CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
à M. Thieriot.
15 Décembre.
Vous ne vous plaindrez pas cette fois-ci, mon cher et ancien ami, que j’épargne les ports de lettres. J’ai peur qu’il ne soit ridicule de parler de comédie dans le temps qu’il n’est question que de culs noirs, de bourses vides, de flottes dispersées, et de malheurs en tout genre sur terre et sur mer. L’espérance de la paix est dans le fond de la boite de Pandore ; mais, pendant que tout l’Etat souffre, il se trouve toujours des gredins qui impriment, des oisifs qui lisent, et des Fréron qui mordent. Je vous prie de m’envoyer, par M. Bouret ou par quelque autre contre-signeur, la Femme qui a raison, et la Malsemaine (1) dans laquelle Fréron répand son venin de crapaud.
On m’a envoyé la magnifique édition de l’Ecclésiaste ; elle est imprimée au Louvre (2), avec mon portrait à la tête ; mais il y a beaucoup de fautes, et le texte manque au bas des pages. Il en paraîtra une belle édition approuvée par le pape. Il faut apprendre à de petits esprits insolents (3), qui abusent de leurs places, à quel point on doit les mépriser, et à quel point on peut les confondre. On reviendrait à Paris leur marquer tout le dédain qu’on leur doit, si on n’aimait pas mieux être chez soi libre et tranquille.
Sed nil dulcius est bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Respicere unde queas alios, passimque videre
Errare, atque viam palantes quærere vitæ.
LUCR., lib. II.
1 – L’Année littéraire, Journal de Fréron. (G.A.)
2 – Par ordre de la Pompadour. (G.A.)
3 – Tels que l’avocat-général Omer de Fleury, qui avait requis contre le Précis des cantiques, et l’abbé Terray qui avait été chargé du rapport de l’affaire. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 16 Décembre.
Calfeutrez-vous, chauffez-vous bien, madame ; digérez ; jouissez de la société d’une amie charmante, et de la considération personnelle qui doit rendre votre vie agréable. On abrège ses jours dans le tracas des cours ; on les prolonge et on les rend sereins dans la retraite. Si je suis en vie, j’en ai l’obligation à ma campagne. J’ai acheté deux terres belles et bonnes auprès de mes Délices, par reconnaissance du bien que m’a fait la vie champêtre. J’ai trois ports contre tous les naufrages ; c’est là que je plains les folies barbares de ceux qui s’égorgent pour des rois. J’y ris de la folie ridicule des courtisans, et du changement continuel de scènes dans une très mauvaise pièce. Les vers que vous m’envoyez ne donnent point envie de rire ; ils disent des vérités bien tristes ; Il faut s’attendre à peu de gloire et peu d’argent. Passe pour le premier point. Le duc (1) de Lauraguais renonce à la gloire, et garde son argent ; mais la France perd le sien. Bonsoir, et mille respects.
1 – Père du comte de ce nom. (G.A.)
à M. Colini.
Aux Délices, 16 Décembre.
Gli auguro un felice viaggio, o più tosto una stabile dimora. Ecco due lettere, l’una per l’altezza (1), l’altra per’ Pierron, scritte ambedue colla medesima premura. Intanto sappia che l’amo l’amero sempre.
1 – L’électeur palatin. On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. Pierron.
Aux Délices, 17 Décembre.
Mon cher ami, je vous envoie mon précurseur. Mon régime, malgré toutes mes incommodités, me mettra, l’été qui vient, en état d’aller vous remercier de toutes les marques d’amitié qu’il a reçues de vous. Je prends sur moi le bien que vous lui faites, et je partage sa reconnaissance. Vous aurez en lui un homme très attaché. Plus vous le connaîtrez, plus vous verrez combien il mérite votre bienveillance. Je lui ai donné une lettre pour son altesse électorale ; je me flatte que vous lui procurerez l’honneur de la présenter. Il ne veut avoir d’obligation qu’à vous. Je vous prie de présenter mes respects à M. le baron de Beckers (1) et à tous ceux qui voudront bien se souvenir de moi dans votre aimable cour.
1 – Contrôleur-général de l’électeur. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
17 Décembre (1).
Je commence à espérer la paix ; et je pense que cet événement si désirable est ou sera la suite de ce que je vous mandai il y a quelque temps. Mais je crois qu’il faudra bien du temps pour rétablir la circulation et la confiance.
Ne soupçonnez-vous pas que M. Silhouette voulait faire rendre gorge à certains financiers, et que ceux-ci l’ont culbuté ? Il allait trop vite, il effarouchait ; peut-être de bonnes intentions trop précipitées l’ont perdu. (2).
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire voit juste. (G.A.)
à M. Bertrand.
18 Décembre.
Je m’intéresse bien vivement, mon cher monsieur, à tout ce qui peut toucher madame de Freudenreich ; je crains de ne pas assez ménager sa douleur, en lui écrivant une de ces lettres de condoléance qui ne sont, comme dit La Fontaine (1), que des surcroîts d’affliction. J’ai pris le parti d’adresser ma lettre à M. de Freudenreich. Je reconnais bien votre amitié à la part que vous m’avez faite de ce qui regarde une famille qui me sera toujours respectable et bien chère.
Je vous plains si vous avez mis quelque chose sur les fonds publics de France ; il n’y a pas d’apparence que nos pertes immenses soient sitôt réparées. J’ai embarqué comme vous une grande partie de ma fortune sur ce frêle vaisseau de la foi publique ; mais il ne faut jamais songer à ce qu’on a perdu, il faut penser à bien employer ce qui reste.
S’il est vrai qu’un corps prussien de huit mille hommes ait été battu (2) par les Autrichiens, et que le maréchal de Daun se soit ouvert les chemins de Berlin, je tiens le roi de Prusse plus à plaindre que vous et moi.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Livre VIII, fab. XIV. (G.A.)
2 – Près de Meissen, sur la rive droite de l’Elbe. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Décembre 1759.
Ma dernière lettre (1) était déjà partie, et mon cœur avait prévenu le vôtre, mon respectable ami, avant que je reçusse les dernières marques de votre amitié et de votre confiance. Vous me confirmez tout ce que j’avais imaginé, votre douleur raisonnable, et les consolations de M. le duc de Choiseul. Il me semble que sa belle âme était faite pour la vôtre. En qui peut-il mieux placer sa confiance qu’en vous ? n’y a-t-il pas de la modestie à lui à penser que c’est le ministère d’Angleterre qui jette les premiers fondements de la paix ? mais n’y a-t-il pas aussi un peu d’insolence à moi à penser que je crois savoir que c’est M. le duc de Choiseul lui-même qui a tout préparé, et que c’est sur une de ses lettres, envoyée certainement à Londres, que M. Pitt s’est déterminé ? M. le duc de Choiseul lui-même ne m’ôterait pas de la tête qu’il est le premier auteur de la paix que toute l’Europe, excepté Marie-Thérèse, attend avec empressement. Cependant si Luc pouvait être puni avant cette heureuse paix ! si, le chemin de la Lusace et de Berlin était ouvert par le dernier avantage du général Beck, quelque Haddick (2) pouvait aller visiter Berlin ! Vous voyez, divin ange, que, dans la tragédie, je veux toujours que le crime soit puni.
On parle d’une grande bataille donnée le 6 entre Luc et l’homme à la toque bénite (3) ; on la dit bien meurtrière. Trois lettres en parlent ; il n’y a peut-être pas un mot de vrai ; nous ne le saurons que dans deux jours. Je m’intéresse bien vivement à cette pièce. Dès que les Autrichiens ont un avantage, M. le comte de Kaunitz (4) dit à madame de Bentinck : Ecrivez vite cela à notre ami. Dès que Luc a le moindre succès, il me mande : J’ai frotté les oppresseurs du genre humain. Cher ange, dans ces horreurs, je suis le seul qui aie de quoi rire ; cependant je ne ris point, et cela à cause des culs noirs, des annuités, des loteries, et de Pondichéry : car sempre temo per Pondichéry.
Pour nos Chevaliers, ils sont à vos ordres. Il faudra s’attendre aux insultes de ce polisson de Fréron, aux cris de la canaille. Je me préparerai à tout, en faisant mes Pâques dans ma paroisse ; je veux me donner ce petit plaisir en digne seigneur châtelain. Et ce M. d’Espagnac ! quel homme ! quel grand chambrier ! quel minutieux seigneur ! il ne finira donc jamais ? Mais à propos, je vous prépare des gantelets, des gages de bataille pour Pâques. Et pourquoi ne pas jouer Rome sauvée sur votre vaste théâtre cet hiver ? pourquoi ne pas entendre les cris de Clytemnestre (5) ? ne faut-il rien hasarder ? Mille tendres respects à madame Scaliger.
1 – Celle du 11 Décembre. (G.A.)
2 – Qui, en 1757, était entré à Berlin avec quatre mille hommes. (G.A.)
3 – Daun. Il n’y avait pas eu de grande bataille. (G.A.)
4 – Plus tard prince de Kaunitz. (G.A.)
5 – Dans Oreste. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 25 Décembre, et n’a pu partir que le 29 (1).
Madame, j’ai reçu la lettre par laquelle votre altesse sérénissime daigne m’instruire que mademoiselle Pestris approuve mes démarches auprès de son banquier. Je crois qu’il ne tient qu’à lui de s’accommoder avec ses créanciers (2). Il m’a écrit par un correspondant. J’avoue, madame, que je ne m’entends point du tout à ces sortes d’affaires. Je ne fais que rapporter des paroles avec simplicité et fidélité, pour le bien de deux ou trois familles. Je sais que je ne suis qu’un pauvre laboureur qui cultive en paix quelques arpents, et qui est fort heureux de manger les fruits de ses terres. Les affaires de finance me sont aussi étrangères que celles de la guerre. J’ai actuellement environ deux lieues de pays à gouverner, et je ne conçois pas comment on en peut gouverner davantage par soi-même. Mais il me semble que si les hommes étaient moins fous et moins méchants qu’ils ne sont, chacun cultiverait ses champs sans dévaster ceux de ses voisins.
Je ne manquerai pas, madame, d’envoyer par la première occasion, aux pieds de votre altesse sérénissime, la copie de la nouvelle pièce que nous avons jouée dans un de mes petits hameaux. Grande maîtresse des cœurs, j’implore votre appui ; secourez-moi auprès de madame la duchesse, et si je l’ennuie, obtenez ma grâce.
Je souhaite à vos altesses sérénissimes, pour l’année 1760, l’éloignement de tout housard, de tout pandour et de tout kalmouk, un bonheur tel que vous le méritez, et tous les avantages qui sont dus à votre auguste maison. Le peu d’années que j’ai encore à vivre seront consacrées, madame, à vous témoigner mon profond respect et mon attachement inviolable.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à la duchesse, du 8 Décembre. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 28 Décembre 1759.
Jouissez de la santé, madame, l’année 1760 ; n’ayez point mal aux yeux, comme moi, qui ne peux vous écrire de ma main. Vivez avec votre amie, et avec M. votre fils, tant que vous pourrez ; voyez d’un œil tranquille nos énormes sottises ; mettez à la tontine, et enterrez votre classe. J’ai envoyé un gros paquet à Colini, dans lequel il y a une lettre pour monseigneur l’électeur palatin, et une autre pour le valet de chambre favori (1) ; il devrait l’avoir reçu. Les bontés dont vous l’honorez, madame, me mettent en droit de vous prier de l’en avertir.
On dit qu’on a roué le R.P. Malagrida ; Dieu soit béni ! Vous aviez deux jésuites bien insolents, l’un à Strasbourg, l’autre (2) à Colmar. M. le premier président, votre frère, ménageait ces maroufles. Ne sait-il pas qu’ils sont à présent fort au-dessous des capucins ? Je mourrais content si la paix était faite, et si je voyais les jansénites et les molinistes écrasés les uns par les autres. Mille tendres respects.
1 – Pierron. (G.A.)
2 – Kroust. (G.A.)