ou chaumières, pour venir me mettre aux pieds de vos altesses sérénissimes, dans le palais du meilleur goût que j’aie jamais vu. Je quitterai mes épinards et mon persil pour vos trois mille plantes de l’Asie et de l’Afrique ; mes petits bois pour votre immense forêt (2) de Dodone ; mes lièvres pour vos chevreuils ; enfin ma liberté pour les belles chaînes dont vous enchaînez tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher.
J’ai perdu dans madame la margrave de Bareuth une princesse qui m’honora toujours d’une bonté inaltérable ; je retrouve en vous, madame, son esprit, ses talents, et ses grâces, et tout cela est très embelli ; je voudrais mériter d’y retrouver la même bienveillance.
Fasse le ciel que le Saint-Empire romain, qui est sens dessus-dessous depuis trois ans, puisse être aussi tranquille, l’été prochain, qu’on l’est dans le beau séjour du Repos de Charles (3) ! Le midi de l’Allemagne est bien heureux ; il ne ressent point des horreurs de la guerre, et il vous possède. On attend la mort du roi d’Espagne pour troubler le reste de l’Europe. Milord Maréchal pour troubler le reste de l’Europe. Milord Maréchal, ou M. Keith, gouverneur de Neuchâtel, vient de passer par nos Alpes, pour aller négocier en Italie ; on dit que ce n’est pas pour la pacification générale. Mais, madame, pourquoi vous parler de nouvelles ? il est plus doux de s’entretenir de monseigneur le margrave (4) et de vous. Je suis avec le plus profond respect, madame, de votre altesse sérénissime, etc.
Elle pardonnera à un pauvre malade qui ne saurait écrire de sa main.
1 – En date du 17 Janvier. (G.A.)
2 – De Hartwald. (G.A.)
3 – Carlsruhe. (G.A.)
4 – Charles-Frédéric. (G.A.)
à Madame du Boccage.
Aux Délices, 2 Février 1759.
Qui les a faits, ces vers doux et coulants,
Qui comme vous ont le talent de plaire ?
Pour moi, j’ai dit en voyant ces enfants :
A leurs attraits je reconnais leur mère.
Quoi ! vous louez ma retraite, mes goûts,
Les agréments de mon séjour champêtre !
Vous prétendez que, même loin de vous,
Je suis heureux, et sage aussi peut-être.
Il est bien vrai que la félicité
Devrait loger sous l’humble toit du sage.
Je la cherchai dans mon doux ermitage ;
Elle y passa ; mais vous l’avez quitté.
Ou les vers en té et en age, que j’ai reçus de Paris, sont de vous, madame, ou il y a quelqu’un qui vous ressemble et qui vous vaut bien. Pardonnez-moi si je vous ai soupçonnée sans hésiter. J’ai cru reconnaître votre écriture, et j’ai la vanité de croire que je ne me méprends pas à votre style ; ce n’est point un jugement téméraire d’accuser les gens des actions qu’ils sont accoutumés de commettre.
Je ne trouve rien à dire contre ma retraite, sinon que vous habitez Paris. Je suis comme le renard sans queue qui voulait ôter la queue de ses camarades.
Je voudrais que les personnes à grands talents me justifiassent, moi qui ai pris le parti de me retirer parce que je n’en ai que de petits. Je vois qu’en général petits et grands ne trouvent guère que des jaloux et de très mauvais juges. Il me paraît que les grâces et le bon goût sont bannis de France, et ont cédé la place à la métaphysique embrouillée, à la politique des cerveaux creux, à des discussions énormes sur les finances, sur le commerce, sur la population, qui ne mettront jamais dans l’Etat ni un écu ni un homme de plus. Le génie français est perdu ; il veut devenir anglais, hollandais, et allemand. Nous sommes des singes qui avons renoncé à nos jolies gambades, pour imiter mal les bœufs et les ours. La Tocane et la Goutte de Chaulieu, qui ne contiennent que deux pages, valaient cent fois mieux que tous les volumes dont on nous accable. On croit être solide, on n’est que lourd et lourdement chimérique.
Est-il vrai, madame, que le parlement (1) fait brûler le livre de l’Esprit ? Passe encore pour des mandements d’évêque ; mais de gros in-4° scientifiques ! Sont-ce là des procès à juger dans la cour des pairs ?
M. de Cideville est-il à Paris ? Je lui ai écrit dans sa rue de Saint-Pierre ; peut-être n’y est-il plus. Voyez-vous souvent le grand abbé du Resnel ? Ces deux messieurs me paraissent à moitié sages ils passent six mois au moins hors de Paris.
Pardon, madame ; non, ils ne sont point sages du tout, ni moi non plus ; ils vous quittent six mois, et moi pour toujours ! Daignez m’écrire, si vous voulez que je ne sois pas à plaindre.
Pardonnez, madame, à un malingre, s’il n’a pas l’honneur de vous écrire de sa main ; son corps est faible, mais son cœur est rempli pour vous des sentiments les plus vifs d’estime et d’attachement. Il en dit autant à M. du Boccage.
1 – Omer Joly de Fleury avait requis le 29 Janvier. (G.A.)
à M. Colini.
Aux Délices, 2 Février 1759.
Si vous voulez entreprendre et suivre l’affaire de la restitution de vos effets, mon cher Colini, il faut du courage et patience, et vous en viendrez à bout. Il est nécessaire que vous alliez à Francfort, dussiez-vous y aller en pèlerin. M. de Sauer doit vous aider ; je vous ferai toucher quelque argent à Francfort ; vous aurez des lettres de recommandation pour Vienne, et madame de Bentinck pourra vous y être utile. Il n’est point étonnant que vous ayez attendu le moment favorable qui se présente (1). Vos anciennes protestations subsistent. Votre petite cassette, où étaient vos effets, était dans une des malles dont on s’empara. Vous pouvez me citer, j’agirai en temps et lieu. Il est certain qu’un homme qui s’est emparé des malles et effets d’un voyageur, sans faire d’inventaire et sans forme juridique, est tenu de rendre tout ce qu’on lui redemande. Il n’est question que d’aller secrètement à Francfort avec des lettres de recommandation, et de bien songer que, quand on a fortement résolu de réussir, il est rare qu’on échoue. Il faut discrétion, protection, courage, patience, et vous avez tout cela.
1 – Les troupes françaises occupaient Francfort. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 2 Février 1759.
Comment va votre santé, madame ? comment vous trouvez-vous du plus doux des hivers ? Connaissez-vous milord Maréchal, ancien conjuré anglais, ancien réfugié en Espagne, aujourd’hui gouverneur ad honores de la petite principauté de Neuchâtel ? Il passa hier par Genève pour aller, de la part du roi son maître prussien, allumer, s’il le peut, quelques flambeaux de la discorde dans l’Italie. S’il ne sert que suivant l’argent que son maître lui donne, il fera une besogne bien médiocre. Les nouvellistes du pays que j’habite, qui ont des correspondances dans toute l’Europe, disent toujours que la conspiration du Portugal n’est que la suite des amours du roi et de la jalousie d’un homme du vieux temps, qui a trouvé mauvais d’être c…. Vous voyez, mesdames, que, depuis Hélène, vous êtes la cause des plus grands événements ; mais les jésuites vous disputent votre gloire. Ils se sont mêlés de cette affaire, qui ne les regardait pas. De quoi s’avisent-ils d’entrer dans la vengeance de la mort d’une femme ? Ils disent pour raison qu’ils étaient depuis longtemps en possession d’assassiner, et qu’ils n’ont pas voulu laisser perdre leurs privilèges. La mort prochaine du roi d’Espagne, les attentats contre les têtes couronnées, les amis du roi de Suède, mourant par la main du bourreau (1), l’Allemagne nageant dans le sang, forment un tableau horrible. Cependant on ne songe à rien de tout cela dans Paris. On y est toujours aussi fou qu’auparavant, toujours se plaignant, toujours riant, toujours criant misère, et plongé dans le luxe ; et moi, madame, toujours vous aimant avec le plus tendre respect.
1 – Affaire Horn. (G.A.)
à M. de Chauvelin (1)
Aux Délices, route de Genève, 3 Février (2).
Vous allez être étonné, monsieur, qu’au lieu de vous demander des lumières sur des objets de littérature, selon mon ancien usage, je me borne à vous demander votre protection sur le centième denier. J’ai commencé à être honteux sur la fin de ma vie de l’avoir employée à barbouiller du papier.
On prétend que les Chinois et les Indous disent à Dieu en mourant : « Tu n’as rien à me reprocher : j’ai fait des enfants, bâti des maisons et planté des arbres. » Je ne sais pas bien exactement, monsieur, si j’ai rempli le premier devoir ; mais je me vois au moins deux tiers d’Indou et de Chinois : je plante et je bâtis. Je fais plus, je laboure, et je crois que l’invention du semoir est très utile à l’Etat. Mais, en mettant beaucoup de deniers dans ces opérations, je ne pense pas que je doive le centième denier exigé par M. Girard (3). Je crois que M. Girard n’est ni un homme de génie, ni un homme de bonne compagnie. C’est ce qui fait, monsieur, que je m’adresse à vous de préférence à lui. Je vous crois d’ailleurs beaucoup plus juste qu’un Girard. Je n’ai pas l’honneur de vous écrire de ma main, et vous pardonnerez cette insolence à un vieux malade ; mais tant que les facultés de sentir et de penser me resteront, je vous serai toujours attaché avec le plus tendre respect.
1 – Intendant des finances. (G.A.)
2 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
3 – Directeur du domaine. (G.A.)
à M. Bertrand.
Aux Délices, 6 Février 1759.
Je vous remercie bien tendrement, mon cher ami, de tous vos soins obligeants. Premièrement, le fripon dont vous me parlez (1) est très connu à Genève, d’où il a été chassé. Il avait volé des Cramer, et son procès criminel existe encore.
A l’égard de MM. les curateurs de l’Académie de Lausanne, je ne sais si je dois leur écrire, m’étant déjà adressé à M. de Freudenreich, et craignant de paraître douter de ses bontés et de son crédit. M. de Freudenreich a eu la bonté d’écrire à M. le bailli de Lausanne ; je vous serais bien obligé de me mander s’il y a quelque chose de nouveau à faire.
Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous supplie de dire à M. et à madame de Freudenreich qu’il n’y a personne sur la terre qui leur soit plus attaché que moi.
1 – Grasset (G.A.)