CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 25

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 30 Novembre 1759.

 

 

          Mon adorable ange, je vois bien, par votre lettre, que M. le duc de Choiseul est encore plus estimable que je ne le croyais ; je vois sa franchise noble et digne d’un meilleur temps, et surtout je vois que son cœur est digne de vous aimer. Il vous a mis au fait de tout ; il ne peut assurément mieux placer sa confiance. Je lui envoie aujourd’hui un gros paquet de Luc ; peut-être, avec le temps, on tirera quelque avantage des lettres que je fais passer. Je ne suis point jaloux du roi d’Espagne, s’il fait la paix ; moi, Jodelet, je ne vais point sur les brisées de sa majesté catholique.

 

          Sérieusement, mon cher ange, je n’ai eu aucune envie de me faire de fête ; j’ai seulement rêvé que, pouvant aller souvent chez l’électeur palatin, qui daigne m’aimer un peu, et chez madame la duchesse de Gotha, et même à Londres, où l’on m’a invité vingt fois, je pourrais, dans l’occasion, faire passer au ministre un compte fidèle de ce que j’aurais vu et entendu. Je me flatte que M. le duc de Choiseul ne me prend pas pour un Alticinctus (1) qui cherche pratique. Je suis frappé de nos malheurs ; et, s’il s’agissait de m’arracher à ma charmante retraite, pour aller ramasser quelque caillou qui pût servir parmi les fondements qu’on cherche pour établir l’édifice de la paix, j’aurais été chercher ce caillou dans l’Elbe ou dans la Tamise ; mais, Dieu merci, je serais inutile, et je ne quitterai probablement pas mes étables, ma bergerie, et mon cabinet.

 

          Permettez-moi de laisser dormir mes Chevaliers jusqu’en janvier. Pour les oublier mieux, je me mets au second volume de Pierre-le-Grand. Le Pruth, Catherine orpheline gouvernant un empire, un fils condamné par son père, et par quatre-vingts juges dont la moitié ne savait pas signer son nom, sera une diversion qui vaudra les neuf années d’Horace. On dit qu’une nouvelle scène de finances va égayer la nation. On ne fera point la guerre l’hiver, on courra aux spectacles, et la Chevalerie pourra vous amuser ce carême.

 

          Je pense que c’était à l’abbé du Resnel à gouverner nos finances plutôt qu’à Silhouette ; car celui-ci n’a traduit Pope et le Tout est bien qu’en prose, et l’abbé l’a traduit en vers ; mais j’aimerais encore mieux Martin le manichéen (2).

 

          De grâce, mon respectable ami, dites-moi si les effets publics reprennent un peu de faveur. J’ai quatre-vingts personnes à nourrir.

 

          Est-il vrai que M. d’Armentières (3) a été battu ? est-il vrai que les flottes se battent ? Je croyais que la flotte de M. le maréchal de Conflans (4) allait à la Jamaïque. J’ai peur que tout n’aille au diable, sur mer et sur terre. La paix, la paix, mon divin ange !

 

 

1 – Phèdre, liv. II, fab. V. (G.A.)

 

2 – Voyez Candide. (G.A.)

 

3 – Louis de Conflans, marquis d’Armentières, maréchal de France. (G.A.)

 

4 – Hubert de Conflans, maréchal de France, fut battu sur mer le 20 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

3 Décembre 1759.

 

 

          Je ne vous ai point dépêché, madame, ce vieux chant de la Pucelle que le roi de Prusse m’a renvoyé ; unique restitution qu’il ait faite en sa vie. Les plaisanteries ne m’ont pas paru de saison ; il faut que les lettres et les vers arrivent du moins à propos. Je suis persuadé qu’ils seraient mal reçus immédiatement après la lecture de quelque arrêt du conseil qui vous ôterait la moitié de votre bien, et je crains toujours qu’on ne se trouve dans ce cas. Je ne conçois pas non plus comment on a le front de donner à Paris des pièces nouvelles ; cela n’est pardonnable qu’à moi, dans mon enceinte des Alpes et du mont Jura. Il m’est permis de faire construire un petit théâtre, de jouer avec mes amis et devant mes amis  mais je ne voudrais pas me hasarder dans Paris avec des gens de mauvaise humeur. Je voudrais que l’assemblée fût composée d’âmes plus contentes et plus tranquilles. D’ailleurs vous m’apprenez que les personnes qui ont du goût ne vont plus guère aux spectacles, et je ne sais si le goût n’est point changé, comme tout le reste, dans ceux qui les fréquentent. Je ne reconnais plus la France ni sur terre, ni sur mer, ni en vers, ni en prose.

 

          Vous me demandez ce que vous pouvez lire d’intéressant ; madame, lisez les gazettes ; tout y est surprenant comme dans un roman. On y voit des vaisseaux chargés de jésuites, et on ne se lasse point d’admirer qu’ils ne soient encore chassés que d’un seul royaume ; on y voit les Français battus dans les autre parties du monde, le marquis de Brandebourg faisant tête tout seul à quatre grands royaumes armés contre lui, nos ministres dégringolant l’un après l’autre, comme les personnages de la lanterne magique, nos bateaux plats, nos descentes dans la rivière de la Vilaine. Une récapitulation de tout cela pourrait composer un volume qui ne serait pas gai, mais qui occuperait l’imagination.

 

          Je croyais qu’on donnerait les finances à l’abbé du Resnel ; car, puisqu’il a traduit le Tout est bien de Pope en vers, il doit en savoir plus que le Silhouette, qui ne l’a traduit qu’en prose. Ce n’est pas que ce M. de Silhouette n’ait de l’esprit et même du génie, et qu’il ne soit fort instruit ; mais il paraît qu’il n’a connu ni la nation, ni les financiers, ni la cour, qu’il a voulu gouverner en temps de guerre, comme à peine on le pourrait faire en temps de paix, et qu’il a ruiné le crédit qu’il cherchait, comptant pouvoir suffire aux besoins de l’Etat avec un argent qu’il n’avait pas. Ses idées m’ont paru très belles, mais employées très mal à propos. Je croyais sa tête formée sur les principes de l’Angleterre, mais il a fait tout le contraire de ce qu’on fait à Londres, où il avait vécu un an chez mon banquier Bénezet. L’Angleterre se soutient par le crédit ; et ce crédit est si grand, que le gouvernement n’emprunte qu’à quatre pour cent tout au plus. Nous n’avons encore su imiter les Anglais ni en finances, ni en marine, ni en philosophie, ni en agriculture. Il ne manque plus à ma chère patrie que de se battre pour des billets de confession, pour des places à l’hôpital, et de se jeter à la tête la faïence à cul noir sur laquelle elle mange, après avoir vendu sa vaisselle d’argent.

 

          Vous m’avez parlé, madame, de la Lorraine et de la terre de Craon (1) ; vous me la faites regretter, puisque vous prétendez que vous pourriez quelque jour aller en Lorraine. Je me serais volontiers accommodé de Craon, si je m’étais flatté d’avoir l’honneur de vous y recevoir avec madame la maréchale de Mirepoix ; mais ce sont là de beaux rêves.

 

          Ce n’est pas la faute du jésuite Menoux si je n’ai pas eu Craon ; je crois que la véritable raison est que madame la maréchale de Mirepoix n’a pas pu finir cette affaire. Le jésuite Menoux n’est point un sot comme vous le soupçonnez, c’est tout le contraire ; il a attrapé un million au roi Stanislas, sous prétexte de faire des missions dans des villages lorrains qui n’en ont que faire ; il s’est fait bâtir un palais à Nancy. Il fit croire au goguenard de pape Benoît XIV, auteur de trois livres ennuyeux in-folio, qu’il les traduisait tous trois ; il lui en montra deux pages, en obtint un bon bénéfice dont il dépouilla des bénédictins, et se moqua ainsi de Benoît XIV et de saint Benoît.

 

          Au reste, il est grand cabaleur, grand intrigant, alerte, serviable, ennemi dangereux, et grand convertisseur. Je me tiens plus habile que lui, puisque, sans être jésuite, je me suis fait une petite retraite de deux lieues de pays à moi appartenantes. J’en ai l’obligation à M. le duc de Choiseul, le plus généreux des hommes. Libre et indépendant, je ne me troquerais pas contre le général des jésuites.

 

          Jouissez, madame, des douceurs d’une vie tout opposée ; conversez avec vos amis ; nourrissez votre âme. Les charrues qui fendent la terre, les troupeaux qui l’engraissent, les greniers et les pressoirs, les prairies qui bordent les forêts, ne valent pas un moment de votre conversation.

 

          Quand il gèlera bien fort, lorsqu’on ne pourra plus se battre ni en Canada ni en Allemagne, quand on aura passé quinze jours sans avoir un nouveau ministre ou un nouvel édit, quand la conversation ne roulera plus sur les malheurs publics, quand vous n’aurez rien à faire, donnez-moi vos ordres, madame, et je vous enverrai de quoi vous amuser et de quoi me censurer.

 

          Je voudrais pouvoir vous apporter ces pauvretés moi-même, et jouir de la consolation de vous revoir ; mais je n’aime ni Paris, ni la vie qu’on y mène, ni la figure que j’y ferais, ni même celle qu’on y fait. Je dois aimer, madame, la retraite et vous. Je vous présente mon très tendre respect.

 

 

1 – Il avait déjà été question de l’achat de cette terre en 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 5 Décembre 1759.

 

 

          Ermite de l’Arsenal, l’ermite de Tournay et des Délices est dictateur, parce qu’il a mal aux yeux. Vous m’écrivez toujours à Genève, comme si j’étais un parpaillot ; mettez par Genève, s’il vous plaît. Je ne veux pas que l’enchanteur qui fera mon histoire prétende, sur la foi de vos lettres, que j’ai fait abjuration. La bonne compagnie de Genève veut bien venir chez moi, mais je ne vais jamais dans cette ville hérétique. C’est ce que je vous prie de signifier à frère Berthier, supposé qu’il vive encore, ou à frère Garasse, ou même à l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques (1). Il me semble qu’il faudrait faire une battue contre toutes ces bêtes puantes ; mais les philosophes ne sont presque jamais réunis, et les fanatiques, après s’être déchirés à belles dents, se réunissent tous pour dévorer les philosophes. Un de mes plaisirs, dans mon petit royaume, est de tirer à cartouches contre ces drôles-là, sans les craindre ; c’est un des amusements de ma vieillesse.

 

          On dit que la tragédie de M. de Thibouville n’a pas si bien réussi que l’Apparition de frère Berthier. Il y a quelques années que les choses sérieuses ne réussissent guère en France, témoin la prose retirée (2) du traducteur de Pope, et témoin nos combats sur terre et sur mer. Il faut espérer que le diable, qui n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme, ne sera pas toujours à la porte de la pauvre France.

 

 

O passi graviora ! dabit deux his quoque finem.

 

VIRG., Æneid., lib. I.

 

 

          On profitera sans doute des bons exemples des Russes et du maréchal de Daun. Retenez pour votre vie, mon ancien ami, une anecdote singulière : le roi de Prusse me mande, du 17 de novembre, ces propres mots : Dans huit jours je vous en écrirai davantage de Dresde ; et au bout de trois jours, il perd vingt mille hommes. Vous m’avouerez que ce monde-ci est la fable du Pot au lait.

 

          Vous avez sans doute une mauvaise copie de la Femme qui a raison, et soyez sûr qu’on n’a que de très détestables copies de presque tous nos amusements de Tournay et des Délices ; vous auriez bien dû venir voir les originaux. Nous avons joué une nouvelle tragédie sur un petit théâtre vert et or, et nous avons fait pleurer deux des plus beaux yeux que je connaisse, qui sont ceux de madame l’ambassadrice de Chauvelin, sans compter ceux de son mari, moins beaux à la vérité, mais appartenant à une tête pleine d’esprit et de goût. Ma nièce n’a pas tous les talents de mademoiselle Clairon, mais elle est beaucoup plus attendrissante, et non moins vraie. Pour moi, je suis, sans vanité, le meilleur vieillard que nous ayons à la comédie.

 

          Je me suis un peu ruiné, mon cher ami, en bâtiments et en châteaux, et mes moutons se meurent de la clavelée ; cependant je n’ai point envoyé ma vaisselle à la Monnaie, attendu qu’il n’y a point d’hôtel, ni même aucune monnaie dans le pays de Gex, et que je ne veux point la vendre à des huguenots. Je n’ai point de culs noirs (3), et j’ai renoncé aux blancs, que j’aimais autrefois à la folie.

 

          M. de Paulmi a-t-il renoncé à l’exécrable dessein d’aller en Pologne (4) ? Présentez-lui mes respects, et dites-lui que, s’il persiste dans cette triste idée, j’avertirai les housards prussiens qui le prendront en passant. N’a-t-il donc pas assez de son mérite pour vivre à Paris, toujours estimé et honoré !

 

          Buena , noche, mon ancien ami.

 

 

1 – Journal janséniste, imprimé clandestinement. (G.A.)

 

2 – Les édits de Silhouette qu’on venait de retirer. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 24 Novembre à d’Argental. (G.A.)

 

4 – Il y alla comme ambassadeur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Décembre 1759.

 

 

          Mon cher ange, que dites-vous de Luc, qui me mande le 17 : Je vous écrirai plus au long de Dresde ? et le troisième jour vous savez ce qui lui arrive (1). Vous voyez qu’il ne faut compter sur rien, pas même sur nos flottes, par même sur les tragédies de M. de Thibouville. Voyez ce qui arrive à frère Berthier ; il va à Versailles dans toute sa gloire, et meurt en bâillant. On n’est sûr de rien dans ce monde ; j’en excepte Tancrède. Vous devez être sûr, mon divin ange, que je la mettrai à vos pieds ; et, si elle a le sort de Thibouville, ce ne sera pas sans y avoir bien songé. Je me flatte que Spartacus va se montrer. Seriez-vous assez ange pour faire dire au faiseur de Spartacus que mes chevaliers n’osent se battre contre ses gladiateurs, et que mon estime et mon amitié lui ont cédé volontiers le pas ?

 

          Je vois que la prose du traducteur de Pope ne lui a point du tout réussi. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire si ses successeurs écrivent plus rondement et ont le style moins dur ? Que pense-t-on des billets ou actions des fermes ? Il est bien bas de vous parler de cette prose, ou plutôt de ces chiffres, au lieu de vous envoyer des tirades d’Aménaïde, en vers croisés ; mais on n’est pas toujours sur Pégase, on est balloté dans le même vaisseau où vous criez tous miséricorde.

 

 

1 – Le 21 Novembre, à la suite du combat de Maxen, dix mille Prussiens s’étaient rendus au général Daun.(G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Aux Délices, 7 Décembre 1759.

 

 

          J’ai deux grâces à vous demander, ma chère philosophe, lesquelles ne tiennent en rien à la philosophie ; la première, c’est de vouloir bien m’envoyer un second exemplaire de la Mort  et de l’Apparition de mon cher frère Berthier ; la seconde, de vouloir bien vous abaisser en ma faveur, jusqu’à jeter un coup d’œil sur les misérables affaires de ce monde matériel, et de me dire si les actions des fermes sont un effet qui puisse et qui doivent subsister. Ce sont deux propositions de théologie et de finances dont je suis honteux. Le paquet Berthier pourrait être contre-signé Bouret ; car ce cher et bienfaisant Bouret a la bonté de me contre-signer tout ce que je veux. Ma respectable philosophe, vous êtes bien tiède ; quoi ! vous et le prophète de Bohême, vous êtes à Paris, et l’infâme n’est pas encore anéantie ! Il faudra que je vienne travailler à la vigne.

 

          Ma chère philosophe, vous n’avez pas eu de confiance en moi, et vous l’avez prodiguée à des prêtres génevois. Vos livres (1) courent Genève ; je suis obligé de vous en avertir ; je vous aime. Vous avez été déjà la dupe d’un Génevois (2) ; ah ! ma philosophe, ne vous fiez qu’aux solitaires comme moi, et aux Bohémiens (3) ; ne me trahissez pas, mais tâchez de rattraper tous vos exemplaires. Votre fils serait un jour désespéré, si cela transpirait.

 

          Mandez-moi, je vous prie, comment vont les affaires publiques ; ce n’est pas curiosité, c’est nécessité. Je suis dans la même barque que vous ; il est vrai que j’y suis à fond de cale, et vous autres au timon ; mais nous sommes battus des mêmes vents. Ma belle philosophe, vous êtes vraie ; mettez-moi au fait, je vous en prie, et daignez conserver quelque amitié pour l’ermite.

 

 

1 – Lettres à mon fils et Mes moments heureux. (G.A.)

 

2 – J.J. Rousseau. (G.A.)

 

3 – A Grimm. (G.A.)

 

 

1759 - Partie 25

 

 

 

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