CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 26

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe Gotha.

 

Aux Délices, 8 Décembre (1)

 

 

          Madame, j’ai eu l’honneur d’écrire à mademoiselle de Pestris ou Pertris (2), à Gotha, par Nuremberg. J’ai peut-être mal orthographié le nom et celui de madame de Beckolsheim ; mais je me flatte que l’on aura suppléé à l’ignorance d’un pauvre habitant de la Suisse française, et que la lettre aura été rendue. Elle était accompagnée, madame, d’un petit billet d’avis que j’eus l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime, touchant votre banquier de Leipsick (3), et son compte était dans une lettre jointe à ce billet d’avis. Votre altesse sérénissime sait combien les temps sont difficiles. L’argent et les cœurs se resserrent, quand la poudre à canon se dilate ; c’est une expérience de physique qui n’est aujourd’hui que trop commune. J’ai peur d’ailleurs que votre banquier, madame, n’ait eu trop de confiance, et qu’il n’ait perdu le moment de s’accommoder avec ses créanciers (4). Et j’avoue que je crains qu’un jour vous ne souffriez quelque perte de la faillite à laquelle il est exposé. Mais les affaires de votre auguste maison sont si bien réglées, votre prudence et celle de monseigneur le duc les gouverne avec une économie si sage, et en même temps si noble, que vos altesses sérénissimes ne peuvent souffrir beaucoup des malheurs des particuliers. Pour les affaires publiques, je ne sais rien de nouveau depuis la perte qu’on faite les Français de leur vaisselle et de leurs flottes. Voilà de bons catholiques privés de morue pour leur carême et n’ayant plus de castors pour couvrir leurs têtes, qu’on disait légères et qui sont à présent appesanties.

 

          Je ne sais rien de la position du roi de Prusse depuis l’aventure de Maxen. J’ignore s’il est vrai que les Russes rentrent en Silésie ; tout ce que je sais, c’est que je voudrais que la grande maîtresse des cœurs me présentât un matin à votre altesse sérénissime, et mît à ses pieds son courtisan, pénétré du plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Ici commencent les nouvelles négociations de Voltaire pour obtenir la paix. Voyez la lettre de Novembre à d’Argental (seul). On se sert du nom de Pertris ou Pertriset pour correspondre. (G.A.)

 

3 – Frédéric II. (G.A.)

 

4 – Ses ennemis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 9 Décembre 1759.

 

 

          Dès que Colini sera prêt à partir, madame, je lui enverrai assurément une lettre pour l’électeur palatin, dont on prétend que le pays commence à être exposé aux visites des Hanovriens. Il faut avouer que jusqu’ici la France ne sert pas trop bien ses amis. Je n’imiterai pas ce triste exemple ; je servirai Colini de tout mon cœur. Vous me paraissez depuis longtemps, madame, détachée tout à fait de Marie-Thérèse ; les grandes passions s’usent ; celle que vous avez pour le roi de Prusse s’usera de même. Je crois avoir trouvé le secret de n’avoir aucune passion pour tous ces gens-là ; c’est d’être si occupé de mes moutons, de mes bœufs, et de mes blés, que je n’aie pas le temps de m’intéresser aux rois. Je vous assure que la vie pastorale est un beau contraste avec la vie horrible qu’on mène auprès d’eux, sans compter la mort ou la pauvreté qu’on va chercher pour eux. La France a perdu cent mille hommes depuis 3 ans ; et à présent elle n’a pas plus de vaisseaux que de vaisselle. Notre or et notre sang inondent l’Allemagne. Quiconque avait des effets publics est ruiné. Il faut aimer ses moutons quand on en a ; mais si j’avais un Silhouette pour berger, ils mourraient tous de la clavelée.

 

          M. votre fils va-t-il encore se ruiner et hasarder sa vie ? où est-il, madame ? Permettez que je l’assure de mon respectueux attachement, ainsi que votre bonne et fidèle amie. Si vous avez autant de neige que nous, il faudra que le carnage cesse cet hiver. Tâchez d’être heureuse pour vous dépiquer.

 

          Je suis à vos pieds pour ma vie.

 

 

 

 

 

à M. le comte Algarotti.

 

Aix Délices, Décembre 1759.

 

 

          Quando mi capito la vostra gentile epistola, stavo bene, e ne fui allegro tutto il giorno ; ma sono ricaduto, sto male, e i miei armenti, e l’historia, e la poesia, ed ancora voi stesso, cigno di Padova, che cantate adesso sulle sponde del piccol Reno, parvique Bononia Reni.

 

          Vi parlero prima dell’ opera rappresentata nella corte di Parma,

 

 

Che quanto per udita i ove ne parlo ;

Signor, miraste, e feste altrui mirarla.

 

 

          Il vostro Saggio sopra l’Opera in musica fu il fondamento della riforma del regno dei castrati. Il legame delle feste, e dell’ azione a noi Francesi si caro, sarà forse un giono l’inviolabil legge dell’ opera italiana.

 

          Notre quatrième acte de l’opéra de Roland (1), par exemple, est en ce genre un modèle accompli. Rien n’est si agréable, si heureux que cette fête des bergers qui annoncent à Roland son malheur ; ce contraste naturel d’une joie naïve et d’une douleur affreuse est un morceau admirable en tout temps et en tout pays. La musique change, c’est une affaire de goût et de mode ; mais le cœur humain ne change pas. Au reste la musique de Lulli était alors la vôtre ; et pouvait-il, lui qui était un valente buggerone di Firenze, connaître une autre musique que l’italienne ?

 

          Je compte envoyer incessamment à M. Albergati la pièce que j’ai jouée sur mon petit théâtre de Tournay, et qu’il veut bien faire jouer surl e sien, en cas qu’il ne soit point effrayé d’avoir commerce avec une espèce d’hérétique, moitié français, moitié suisse. Je crois, messieurs, que, dans le fond du cœur, vous ne valez pas mieux que nous ; mais vous êtes heureusement contraints de faire votre salut.

 

          M. Albergati m’a mandé qu’il avait vraiment une permission de faire venir des livres. O dio ! ô dii immortales ! Les jacobins avaient-ils quelque intendance sur la bibliothèque d’un sénateur romain ? Yes, good sir, I am free and far more free than all the citizens of Geneva.

 

 

Libertas, quæ, sera, tamen respexit .  .  .  .

 

VIRG., ecl. I.

 

 

Sed non INERTEM. C’est à elle seule qu’il faut dire : Tecum vivere amem, tecum obeam libenter. Cependant j’écris l’histoire du plus despotique bouvier (2) qui ait jamais conduit des bêtes à cornes ; mais il les a changées en hommes. J’ai chez moi, au moment que je vous écris, un jeune Soltikof, neveu de celui qui a battu le roi de Prusse : il a l’âme d’un Anglais, et l’esprit d’un Italien. Le plus zélé et le plus modeste protecteur des lettres que nous ayons à présent en Europe, est M. de Schowalow, le favori de l’impératrice de Russie ; ainsi les arts font le tour du monde.

 

          Niente dal vostro librajo ; ve l’ho detto, è un briccone. Annibal et Brennus passèrent les Alpes moins difficilement que ne font les livres. Interim vive felix, and dare to come to us.

 

 

1 – De Quinault et Lulli. (G.A.)

 

2 – Pierre Ier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Aux Délices, 11 Décembre.

 

 

          Il est bien beau à votre excellence de songer à des tragédies françaises, quand vous avez des opéras italiens. Pour moi je renonce cet hiver aux uns et aux autres. Phèdre, non pas la Phèdre de Racine, mais Phèdre, le conteur de fables, dit :

 

Vaces oportet, Eutyche, a negotiis,

Ut liber animus sentiat vit carminis.

 

Lib. III, Prolog.

 

 

          Je maintiens que le public de Paris est comme ce M. Eutychius ; il n’est pas en état de sentir vim carminis. Il lui faut argent, gaieté, succès ; il n’a rien de tout cela ; il siffle tout pour se venger.

 

          J’avais fait ma Chevalerie dans un temps moins malheureux, et j’espérais que vous pourriez la voir à Paris. Vous et madame l’ambassadrice l’avez assez honorée dans ma petite retraite. M. le duc de Choiseul est, je crois, à présent un vrai Eutychius ; moi, chétif, je suis attristo, malinconico, ammalato. L’hiver me rend de mauvaise humeur ; il m’ôte le plaisir de me ruiner en bâtiments. J’essuie des banqueroutes. Les misères publiques poussent jusqu’au mont Jura, et viennent m’y trouver.

 

          Vraiment oui, monsieur, j’ai reçu une lettre du roi de Prusse ; j’en ai reçu trois en huit jours. Je suis comme les gens de l’île des Papegauts (1) : « L’avez-vous vu, bonnes gens, l’avez-vous vu ? – Eh oui, pardieu ! nous en avons vu trois, et nous n’y avons guère profité. » Cette petite affaire me paraît aussi épineuse que celle de ce rude abbé d’Espagnac, qui ne finit point, et qui s’amuse à présent à condamner le lit de justice.

 

          Je pense que tout le monde est devenu fou ; cela ne serait rien, si l’on n’était pas devenu aussi gueux. Je crois pourtant que Luc écrira à votre ami (2) avant un mois. Pour moi, je vous remercierai toujours des bontés dont vous m’avez honoré auprès de cet épineux d’Espagnac. Il devrait bien plutôt songer à tirer le pays de Gex de la misère, qu’à grimeliner des lods et ventes.

 

 

          Il ne m’appartient pas de parler à votre excellence des affaires publiques ; mais il faut que je vous conte un trait assez singulier qui a quelque rapport à ce qui se passe sur terre. Vous savez que le roi de Prusse m’écrit quelquefois en vers et en prose, quand il a fait sa revue et joué de la flûte ; or il m’écrivait le 17  de novembre : « Nous touchons à la fin de notre campagne ; elle sera bonne, et je vous écrirai, dans une huitaine de jours, de Dresde, avec plus de tranquillité et de suite qu’à présent ; » et vous savez, au bout de trois jours, ce qui lui est arrivé. Je trouve partout la fable du Pot au lait. Quel Pot-au-lait que ce Silhouette ! Son premier début m’avait séduit. Ce traducteur du Tout est bien, de Pope, m’a vite rangé du parti de Martin, et m’a fait voir combien tout est mal. Il faut tâcher de vivre comme le seigneur Pococurante. Mais il y a un seigneur qui me paraît de tout point préférable ; c’est le plus aimable des hommes, mari de la plus aimable des femmes. Je leur présente à tous deux, avec leur permission, les plus tendres respects.

 

 

 

 

1 – Voyez Pantagruel, liv. IV, chap. XLVIII. (G.A.)

 

2 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 11 Décembre.

 

 

          Je me flatte, mon divin ange, que la mort funeste de la princesse (1) que vous regrettez ne changera rien à votre destinée, et que votre place n’en sera pas moins pour vous une source de choses utiles et agréables. Permettez-moi de vous marquer toute la part que nous prenons, madame Denis et moi, à ce triste accident. Je suis persuadé que madame l’infante vous avait bien goûté, et qu’elle sentait tout ce que vous valez ; et, en ce cas, vous perdez beaucoup. Votre cœur sera affligé ; mais quoique votre intérêt ne soit pas pour vous un motif de consolation, il faut bien que vos amis envisagent cet intérêt que vous êtes bien homme à négliger.

 

          Voilà, dit-on, de belles espérances de paix ; le roi d’Angleterre l’offre en vainqueur. Je ne veux point demander si cette déclaration de sa part est une suite de certaines démarches ; je demande seulement, comme citoyen, si vous pensez que nous aurons la paix. Je la vois nécessaire pour nous. J’ai bien de la peine à la voir glorieuse ; mais j’attends tout des lumières et de la belle âme de M. le duc de Choiseul. C’est alors que nous pourrons mettre les chevaliers français sur la scène ; ils seront à vos ordres comme l’auteur. Cette Femme qui a raison me fait de la peine ; on la dit imprimée, et très mal ; c’est ma destinée, et cette destinée désagréable a toujours été la suite de ma facilité. On ne se corrige de rien ; au contraire, les mauvaises qualités augmentent avec l’âge comme les bonnes. Que vous êtes heureux ! et que cette loi de la nature vous est favorable ! Je vous souhaite, et à madame Scaliger, une jolie année 1760, et cinq ou six bonnes pièces nouvelles. Si j’avais du temps j’en ferais une, bonne ou mauvaise ; mais Pierre m’appelle ; je ne connais que vous et lui.

 

 

1 – Louise-Elisabeth, fille de Louis XV et femme du duc de Parme, morte, le 6 Décembre de la petite-vérole. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

12 Décembre.

 

 

          De quoi vous avisez-vous, mon cher ami, de donner sitôt de l’argent (1) à Panchaud ? Il n’en a pas probablement tant de besoin que vous ; c’était à lui d’attendre votre commodité. Vous êtes bien heureux de n’avoir pas votre bien à Leipsick ; le roi de Prusse vient encore de lui extorquer 300,000 écus. Tout ce qu’on voit, à droite et à gauche, fait aimer et estimer ce pays-ci, surtout si le sage gouvernement de Berne ne donne pas des lettres de naturalité à ce fripon de Grasset. Je crois qu’il faudra faire paraître à la fois les deux volumes de l’Histoire de Pierre-le-Grand, le plus sage et le plus grand des sauvages, qui a civilisé une grande partie de l’hémisphère, et qui, en se laissant battre neuf années de suite, apprit à battre l’ennemi le plus intrépide. Ce qui se passe aujourd’hui est juste le revers de Pierre ; on a commencé par des victoires, on finira par le plus affreux revers. On m’écrivait le 17 Novembre : Je vous en dirai davantage de Dresde, où je serai dans huit jours.

 

          Vous voyez ce qui est arrivé le troisième jour. Pour la France, il n’y a rien à en dire. Il n’y a qu’à n’avoir point d’argent chez elle.

 

          Mille tendres respects à M. et Madame de Freudenreich. Voilà des gens sages et aimables ; je leur suis attaché pour ma vie.

 

          Je vois, par mes archives, qu’un seigneur de leur nom a possédé ma terre de Fernex, au seizième siècle. Cela me rend tout glorieux.

 

          Bonsoir, mon cher ami, je vous embrasse tendrement de tout mon cœur.

 

 

 

1 – Cinquante louis que Voltaire avait prêtés à Bertrand bien auparavant. (G.A.)

 

 

 

1759 - Partie 26

 

 

 

 

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