CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 21
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à M. le marquis d’Argence de Dirac.
L’état de la question est de savoir si, dans la loi des Juifs, il leur est commandé de croire une autre vie, si on leur promet le ciel après la mort, et si on les menace de l’enfer.
Or, dans la loi des Juifs, il n’y a pas un seul mot de ces promesses, de ces menaces, ni de cette croyance. Arnauld, dans son Apologie de Port-Royal, l’avoue formellement. « C’est le comble de l’ignorance, dit-il, de ne pas admettre cette vérité, qui est une des plus communes. Les promesses de l’Ancien Testament n’étaient que temporelles et terrestres ; les Juifs n’adoraient un Dieu que pour les biens charnels. » Il est indubitable que, dans le temps où l’on prétend que le Pentateuque fut écrit, les Chaldéens, les Syriens, les Perses, les Egyptiens, admettaient l’immortalité de l’âme. Il faut savoir ce que tous les peuples entendaient par ce mot chaldéen ruah, traduit en grec par pneuma, et chez les Latins par Anima ; il voulait dire souffle, vent, vie, ce qui anime ; et ce mot est toujours pris pour la vie dans le Pentateuque.
Les songes, dans lesquels l’on voit souvent ses amis morts, et dans lesquels on s’entretient avec eux, firent aisément croire qu’on avait vu les âmes des morts. Ces âmes étaient corporelles ; c’était un vent, c’était une ombre légère qui avait la figure du corps, c’étaient des mânes. Il n’y a pas un seul mot dans toute l’antiquité, jusqu’à Platon qui puisse faire croire que l’âme eût jamais passé pour un être absolument immatériel.
Thaut, Sanchoniathon, Bérose, les fragments d’Orphée, Manéthon, Hésiode, tous les anciens qui ont dit, sans connaître les livres juifs, que Dieu fit l’homme à son image, crurent Dieu corporel ; et le Pentateuque ne parle jamais de Dieu que comme d’un être corporel.
Dans ce Pentateuque il n’y a pas un seul mot concernant la spiritualité immatérielle de Dieu ni de l’âme humaine. Ceux qui, trompés par quelques mots équivoques, épars dans les prophètes, prétendent que les Juifs avaient quelque idée de l’âme immortelle, et des récompenses et des peines après la mort, devraient considérer qu’ils font de Moïse ou un ignorant bien grossier, puisqu’il n’annonce pas ce que les autres Juifs savaient, ou un fourbe mien malavisé, si, étant instruit de ce dogme si utile, il n’en faisait pas usage.
La dépense faite dans le Deutéronome, chap. XVIII, de consulter les sorciers ou voyants, les pythons, et de demander la vérité aux morts, n’a rien de commun avec l’espérance d’être récompensé dans la vie future.
Cette défense prouve seulement ce qu’on sait assez, c’est qu’en Egypte, en Chaldée, et en Syrie, il y avait des prophètes, des voyants, des sorciers, qui se mêlaient de prédire. On mettait le crâne ou un autre ossement sous son lit, pour voir en songe l’ombre d’un mort. Ces superstitions très anciennes ont duré jusqu’à nos jours. Le Pentateuque veut que l’on consulte l’Urim et le Thummim, et non d’autres oracles ; les prêtres juifs, et non d’autres prêtres ; les voyants juifs, et non d’autres voyants.
Au reste, il est prouvé par ce mot de python, qui se trouve dans le Deutéronome, que ce livre ne fut écrit que longtemps après la captivité, quand les Juifs commencèrent à entendre parler du serpent Python et des autres fables des Grecs.
Les Juifs ont écrit très tard, et sont un peuple très moderne, en comparaison des grandes nations dont ils étaient environnés.
L’ignorance, la superstition, la barbarie des Juifs ne doit avoir aucune influence sur les hommes raisonnables qui vivent aujourd’hui.
à Madame d’Epinay.
Aux Délices, 19 Octobre 1759.
Voici probablement, madame, la cinquantième lettre que vous recevez de Genève. Vous devez être excédée des regrets ; cependant il faut bien que vous receviez les miens. Cela est d’autant plus juste, que j’ai profité moins qu’un autre du bonheur de vous posséder. Ceux qui vous voyaient tous les jours ont de terribles avantages sur nous. Si vous aviez voulu leur donner encore un hiver, nous vous aurions joué la comédie une fois par semaine. Nous avons pris le parti de nous réjouir, de peur, de périr de chagrin des mauvaises nouvelles qui viennent coup sur coup. J’ai le cœur français ; j’aime à donner de bons exemples ; mais, en vérité, tous nos plaisirs sont bien corrompus par votre absence et par celle du Prophète de Bohême. Quelle spectatrice et quel juge nous perdons !
Je suis ravi, madame, que les gens tenant le parlement fassent accoucher des filles heureusement ; c’est penser en bons citoyens. J’espère que l’archevêque en fera autant, et que les deux puissances se réuniront pour le bien du monde. C’est par le même esprit que je vous recommande l’infâme, à vous et à vos amis. On m’a dit que frère Berthier a été malade d’une humeur froide ; je vous supplie, madame, de daigner m’informer de sa chère santé. Lui et ses semblables sont des gens précieux au monde. S’il est rétabli, je lui conseille de déjeuner comme Ezéchiel (1) ; c’est le régime le plus convenable aux gens qui sont en si bonne odeur.
N’est-ce pas une chose honteuse que des Anglais, qui ne croient pas en Jésus-Christ, prennent Surate, et aillent prendre Québec (2), qu’ils dominent sur les mers des deux hémisphères, et que les troupes de Cassel et de Zell battent nos florissantes armées ! Nos péchés en sont la cause ; c’est l’Encyclopédie qui attirent visiblement la colère céleste sur nous. Il faut que le maréchal de Contades et M. de La Clue (3) aient fourni quelques articles à Diderot. Que de choses à dire, quand on sera à l’vconsonne, à Vingtième ! Le premier est-il vingtième ? – Oui. – Le second aussi ? – Oui. – Le troisième aussi ? – Oui. – Sont-ce trois choses différentes ? – Non. – Le troisième procède-t-il des deux autres ? – Oui.
Seriez-vous assez aimable, madame, pour me faire avoir tout le procès de M. Dupleix, le pour et le contre ? Je m’intéresse à l’Inde ; j’y ai la plus grande partie de mon bien, et j’ai grand’peur que ces incrédules Anglais ne cassent incessamment le poignet du trésorier de la compagnie ; Abraham Chaumeix ne le lui remettra pas. Il n’y a, au bout du compte, que Tronchin qui fasse des miracles. Je le canonise pour celui qu’il a opéré sur vous, et je prie Dieu, avec tout Genève, qu’il vous afflige incessamment de quelque petite maladie qui vous rende à nous.
Je vous supplie, madame, de ne me pas oublier auprès de M. d’Epinay et de M. votre fils. Permettez aussi que je fasse mes compliments à M. Linant. Adieu, madame. L’oncle et la nièce vous adorent. Nous allons répéter.
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article EZÉCHIEL. (G.A.)
2 – Ils prirent cette ville le 18 Septembre. (G.A.)
3 – A la hauteur de Ceuta, le chef d’escadre La Clue avait été battu par l’amiral anglais Boscawen, le 18 Août. (G.A.)
A la duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Tournay, par Genève, 22 Octobre (1).
Madame, j’ai reçu l’honneur de votre lettre, et le billet que votre altesse sérénissime avait eu la bonté d’insérer en son paquet. La personne à qui vous aviez bien voulu faire parvenir ce que j’avais pris la liberté de vous adresser prétend qu’elle n’a point reçu un assez gros paquet, envoyé directement à elle deux jours auparavant, par une voie qui, jusque-là, avait toujours été sûre. Votre altesse sérénissime permet que je m’adresse dorénavant à elle. Je ne pourrai peut-être de longtemps répondre au petit billet sans adresse (2) ; il faudra, je crois, attendre la fin de la campagne. Les esprits me paraissent bien aigris de tous les côtés. Je vois les malheurs du genre humain augmenter, sans qu’ils produisent le bien de personne. L’Angleterre nous bat ; mais elle se ruine. Le prince de Brunswick nous bat aussi ; mais la Hesse est dans un état déplorable. Les Russes ont battu le roi de Prusse ; mais ils n’ont pas de quoi subsister. Le roi de Prusse se soutient ; mais tous ses Etats souffrent. L’Autriche s’épuise. La France est accablée d’impôts malheureusement nécessaires. La Saxe est aussi désolée que du temps de la bataille de Muhlberg (3), et plus que du temps de Charles XII. Puisse toujours la paix, la tranquillité, l’abondance régner dans le beau château d’Ernest, que je voudrais revoir avant de mourir ! Je crains toujours que les éclaboussures ne viennent dans vos Etats ; mais votre sagesse écarte tous les orages. Je me mets aux pieds de vos altesses sérénissimes avec le plus profond respect et un attachement éternel.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – De Frédéric. (G.A.)
3 – Gagnée par Charles-Quint en 1547. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Tournay, 22 Octobre.
Acteurs moitié français, moitié suisses, décorateurs de mon théâtre de Polichinelle,
Durant quelques moments souffrez que je respire.
BOILEAU, sat. III.
et que je réponde à mon ange. Je devrais lui avoir déjà envoyé la pièce, telle que madame Scaliger la veut. Mon ange est aussi un peu Scaliger, et je le suis plus qu’eux tous. Vous ne la reconnaîtrez pas, cette Chevalerie. J’en use comme dans le temps où j’envoyais à mademoiselle Desmares (1) des corrections dans un pâté : hesternus error, hodierna virtus. Si j’avais quatre-vingts ans, je chercherais à me corriger. Je n’ai point cette raideur d’esprit des vieillards, mon cher ange ; je suis flexible comme une anguille, et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu’on me fait apercevoir d’une sottise, j’en mets vite une autre à la place.
Notre conseil n’a jamais pu adopter les négociations de M. l’ambassadeur ; il sera refusé tout net ; mais nous adoucirons le mauvais succès de son ambassade par une réception dont j’espère que lui et madame l’ambassadrice seront contents. D’ailleurs il entend raison ; il ne voudra pas qu’un Maure envoie un espion dans Syracuse quand les portes sont fermées ; il ne voudra pas que ce Maure propose de mettre tout à feu et à sang, si l’on pend une fille. Figurez-vous le beau rôle que jouerait la fille pendant tout ce temps-là, et ne voilà-t-il pas une intrigue bien attachante, que l’embarras de quatre chevaliers qui délibéreraient de sang-froid si l’on exécutera mademoiselle ou non ! et puis alors comment justifier cette pauvre créature ? qu’aurait-elle à dire ? tout déposerait contre elle. L’abbé d’Espagnac, grand raisonneur, lui dirait : Mon enfant, non seulement vous avez écrit à Solamir, mais vous l’excitez contre nous ; il est clair que vous êtes une malheureuse. Elle serait forcée à dire toujours Non, non, non, pendant deux actes ; ce serait un procès criminel sans preuves justificatives, et Joly de Fleury ferait brûler son billet comme un mandement d’évêque, et comme l’Ecclésiaste (2).
O juges malheureux qui, dans vos sottes mains,
Tenez si pesamment la plume et la balance,
Combien vos jugements sont aveugles et vains (3) !
Mon cher ange, on dit que la dernière pièce (4) du traducteur de Pope est sifflée ; dites-moi si elle réussit à la longue. Dites-moi s’il est vrai que le duc de Broglie est le Germanicus qui ranimera les pauvres légions de Varus. Quoi ! les Anglais auraient pris Surate ! ah ! ils prendront Pondichéry ; et Dupleix en rira, et j’en pleurerai, car j’y perdrai la moitié de mon bien, et mon beau château nel gusto grande, ne sera pas achevé ; et, après avoir fait l’insolent pendant deux ans, je demanderai l’aumône à la porte de mon palais. Faites la paix, je vous en prie, mon cher ange.
N’oubliez pas de demander à M. le duc de Choiseul s’il est content de la Marmotte (5).
Madame Denis joue bien. Nous avons un Tancrède admirable. Je crois jouer parfaitement le bon homme ; je me trompe peut-être mais je vous aime passionnément, et en cela je ne me trompe pas ; autant en fait la nièce.
Je supplie mes anges de m’écrire par Genève, et non à Genève ; cet à Genève a l’air d’un réfugié.
1 – Elle créa le rôle de Jocaste dans Œdipe. (G.A.)
2 –Le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques avait été brûlé le 7 Septembre. (G.A.)
3 – Voyez Tancrède, acte IV, sc. VI. (G.A.)
4 – Trois édits de Silhouette qui n’eurent pas d’exécution. (G.A.)
5 – Voltaire lui-même qui signait La Marmotte des Alpes. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
(à vous seul.)
Délices, 24 Octobre 1759 (1).
J’ai renouvelé certaine négociation (2) entamée par vous il y a deux ans. On a écrit de part et d’autre ; j’ai fait passer les lettres. Tout est inutile jusqu’à présent ; mais peut-être cet arbre portera fruit en son temps.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Avec Frédéric. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 24 Octobre 1759.
Le théâtre de Polichinelle est bien petit, je l’avoue ; mais, mon divin ange, nous y tînmes hier neuf en demi-cercle assez à l’aise ; encore avait-on des lances, des boucliers, et on attachait des écus et l’armet de Mambrin à nos bâtons vert et clinquant, qui passeront, si l’on veut, pour pilastres vert et or. Une troupe de râcleurs et de sonneurs de cors saxons, chassés de leur pays par Luc, composaient mon orchestre. Que nous étions bien vêtus ! que madame Denis a joué, supérieurement les trois quarts de son rôle ! Je souhaite en tout, que la pièce soit jouée à Paris comme elle l’a été dans ma masure. Madame Scaliger, votre pièce a fait pleurer les vieilles et les petits garçons, les Français et les Allobroges ; jamais le mont Jura n’a eu pareille aubaine. Le billet adultère n’a choqué personne ; c’est le mot propre. La Sicilienne est mariée par paroles de présent, comme disent les vieux romans. Namir, Spartacus (1), passez les premiers, je ne suis nullement pressé. Je vous enverrai, mon cher ange, pièce, rôles, et notes, dans quelque temps, et vous en ferez ce qu’il vous plaira.
Si M. et madame de Chauvelin viennent dans mon ermitage des Délices, nous les mènerons à la comédie à Tournay. Une tragédie nouvelle et des truites sont tout ce qu’on put leur donner dans mon pays ; mais j’ai bien peur que vous ne gardiez vos amis. Vous me mandez que M. de Chauvelin sera le jour de tous les saints chez moi ; mais ne se pourrait-il pas faire qu’il fût secrétaire d’Etat, en attendant ? Mon cher ange, si vous n’êtes pas aussi secrétaire d’Etat, venez nous voir en allant à Parme ; car il faudra bien que vous alliez à Parme. Vous verrez, en passant, votre étrange tante (2) ; vous ferez un fort joli voyage. Que dites-vous de Luc, qui après avoir été frotté par mes Scythes, veut entreprendre le siège de Dresde ? Cette guerre ne finira point ; en voilà pour dix ans. On me mande qu’on est tout consterné et tout sot à Paris. On paie cher les malheurs de nos généraux ; mais le parlement, sur les conclusions d’Omer Joly, raccommodera tout en faisant brûler de bons ouvrages.
Votre abbé Zachée (3) est donc incurable ! Heureusement sa maladie ne fait pas de tort à son frère l’ambassadeur ; les folies sont personnelles. Et le vétillard d’Espagnac, qu’en ferons-nous ? Il me paraît que ce grave personnage marche à pas bien mesurés. Je vous demande bien pardon de vous avoir embâté de cette négociation.
On m’écrivait que le chose du Portugal, comme dit Luc, qui ne voulait pas l’appeler roi, avait envoyé tous les jésuites à l’abbé Rezzonico, et en gardait seulement vingt-huit pour les pendre ; mais ces bonnes nouvelles ne se confirment pas. Je baise le bout de vos ailes, mon divin ange.
1 – Tragédies, dont l’une est de Thibouville et l’autre de Saurin. (G.A.)
2 – Madame de Grolée. (G.A.)
3 – L’abbé Chauvelin, qui était de très petite taille. Voltaire l’appelle Zachée, par allusion à ce petit Juif qui grimpe sur un arbre pour voir passer Jésus. (G.A.)