CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

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à M. Bertrand.

 

10 Novembre.

 

 

          Je n’ai que le temps, mon cher monsieur, de vous dépêcher ces trois exemplaires dont vous daignez faire usage. Je vous remercie de la bonté avec laquelle vous faites valoir mes travaux helvétiques. Cet enfant-là a été fait presque tout entier en Suisse  ; vous êtes son parrain à Berne. Puisse l’état déplorable de ma santé me permettre de venir vous faire mes tendres remerciements.

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

Au château de Tournay, 11 novembre.

 

 

          Monsieur, M. de Soltikof s’est chargé de vous faire parvenir un petit ballot, contenant quelques imprimés, et quelques manuscrits pour votre bibliothèque. J’offre à votre excellence ces fruits de ma petite terre, en attendant que je puisse lui envoyer ceux qu’elle a fait naître elle-même, et qui sont le produit de votre glorieux empire.

 

          Je n’ai jamais tant désiré de m’attirer l’attention des lecteurs que depuis que je suis devenu votre secrétaire ; car, en vérité, je n’ai que cette fonction ; et, si vous en exceptez le manuscrit du général Le Fort, et quelques autres pièces que j’ai consultées, tout a été fidèlement écrit sur les mémoires que vos bontés m’ont fait tenir. Vous aurez incessamment un volume entier, qui est poussé non seulement jusqu’à la victoire de Pultava, mais qui embrasse toutes les suites de cette journée mémorable.

 

          Je vous avouerai que j’ai toujours besoin de nouveaux éclaircissements sur la campagne du Pruth. Cette affaire n’a jamais été fidèlement écrite, et le public est aussi incertain qu’il est avide d’en connaître le fond et les accessoires. Le journal de Pierre-le-Grand passe bien légèrement sur cet important article.

 

          Je ne doute pas, monsieur, que vous ne me fassiez communiquer ce qu’on pourra confier de vos archives. Soyez bien sûr que je ne veux être éclairé que pour assurer mieux la gloire de votre législateur. Vous savez qu’on ne peut donner de crédit aux belles actions qu’en ne dissimulant rien, mais qu’en disant la vérité, on peut toujours la présenter dans un jour favorable. On a imprimé depuis deux ans à Londres les mémoires de Whitworth (1), envoyé d’Angleterre à votre cour dans le commencement du siècle. Ces mémoires ne sont pas trop favorables à l’impératrice Catherine, et ne rendent pas à Pierre-le-Grand toute la justice qui lui est due. Je suis quelquefois obligé de réfuter plus d’un auteur, surtout le chapelain Nodberg, l’historien passionné de Charles XII, mais très maladroit dans sa passion, et très peu judicieux dans ses idées.

 

          Quelques-uns de nos savants de Paris veulent que les Sibériens viennent des Huns, les Huns des Chinois, les Chinois des Egyptiens ; on peut égayer une préface en montrant le ridicule de ces chimères. Il n’y a pas grand profit à faire pour l’esprit humain à rechercher l’ancienne histoire des Huns et des ours, qui ne savaient pas plus écrire les uns que les autres.

 

          Il s’agit de l’histoire de celui qui a créé des hommes. Comme il ne faut rien que de vrai dans cette histoire, je vous ai supplié, monsieur, de vouloir bien me dire si je dois employer le discours qu’on attribue à Pierre-le-Grand, en 1714 : « Mes frères, qui de vous aurait pensé, il y a trente ans, que nous gagnerions ensemble des batailles sur la mer Baltique ? » etc. Ce discours, s’il est authentique, est un morceau très précieux.

 

          Mon estime pour le jeune M. de Soltikof augmente à mesure que j’ai l’honneur de le voir. Il est bien digne de vos bienfaits. Son goût pour s’instruire, son assiduité à l’étude, son esprit, qui est au-dessus de son âge, justifient tout ce que votre générosité fait pour lui. Je ne puis, en vous parlant de lui, oublier le général de son nom, qui se couvre de tant de gloire, et qui en acquiert une nouvelle à votre empire.

 

          Pour vous, monsieur, vous vous contentez du rôle de Mécénas. Ce rôle n’est pas assurément le moins noble et le moins utile ; il mène à une sorte de gloire indépendante des événements, et il est fait pour un esprit supérieur et pour un cœur bienfaisant. Voilà la véritable gloire.

 

 

1 – An Account of Russia, as it was in the year 1710 ; by Charles lord Whitworth. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

12 Novembre (1).

 

 

          Je ne regrette point l’argent que je mets en bœufs et en vaches ; mais je regrette un denier donné aux traitants. Je regrette encore plus l’argent qu’on va employer pour le débarquement (2). Il faut trois miracles pour qu’il réussisse : le premier, qu’on nous laisse aborder sans nous battre ; le deuxième, qu’on nous laisse dans le pays quelque temps sans nous exterminer ; le troisième, que nous puissions revenir. Ces idées ne sont point plaisantes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – En Angleterre, Voltaire fait des réflexions fort justes sur cette folle entreprise dont on a tant de fois eu l’idée en France. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, près Genève, 20 Novembre 1755 (1).

 

 

          J’ai envoyé, mon cher monsieur, à M. de Morange, une lettre que j’ai écrite à l’Académie française, au sujet des rapsodies qu’on se plaît à imprimer sous mon nom. Cette lettre a déjà paru dans les feuilles littéraires de Genève, et je me flatte que votre gazette voudra bien s’en charger. C’est un nouveau préservatif que je suis obligé de donner contre cet ancien poème de la Pucelle, qu’on renouvelle si mal à propos, et qu’on a déjà défiguré dans trois éditions qui paraissent à la fois. Tout ce que je peux faire c’est de désavouer cet ouvrage. J’empêche, autant que je peux, qu’il ne paraisse à Genève ; je sens bien que mes efforts seront inutiles. J’en connais une édition qui n’est pas sûrement faite par Maubert ; car le libraire qui était en marché à Francfort a mandé que la copie de Maubert était en douze chants, et l’édition dont je vous parle est en quinze. Madame la duchesse de Saxe-Gotha, qui l’a lue, m’a fait l’honneur de me mander, comme je crois vous l’avoir déjà dit, que cet ouvrage l’avait beaucoup amusée, et que, tout libre qu’il est, il ne contient aucune de ces indécences qu’on m’avait fait craindre ; mais enfin c’est un ouvrage libre, et cela seul suffit pour qu’un homme de soixante ans passés, qui a l’esprit de son âge, soit très fâché de se voir ainsi compromis. Je suis aussi fâché que l’est le Grondeur, à qui on veut faire danser la courante.

 

          Si j’étais plus jeune, et si j’aimais encore la poésie, je serais tenté de faire un petit poème épique sur le roi Nicolas Ier. Vous savez sans doute qu’on prétend qu’un jésuite s’est enfin déclaré roi du Paraguay, et que ce roi s’appelle Nicolas. On m’a envoyé des vers à la louange de Nicolas ; les voici :

 

 

Du bon Nicolas premier

Que Dieu bénisse l’empire ;

Et qu’il lui daigne octroyer,

Ainsi qu’à son ordre entier,

La couronne du martyre !

 

 

          J’ai reçu une Ode sur la mort, qui m’est adressée. On la dit du roi de Prusse ; elle est imprimée à La Haye, avec ce titre qu’on met ordinairement aux ouvrages du roi de Prusse : de main de maître, et une couronne pour vignette. Je ne l’enverrai pourtant pas au conseil de Berne, comme Maupertuis a envoyé les lettres du roi de Prusse  je me contenterai d’apprendre tout doucement à mourir ; et je mourrai assurément plein d’estime et de tendresse pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous avertis que je veux vivre encore ce printemps, pour venir vous dire à Berne combien je vous aime.

 

 

1 – C’est à tort qu’on a classé cette lettre à l’année 1759. Elle est de 1755. A sa place, il faut mettre une lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, classée aussi mal à propos au 12 Novembre 1760. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

(A VOUS SEUL.)

 

Novembre.

 

 

          Mon divin ange, vous êtes un ange de paix. Permettez que je vous parle votre langue, après avoir parlé celle de notre tripot des Délices. Vous êtes né, de toutes façons, pour mon bonheur, dans mes plaisirs, dans mes affaires. Je vous dois tout ; vous êtes en tout temps constitué mon ange gardien ; écoutez donc ma dévote prière.

 

 

Je voudrais savoir, en général, si M. le duc de Choiseul est content de moi ; et vous pouvez aisément vous en enquérir un mardi. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai grande envie de lui plaire, et comme son obligé, et comme citoyen.

 

S’il entrait avec vous dans quelque détail, comme il y est entré avec M. de Chauvelin, ne pourriez-vous pas lui dire, quelque autre mardi, la substance des choses ci-dessous ?

 

 

Voltaire est dans une correspondance suivie avec Luc ; mais, quelque ulcéré qu’il puisse être et qu’il doive être contre Luc, puisqu’il est capable d’avoir étouffé son ressentiment au point de soutenir ce commerce, il l’étouffera bien mieux quand il s’agira de servir. Il est bien avec l’électeur palatin, avec le duc de Wurtemberg, avec la maison de Gotha, ayant eu des affaires d’intérêt avec ces trois maisons, qui sont contentes de lui, et qui lui écrivent avec confiance. Il a été le confident du prince de Hesse l’apostat (1). Il a des amis en Angleterre. Toutes ces liaisons le mettent en droit de voyager partout, sans causer le moindre soupçon, et de rendre service sans conséquence.

 

Il a été envoyé secrètement, en 1743, auprès de Luc. Il eut le bonheur de déterrer que Luc alors se joindrait à la France ; il le promit ; le traité fut conclu depuis, et signé par M. le cardinal de Tencin. Il pourrait rendre aujourd’hui quelque service non moins nécessaire.

 

Mon cher ange, il faut la paix à présent, ou des victoires complètes sur mer et sur terre. Ces victoires complètes ne sont pas certaines, et la paix vaut mieux qu’une guerre si ruineuse. On ne se dissimule pas sans doute l’état funeste où est la France, état pire pour les finances et pour le commerce qu’il ne l’était à la paix d’Utrecht. Quelquefois, quand on veut, sans compromettre la dignité de la couronne, parvenir à un but désiré, on se sert d’un capucin, d’un abbé Gauthier (2), ou même d’un homme obscur comme moi, comme on envoie un piqueur détourner un cerf, avant qu’on aille au rendez-vous de chasse. Je ne dis pas que j’ose me proposer, que je me fasse de fête, que je prévienne les vues du ministère, que je me croie même digne de les exécuter ; je dis seulement que vous pourriez hasarder ces idées, et les échauffer dans le cœur de M. de Choiseul. Je lui répondrais sur ma tête qu’il ne serait jamais compromis ; que je ne ferais jamais un pas, ni en deçà ni en delà de ce qu’il me prescrirait. Je pense qu’il ne lui convient pas absolument de demander la paix, mais qu’il lui convient fort d’en faire naître le désir à plus d’une puissance, ou plutôt de faire mettre ces puissances à portée de marquer des intentions sur lesquelles on puisse ensuite se conduire avec honneur.

 

Il part sans doute d’un principe aussi vrai que triste ; c’est qu’il n’y a rien à gagner pour nous, d’aucune façon, dans ce gouffre où tout l’argent de la France a été englouti. J’ai pris la liberté de lui prédire la prise de Québec et celle de Pondichéry ; l’une est arrivée, et je tremble pour l’autre. Il y a des citoyens de Genève qui ont des correspondances par tout l’univers habitable. Il y a autour de moi des gens de toute nation, des ministres anglais, des Allemands, des Autrichiens, des Prussiens, et jusqu’à d’anciens ministres russes. On voit les choses d’un œil plus éclairé qu’on ne les voit à Paris ; on croit que, si la descente projetée dans une des provinces anglaises s’effectue, il ne reviendra pas un seul Français. Le passé, le présent, et l’avenir, font frémir. Je sais que le ministère a du courage, et qu’il a, cette année, des ressources ; mais ces ressources sont peut-être les dernières, et on touche au temps de vérifier ce qui a été dit, qu’il y avait une puissance qui donnerait la paix, et que cette puissance était la misère.

 

J’ai peur qu’on ne soit résolu encore à faire des tentatives ruineuses, après lesquelles il faudra demander humblement une paix désavantageuse, qu’on pourrait faire aujourd’hui utile, sans être déshonorante.

 

Enfin, mon cher ange, vous êtes accoutumé à corriger mes plans ; si celui-ci ne vous plaît pas, jetez-le au feu, et je vous enverrai simplement la Chevalerie.

 

Vous pouvez au moins savoir si M. le duc de Choiseul est content de moi. Ce n’est pas que je doive craindre qu’il en soit mécontent, mais il est doux d’apprendre de votre bouche à quel point il agrée ma reconnaissance. Comptez d’ailleurs que je ne suis pas empressé, et que je me trouve très bien comme je suis, à votre absence près. Adieu ; je baise le bout de vos ailes.

 

 

1 – En 1754, ce correspondant de Voltaire avait abjuré le protestantisme et embrassé le catholicisme. (G.A.)

 

2 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XXII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

21 Novembre, aux Délices.(1)

 

 

          Monsieur, autant je suis sensible à vos attentions obligeantes, autant je suis éloigné de demander à M. l’intendant comme une grâce la permission de prêter aux communiers de Ferney l’argent nécessaire pour payer le prêtre qui les ruine (2). Ces communiers, qui sont au nombre de cinq, m’avaient dit qu’ils avaient de M. l’intendant permission d’emprunter, et c’est sur cette assurance que je voulais bien leur prêter sans aucun intérêt. Mais il me paraît, monsieur, que M. l’intendant a pris un parti beaucoup plus sage, et plus utile pour la paroisse. Il a ordonné que la paroisse entière serait imposée au marc la livre de sa taille, pour payer le curé de Moëns. Il résulte de cet arrangement deux avantages : le premier, que les communes ne seront point obligées d’engager leurs pâturages ; le second, que toute la paroisse aura droit de commune, puisque, ayant également supporté l’impôt, elle aura également part au bénéfice.

 

          Si pourtant, monsieur, d’autres considérations engageaient à ne continuer le droit de commune qu’aux quatre ou cinq personnes qui en sont en possession, alors il faudrait bien qu’elles empruntassent, et en ce cas je serais prêt à payer pour eux pour les tirer de la situation accablante où ils sont. Vous pourriez, monsieur, envoyer cette lettre à M. l’intendant, sur laquelle il donnerait ses ordres.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Ancien curé de Moëns. (G.A.)

 

 

 

 

1759 - Partie 23

 

 

 

 

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