CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 12 Janvier 1759.

 

 

Libre d’ambition, de soins, et d’esclavage,

Des sottises du monde éclairé spectateur,

Il se garda bien d’être acteur,

Et fut heureux autant que sage.

Il fuyait le vain nom d’auteur ;

Il dédaigna de vivre au temple de Mémoire,

Mais il vivra dans votre cœur :

C’est sans doute assez pour sa gloire.

 

 

          Les fleurs que je jette, madame, sur le tombeau de notre ami Formont (1), sont sèches et fanées comme moi. Le talent s’en va ; l’âge détruit tout. Que pouvez-vous attendre d’un campagnard qui ne sait plus que planter et semer dans la saison ? J’ai conservé de la sensibilité, c’est tout ce qui me reste, et ce reste est pour vous ; mais je n’écris guère que dans les occasions.

 

          Que vous dirais-je du fond de ma retraite ? Vous ne me  manderiez aucune nouvelle de la roue de fortune sur laquelle tournent nos ministres du haut en bas, ni des sottises publiques et particulières. Les lettres qui étaient autrefois la peinture du cœur, la consolation de l’absence, et le langage de la vérité, ne sont plus à présent que de tristes et vains témoignages de la crainte d’en trop dire, et de la contrainte de l’esprit. On tremble de laisser échapper un mot qui peut être mal interprété. On ne peut plus penser par la poste.

 

          Je n’écris point au président Hénault, mais je lui souhaite, comme à vous, une vie longue et saine. Je dois la mienne au parti que j’ai pris. Si j’osais, je me croirais sage, tant je suis heureux. Je n’ai vécu que du jour où j’ai choisi ma retraite ; tout autre genre de vie me serait insupportable. Paris vous est nécessaire ; il me serait mortel ; il faut que chacun reste dans son élément. Je suis très fâché que le mien soit incompatible avec le vôtre, et c’est assurément ma seule affliction.

 

          Vous avez voulu aussi essayer de la campagne ; mais, madame, elle ne vous convient pas. Il vous faut une société de gens aimables, comme il fallait à Rameau des connaisseurs en musique. Le goût de la propriété et du travail est d’ailleurs absolument nécessaire dans des terres. J’ai de très vastes possessions que je cultive. Je fais plus de cas de votre appartement que de mes blés et de mes pâturages ; mais ma destinée était de finir entre un semoir, des vaches, et des Génevois.

 

          Ces Génevois ont tous une raison cultivée. Ils sont si raisonnables, qu’ils viennent chez moi, et qu’ils trouvent bon que je n’aille jamais chez eux. On ne peut, à moins d’être madame de Pompadour, vivre plus commodément.

 

          Voilà ma vie, madame, telle que vous l’avez devinée, tranquille et occupée, opulente et philosophique, et surtout entièrement libre. Elle vous est absolument consacrée dans le fond de mon cœur, avec le respect le plus tendre et l’attachement le plus inviolable.

 

 

1 – Mort en décembre 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 16 Janvier 1759.

 

 

          Comme j’ai ici toutes les pièces, je vais faire dresser un mémoire. Il faudra d’abord que vous fassiez assigner Schmidt (1) par devant le conseil de Francfort, en réparation de votre arrêt injuste ; que vous redemandiez deux mille écus qu’on vous vola, et vingt mille francs en dépens, dommages, et intérêts. La ville déniera justice, et alors je me fais fort de faire condamner Schmidt à Vienne, sans qu’il vous en coûte rien.

 

          Mes compliments à madame de Lutzelbourg. Je n’ai pas un moment à moi ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez les Mémoires de Voltaire. Il s’agit ici de l’affaire de Francfort. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Aux Délices, 20 Janvier 1759.

 

 

          Je crois, mon cher ami, que je pourrais bien résigner ma dignité de sur-arbitre, dans le procès de Goll le riche et des Goll les pauvres, contre M. le prince de Beaufremont. J’ai conseillé qu’on s’adressât à vous seul, et que vous finissiez cette affaire ; c’est ainsi qu’elles devraient toutes être terminées, par l’arbitrage d’un jurisconsulte éclairé, et non par des procédures infinies, qui fatiguent les juges, et qui les obligent à juger au hasard.

 

          Je crois qu’heureusement le sot livre du sot moine, non moins fripon que sot, aura trouvé peu de lecteurs ; ce n’était pas au procureur-général de se plaindre, c’était à son libraire ; vous n’avez pas mal fait d’intimider un peu le maroufle.

 

          J’ai ici quelquefois votre ancien confrère Adam (1) ; ce n’est pas le premier homme du monde ; mais il me semble que c’est un assez bon diable. Ne vous ai-je pas déjà dit qu’il est, lui troisième, dans une terre de six à sept mille livres de rente, dont les jésuites ont dépouillé les possesseurs (2) qui se damnaient visiblement en abusant de leurs richesses ? Ne vous ai-je pas dit que je suis leur voisin, et que j’ai acheté deux terres auprès des Délices ? Je voudrais vous y tenir entre les jésuites et les huguenot ;

 

 

Tros Rutulusve fuat, nullo iscrimine habebis.

 

Æneid., lib. X.

 

 

          Voulez-vous bien présenter mes respects à M. et à madame de Klinglin ? Comment se portent madame Dupont et toute votre jolie petite famille ? Tuus semper.

 

 

1 – Le père Adam, jésuite. (G.A.)

 

2 – Desprez de Crassy. Voyez la lettre à Thieriot du 15 Janvier 1761. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au Château de Tournay, route de Genève, 25 Janvier (1).

 

 

          Madame, je reçois à point nommé la lettre très aimable, très ingénieuse, très édifiante dont votre altesse sérénissime m’honore, du 16 Janvier. Il est bien clair que vous n’avez rien de mieux à faire que de vous résigner. Le roi de Prusse et ses ennemis n’en usent pas d’une manière si philosophe et si chrétienne. Voici en tout cas un des plus beaux et des plus doux hivers possibles ; je crains bien qu’on n’en abuse pour désoler quelque pauvre province. Le système de Leibnitz peut être consolant ; mais celui des princes chrétiens, révérence parler, ne l’est guère. Il fait un aussi beau temps dans l’enceinte de nos Alpes que dans vos plaines de Thuringe, et nous ne craignons ni pandours ni housards, ni troupes réglées ni déréglées. Voici un vrai temps pour venir vous faire sa cour. Les visites que votre altesse sérénissime peut recevoir des majors impériaux, ou français, ou autrichiens, ou prussiens, ne seraient certainement pas des hommages aussi purs, aussi sincères que les miens.

 

          Je viens de recevoir une visite un peu extraordinaire du Génevois La Bat, baron suisse. Il s’est plaint à moi, madame, que votre ministre n’a pas daigné lui écrire ; il dit qu’il attend en vain une réponse depuis le commencement de décembre ; il dit qu’il a donné son argent longtemps auparavant, et qu’on n’en a pas seulement accusé la réception. Il prétend, en bon Suisse, en bon Génevois, s’en prendre à moi. J’ose conjurer votre altesse sérénissime de vouloir bien lui faire écrire d’une manière satisfaisante, et que votre pauvre serviteur ne soit plus exposé à ses menaces.

 

          Il me semble qu’il y a un grand refroidissement entre la cour de France et celle du Palatin, et quelques autres encore. Mais quand la rage d’exterminer des hommes se refroidira-t-elle ? Jamais si petit sujet n’a ensanglanté la terre et les mers. Passe encore quand on combattait pour Hélène ; mais le Canada et la Silésie ne méritent pas que tout le monde s’égorge.

 

          On prétend que les jésuites sont les auteurs de la conspiration du Portugal ; autre scène d’horreurs. Ah ! comme ce monde est fait ! Mais vous l’ornez, madame, et je ne peux en dire de mal. Agréez le profond et tendre respect de V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

 

 

          Voici, mon cher Colini, la lettre (1) que vous pouvez écrire. Adressez-vous au notaire qui reçut votre protestation ; faites présenter la requête au vénérable….. conseil. Il la refusera ; vous en appellerez au conseil aulique, et je vous réponds que Freitag sera condamné. Vous n’aurez qu’à envoyer la requête à madame de Bentinck, et la supplier de vous donner son avocat. M. le comte de Sauer pourra vous servir. J’agirai fortement en temps et lieu.

 

          N.B. Vous pouvez me citer comme témoin de vos effets volés.

 

 

1 – Lettre adressée au prince de Soubise, commandant l’armée française en quartiers d’hiver à Francfort : « Monseigneur, permettez qu’un sujet de S.M. impériale, dont votre altesse défend la cause, implore votre protection dans la plus juste demande contre le brigandage le plus horrible. Peut-être un mot de votre bouche peut obliger le conseil de Francfort à me rendre justice. Peut-être son attachement à nos ennemis, sa haine contre la France et contre tous les bons sujets de S.M. impériale, lui feront soutenir les iniquités du nommé Freitag ; mais je suis dans la nécessité d’implorer votre protection pour obtenir une sentence prompte, favorable cette sentence expéditive que je demande par la protection de votre altesse ; elle est faite pour secourir les opprimés.

 

Permettez que je mette aussi à vos pieds ma requête au conseil de Francfort. Je suis, etc. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Algarotti.

 

Aux Délices, 27 Janvier 1759.

 

 

Tout le peuple commentateur

Va fixer ses regards avides

Sur le grave compilateur

De l’Histoire des Néréides (1) ;

Mais si notre excellent auteur

Voulait publier sur nos belles

Des mémoires un peu fidèles,

Il plairait plus à son lecteur.

Près d’elles il est en faveur,

Et magna pars de leur histoire ;

Mais c’est un modeste vainqueur

Qui ne parle point de sa gloire.

 

 

          Il Pascali (2) è un traditore come tutti i libraj ; ho niente ricevuto da sua parte. Mi accorgo bene che un furbo catolico libraio non ha la minima corrispondeza coi furbi libraj calvinisti ; pero i fratelli Cramer di Ginevra sono uomini onesti e di garbo ; ma il vostro Pascali è un briccone, ed io sono arrabiato contro di lui.

 

          Si jamais, dans vos goguettes, vous vous remettez à voyager, n’oubliez pas de passer par les confins de Genève, où j’ai acquis de belles terres que je ne doit pas à Argaléon (3). Vive memor nostrî, and let a free man visit a free man.

 

          A jamais votre très humble, etc.

 

 

1 – Prospectus d’une introduction à la Néréidologie, facétie scientifique par Algarotti. (G.A.)

 

2 – Libraire de Venise. (G.A.)

 

3 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 30 Janvier.

 

 

          Il faut vous mettre au fait, mon cher ami, d’une friponnerie typographique qu’on fait à Lausanne. Il y a déjà onze feuilles d’imprimées d’un libelle intitulé la Guerre de M. de V….. (1) ; il contient des lettres supposées sur quelques pairs anglais, sur le roi de Prusse, sur Calvin, sur plusieurs particuliers. On soupçonne un nommé Grasset d’être l’imprimeur. Ce Grasset est un fripon chassé de Genève. On dit qu’un M. Darnai, fils du professeur, ci-devant associé de Bousquet (2), a les feuilles chez lui. En tout cas, Berne a de bonnes lois. J’en écris à leurs excellences, et surtout à M. de Freudenreich. Je n’ai que le temps de vous en faire part, et de vous demander assistance in hoc genere pravitatis. Je vous embrasse de tout mon cœur. V.

 

          P.S. – Le catéchiste Chavanes (3), de Vevay, n’est point, à ce qu’on m’assure avec serment, l’auteur du libelle. Allaman (4) est homme à être informé de cette intrigue (5) ; mais je ne veux pas lui écrire.

 

 

1 – La Guerre littéraire, ou Choix de quelques pièces de M. de Voltaire. (G.A.)

 

2 – Imprimeur. (G.A.)

 

3 – Beau-frère de M. de Brenles. (G.A.)

 

4 – Professeur à Lausanne. (G.A.)

 

5 – Contre J. Saurin. (G.A.)

 

 

 

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