CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 17

Publié le par loveVoltaire

1759 - Partie 17

 

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à M. le comte d’Argental.

 

MÉMOIRE POUR TOUS LES ANGES.

 

 

 

          Le temps étant fort cher, mon cœur tout plein, ma tête épuisée, Pierre-le-Grand m’occupant du matin au soir, le nouveau semoir à cinq tuyaux demandant ma présence, cinquante maçons me ruinant, l’abbé d’Espagnac me chicanant, trois ou quatre petits procès me lutinant, le désespoir de ces honnêtes prêtres (1) m’amusant, et mes yeux n’en pouvant plus, je dicte avec humilité le présent Mémoire, et je supplie le comité des anges de le lire avec bonté, attention, et sans prévention.

 

     Pour M. l’abbé d’Espagnac, je n’en parlerai pas pour avoir plus tôt fait. Je me borne à remercier tendrement les dignes ministres qui veulent bien traiter avec lui. Je le soupçonne d’être difficile en affaires, et, si les édits du traducteur de Pope (2) sont entre ses mains, je crois que la critique sera épineuse.

 

      Je prie tous les anges de députer M. de Chauvelin l’ambassadeur, et de lui faire prendre absolument la route de Genève, qui est plus courte que celle de Lyon. Un homme accoutumé à passer les Alpes passera bien le mont Jura. Son chemin sera plus court de vingt-cinq lieues, en prenant la route de Dijon, Saint-Claude, et Annecy. Nous lui promettons de lui jouer une tragédie et une comédie, dans la masure appelée château de Tournay, sur un théâtre de Polichinelle, mais dont les décorations sont très jolies. Il me verra faire le vieillard d’après nature ; nous le logerons aux Délices. Il peut être sûr d’être étroitement logé, mais gaiement, et dans la plus jolie vue du monde. On logera son secrétaire et ses valets de chambre encore plus mal, mais on lui fera manger des truites. Il verra, s’il veut, les graves syndics de Genève, les ministres sociniens, et trouvera encore le secret de leur plaire, selon son usage.

 

 

     Il trouvera des cœurs sensibles à toutes ses bontés, pénétrés d’estime et de reconnaissance ; on discutera avec lui son mémoire sicilien (3), qui est plein de sagacité et de vues fines et étendues.

 

      Madame Scaliger saura qu’il n’y a aucune de ses critiques, excepté celle du billet adultère (4), que nous n’ayons approuvée. Nous en reconnûmes la justice il y a plus de six semaines ; nous fûmes même beaucoup plus difficiles qu’elle, et nous pouvons assurer que nous avons poussé la sévérité aussi loin que si nous avions jugé la pièce d’un autre.

 

 

      Il faut considérer que la pièce ayant été faite en moins d’un mois, on avait voulu essayer seulement s’il en pouvait résulter quelque intérêt ; c’est la première chose dont il faut s’assurer, après quoi le reste se fait aisément. Le fond de la pièce est une femme vertueuse et passionnée, convaincue d’un crime qu’elle n’a pas commis, sauvée du supplice par son amant qui la croit criminelle, méprisée par celui qui l’a sauvée, et pour qui elle avait tout fait ; plus désespérée de se voir soupçonnée par son amant, qu’elle n’a été affligée d’être conduite au supplice : enfin, son amant mourant entre ses bras, et ne reconnaissant la fidélité de sa maîtresse qu’après avoir reçu le coup de la mort qu’il a cherchée, ne pouvant survivre au crime d’une femme qu’il adorait.

 

L’intérêt qui doit naître de ce sujet était affaibli par deux défauts, dont le premier a été très bien censuré dans l’écrit de madame Scaliger. Ce défaut consistait dans l’invraisemblance, dans le peu de fondement de l’accusation portée contre Aménaïde, dans l’oubli des accessoires nécessaires pour rendre Aménaïde coupable à tous les yeux, surtout à ceux de Tancrède. La correction de ce défaut ne dépendait que de quelques éclaircissements préliminaires, de quelques détails, de quelques arrangements historiques. C’est un travail auquel on ne s’est pas voulu livrer, dans la chaleur de la composition. J’ai traité cette pièce comme la maison que je fais bâtir à Ferney ; je fais d’abord élever les quatre faces, pour voir si l’architecture me plaira, et ensuite je fais les caves et les égouts ; chacun a sa méthode. Les anges verront, par la première édition qu’on leur enverra, que non seulement la partie historique qu’ils désiraient est traitée à fond, mais qu’elle répand encore dans la pièce autant d’intérêt que de lumière ; et on espère que madame Scaliger sera contente.

 

      Le second défaut consistait dans des longueurs, dans des redites qui détruisaient l’intérêt, aux quatrième et cinquième actes. M. de Chauvelin a fait sur ce vice essentiel un mémoire plein de profondeur et de génie. On voit bien d’ailleurs que ce mémoire est d’un ministre public, car il propose que Norador (5) soit instruit par ses espions de la condamnation d’Aménaïde, et qu’il envoie sur-le-champ un agent, pour déclarer qu’il va mettre tout à feu et à sang, si on touche à cette belle créature. Je prendrai la liberté, quand j’aurai l’honneur de le voir, de lui représenter mes petites difficultés sur cette ambassade ; je lui dirai qu’il est bien difficile que Norador soit instruit de ce qui se passe dans la ville, lorsqu’on se prépare à lui donner bataille, lorsque les portes sont fermées, les chemins gardés, et si bien gardés, qu’on vient de pendre le messager d’Aménaïde, qui les connaissait si bien ; je lui dirai encore que si Norador prenait, dans ces circonstances, un si violent intérêt à Aménaïde, elle ne pourrait plus guère se justifier aux yeux de Tancrède ; car qui assura Tancrède que le billet sans adresse, qui fait le corps du délit, n’était pas pour Norador ? l’ambassade même de ce Turc ne dit-elle pas clairement que le billet était pour lui ? Il n’y a que le père qui puisse certifier à Tancrède l’innocence de sa fille. Mais comment ce père pourra-t-il lui-même en être convaincu, si la fille garde longtemps le silence, comme on le veut dans ce mémoire ? Ce silence même ne serait-il pas une terrible preuve contre elle ? N’est-il pas absolument nécessaire qu’Aménaïde, en voyant Tancrède, au troisième acte, se déclarer son chevalier, avoue à son père, dans les transports de sa joie, que c’est à lui qu’elle a écrit, et qu’elle n’ose le nommer devant ses persécuteurs, de peur de l’exposer à leur vengeance ? Cela n’est-il pas bien plus vraisemblable, bien plus passionné, bien plus théâtral ?

 

       On dit dans le mémoire qu’il n’est pas naturel que Tancrède, dans le quatrième acte, coure au combat, sans s’éclaircir avec Aménaïde ; qu’elle doit lui dire : « Arrêtez ; vous croyez avoir combattu pour une perfide qui écrivait à un Turc, et c’est à un bon chrétien, c’est à vous que j’écrivais. » Je répondrai à cela qu’il y a des chevaliers sur la scène, que ces chevaliers sont les ennemis de Tancrède, qu’ils trouveraient Aménaïde aussi coupable de lui avoir écrit contre la loi, que d’avoir écrit à Norador. J’ajouterai que dans la pièce, telle qu’elle est, Tancrède n’est point connu ; qu’il était en effet très ridicule qu’on le reconnût au commencement du quatrième acte ; que c’était la principale source de la langueur qui énervait les deux derniers ; qu’il y avait encore là une confidente, grande diseuse de choses inutiles, et que tout ce qui est inutile refroidit tout ce qui est nécessaire. J’aurai d’ailleurs beaucoup de remerciements à faire, et quelques objections à proposer ; mais j’apprends dans ce moment des nouvelles de mes vaches et de mes semailles, qui sont bien autrement importantes que les amours de Tancrède et d’Aménaïde. Les sangsues du pays de Gex veulent encore me faire payer un centième denier, parce que j’ai prêté mille écus à un pauvre diable (6) pour le tirer de prison. Je vais faire un beau Mémoire pour M. de Chauvelin l’intendant, qui me fera encore plus d’objections que M. son frère.

 

Le résultat de tout ceci, c’est que M. l’ambassadeur ne peut pas se dispenser de venir voir la pièce aux Délices. Je la fais copier actuellement, et je l’enverrai bientôt au chœur des anges de qui je baise les ailes avec toute humilité, pénétré de reconnaissance pour eux tous, et au désespoir d’être heureux loin d’eux. Mais tout le monde me dit que je fais très bien de rester dans mon royaume de Cathai, et que je suis plus sage que Socrate ; je le crois bien.

 

 

N.B. que le troisième est tout en action, le quatrième en sentiment, le cinquième, sentiment et action ; vous verrez !

 

Vous ne verrez jamais un cœur plus fidèle que le mien au culte d’hyperdulie. Mes anges sont mes divinités.

 

 

1 – Les Jésuites d’Ornex, qui occupaient injustement le domaine de la famille de Crassy. (G.A.)

 

2 – Silhouette. (G.A.)

 

3 – Ses Remarques sur Tancrède. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre à madame d’Argental du 18 Juin. (G.A.)

 

5 – Norador, dans Tancrède, est devenu Solamir. (G.A.)

 

6 – Détems. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à M. de Chauvelin.

 

A Tournay, 7 Septembre 1759.

 

 

Non plainte,

Non requête,

Non procès ;

Mais très humble consultation.

 

Toujours centième denier.

 

 

          Un peu d’attention, s’il vous plaît, monsieur.

 

          Par contrat fait et passé le 20 auguste, V…… a bien voulu donner 3115 livres comptant, pour tirer son vassal Bétems de prison, et ledit Bétems abandonner son rural au pays de Gex, jusqu’à ce que V….. soit remboursé sur les fruits de ce rural, et le tout sans intérêt, ainsi qu’il est spécifié au contrat.

 

          Or la sangsue commise par les fermes-générales exige le centième de cette bonne action.

 

          De quel droit, sangsue ? est-ce ici une aliénation, un bail à vie ? est-ce aliénation de fonds ? est-ce un bail de plus de neuf ans.

 

          Le fonds dont je deviens régisseur vaut environ 700 livres par an. Comptez, vous trouverez qu’en quatre ans et demi, tout est fini. Pourquoi fourrez-vous votre nez dans un plaisir que je fais à mon vassal de Tournay ? pourquoi prenez-vous votre part d’un argent prêté par pure charité ? Si vous m’échauffez les oreilles, je me plaindrai à M. de Chauvelin.

 

          Vous m’avez extorqué là, avec la petite oie, 50 livres ; sachez que je les retiendrai (car M. de Chauvelin le jugera ainsi) sur le centième de l’acquisition à vie de Tournay. Je ne veux pas importuner le roi pour avoir un brevet d’exemption ; je suis satisfait de ses bontés, l’Etat a besoin d’argent. Oui, vous aurez votre centième d’acquisition à vie, en protestant que c’est au rusé président de Brosses à le payer, non à moi. Patience ! mais pour vos 50 livres extorquées vous les rendez, s’il vous plaît, ou il n’y a point de justice sur la terre Vous êtes chicaneur et vorace ; vous dégoûtez de faire du bien.

 

          Si M. de Chauvelin met NON en marge de ma pancarte, je me tais ; mais il mettra SI.

 

          Le laboureur V….. présente ses respects à M. le prospecteur des édits, et à M. l’abbé, son frère, examinateur des édits.

 

          Il le supplie de permettre que cette lettre (1), pour M. l’ambassadeur, soit mise dans son paquet.

 

          Du théâtre de Tournay, pays de Gex, pays charmant, mais où la terre ne rapporte que trois pour un, pays où j’entretiens les haras du roi à mes dépens, et où je n’ai point d’avoine ; ainsi tout va.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 17 Septembre 1759.

 

 

          Il est vrai, madame, que vous êtes dans un couvent (1) comme Héloïse, et que vous avez eu, comme elle, un oncle, chanoine. Il est encore vrai que je suis à peu près réduit à l’état d’Abélard ; mais, malheureusement pour moi, je ne peux pas goûter la consolation de vous dire : C’est avec vous que j’ai perdu le peu que je regrette.

 

          Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très supérieure à Héloïse, quoique vous ne soyez pas aussi théologienne qu’elle. Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l’esprit que j’ai rencontrée bien rarement ailleurs. Si je n’ai point eu l’honneur de vous écrire, c’est que ma retraite m’a fait penser qu’un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se jouer à ce qu’il a connu dans Paris de plus aimable.

 

          J’ai été sensiblement affligé de votre état (2), et je vous jure qu’il n’a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand’chose. Je crois avoir renoncé, pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles. Ce n’est pas que j’aie la vanité de me croire plus sage que ses habitants, mais je me suis fait une petite destinée à part, avec laquelle je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes ; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre.

 

          J’ai joint à mon petit ermitage des Délices des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne ; j’ai été assez heureux pour que le roi m’ait rendu tous ces privilèges, malgré le Journal de Trévoux et les Gazettes ecclésiastiques. J’ai eu l’insolence de faire bâtir un château dans le goût italien ; j’ai fait dans un autre une salle de comédie ; j’ai trouvé de bons acteurs ; et, malgré tout cela, je me suis aperçu, à la fin, que le plus grand plaisir consiste à être particulièrement et utilement occupé.

 

          Je vois que tous les poètes ont eu raison de faire l’éloge de la vie pastorale, que le bonheur attaché aux soins champêtres n’est point une chimère ; et je trouve même plus de plaisir à labourer, à semer, à planter, à recueillir, qu’à faire des tragédies et à les jouer. Salomon avait bien raison de dire qu’il n’y a de bon que de vivre avec ce qu’on aime, se réjouir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanité.

 

          Plût à Dieu, madame, que vous puissiez vivre comme moi, et que votre société charmante pût augmenter mon bonheur ! Vous voulez que je vous envoie les ouvrages auxquels je m’occupe quand je ne laboure ni ne sème ; en vérité, madame, il n’y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec l’âge. Je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu’il n’y a guère d’apparence d’envoyer mes idées par la poste.

 

          Il y a pourtant un ouvrage honnête qui est actuellement sur le métier ; c’est l’Histoire de la création de deux mille lieues de pays par le czar Pierre. Je fais cette Histoire sur les archives de Pétersbourg, qu’on m’a envoyées ; mais je doute que cela soit aussi amusant que la Vie de Charles XII, car ce Pierre n’était qu’un sage extraordinaire, et Charles un fou extraordinaire, qui se battait, comme Don Quichotte, contre des moulins à vent. J’aurai assurément l’honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires ; mais je serai bien surpris si l’ouvrage est intéressant.

 

          Non, madame, je n’aime des Anglais que leurs livres de philosophie, quelques-unes de leurs poésies hardies ; et, à l’égard du genre dont vous me parlez, je vous avouerai que je ne lis que l’Ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout l’Arioste, une partie des Mille et une Nuits ; et, en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales. Ce n’est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les Poésies sacrées de M. Le Franc (3), n’aient leur mérite. On m’a parlé aussi d’un livre de son frère l’évêque, intitulé la Réconciliation de l’Esprit avec la Religion, ou, comme quelques-uns disent, la Réconciliation normande ; mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût.

 

          Je vous félicité, madame, vous et M. le président Hénault, de vivre souvent ensemble, et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de votre commerce. J’espère que vous jouirez longtemps tous deux de cette consolation. Vous avez été gourmande, et, quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans. Si les événements du temps sont le sujet de vos conversations, elles ne doivent pas tarir ; il ne laisse pas d’y avoir quelque plaisir à voir tous les huit jours une sottise nouvelle.

 

          C’est encore un avantage que j’ai dans le petit coin du monde que j’habite ; il n’y a point de pays où l’on soit instruit plus tôt de tout ce qui se passe dans l’Europe ; nous savons toujours les aventures d’Allemagne quatre jours avant vous. Le roi de Prusse me faisait l’honneur de m’écrire assez régulièrement, avant que les Russes lui eussent donné sur les oreilles ; il n’a pas actuellement le temps d’écrire ; je le crois très embarrassé, et, à moins d’un prodige, il faudra qu’il soit un exemple des malheurs de l’ambition ; mais, s’il succombe, il ne pourra pas au moins reprocher sa perte aux Français.

 

          Adieu, madame ; soyez heureuse autant que vous le pourrez. Conservez votre santé, continuez à faire le charme de la société ; faites-vous lire des livres qui vous amusent. Vous ne pouvez lire l’Arioste dans sa langue, et, en cela, je vous plains beaucoup ; mais, croyez-moi, faites-vous lire la partie historique de l’Ancien Testament d’un bout à l’autre, vous verrez qu’il n’y a point de livre plus amusant. Je ne parle pas de l’édification qu’on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques, de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du style, etc.

 

          N’oubliez pas le premier chapitre d’Ezéchiel, que personne ne lit ; mais faites-vous surtout traduire le chapitre XVI, qu’on n’a pas osé traduire fidèlement, et vous verrez que « Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu’elle a eu du poil et des tétons ; qu’il a couché avec elle, et qu’il l’a entretenue magnifiquement ; que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s’est souvent servie, quand elle était seule, de … (4) » je n’ose pas dire quoi. Et au verset 20 du chapitre XXIII, il est « dit qu’Ooliba, la bien-aimée, après avoir tâté de mille amant, a donné la préférence à ceux qui ont le talent d’un âne (5). »

 

          Enfin cette naïveté, que j’aime sur toute chose, est incomparable. Il n’y a pas une page qui ne fournisse des réflexions pour un jour entier  Madame du Châtelet l’avait bien commenté d’un bout à l’autre.

 

          Si vous êtes assez heureuse pour prendre goût à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu’on ne peut rien vous envoyer qui en approche. Ah ! madame, que le monde est bête ! et qu’il est doux d’e être dehors ! mais il faudrait surtout le fuir avec vous.

 

 

1 – Le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique-Saint-Germain. (G.A.)

 

2 – Madame du Deffand était devenue aveugle. (G.A.)

 

3 – Le Franc de Pompignan, dont Voltaire devait tant se moquer quelques mois plus tard. (G.A.)

 

4 – « Et fecisti tibi imagines masculinas, et fornicata es in eis. »

 

5 – Examen de la Genèse et des livres du Nouveau Testament ; preuves de la religion ; ouvrage inédit jusqu’à ce jour. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

Aux Délices, 17 Septembre 1759.

 

 

          Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, mon cher et ancien ami ; mais je suis le rat des champs, et vous le rat des villes.

 

 

Rusticus urbanum murem mus paupere fertur

Accepisse cavo, veterem vetushospes amicum.

 

HOR., lib. II, sat. VI.

 

 

          Vous n’en avez pas tant fait ; vous avez laissé là votre rat des champs. Ce n’est pourtant pas comme rat piqué de votre négligence qu’il n’a point écrit ; c’est qu’il a été fort occupé dans tous ses trous ; car, tandis que votre destinée vous a fait faire le long voyage de la rue Saint-Honoré à l’Arsenal (1), et que vous avez ainsi couru d’un pôle à l’autre, j’ai bâti, labouré, planté, et semé.

 

 

Rident vicini glebas et saxa moventem.

 

HOR., lib. I, ep. XIV.

 

 

          Vous êtes retiré dans Paris, monsieur le paresseux ; vous philosophez à votre aise chez M. de Paulmi ; mais, moi, il faut que je visite mes métairies, que je guérisse mes paysans et mes bœufs quand ils sont malades, que je marie des filles, que je mette en valeur des terres abandonnées depuis le déluge. Je vois autour de moi la plus effroyable misère dans le pays le plus riant ; je me donne les airs de remédier un peu à tout le mal qu’on a fait pendant des siècles. Quand on se trouve en état de faire du bien à une demie-lieue de pays, cela est fort honnête.

 

          J’entends parler de gens qui vous ravagent, qui vous appauvrissent des deux et trois cents lieues, ou avec leurs plumes, ou avec des canons ; ces gens-là sont des héros, des demi-dieux à prendre, mais je les respecte beaucoup.

 

          On dit qu’à Paris vous n’avez ni argent ni sens commun ; on dit que vous êtes malmenés sur mer et sur terre ; on dit que vous allez perdre le Canada ; on dit que vos rentes, vos effets publics, courent grand risque. Quand je dis vous, j’entends nous, car je vogue dans le même vaisseau ; mais, en qualité de pauvre ermite habitant de frontière, je parle respectueusement devant un habitant de la capitale.

 

          Comme il faut lire quelquefois après avoir conduit sa charrue et son semoir, dites-moi, je vous en prie, ce que c’est qu’une Histoire des jésuites ou des Dogmes des jésuites, prouvés par les faits, en trois ou quatre volumes ; en un mot, c’est une compilation de tout ce qu’ils ont fait de mémorable, depuis frère Guignard jusqu’à frère Malagrida. J’ai demandé ce livre à Paris, mais je n’en sais pas le titre.

 

          Quid novi ? Comment vous portez-vous ? n’êtes-vous pas gras à lard et assez honnêtement heureux ? Si ita est, congratulor. Farewell, my dear.

 

 

 

1 – Chez le marquis de Paulmi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Bicquilley.

 

Au château de Tournay, en Bourgogne, 17 Septembre 1759 (1).

 

 

          Vous faites mieux des vers, monsieur, que vous ne choisissez vos sujets. Nous sentons bien, vous et moi, que je ne mérite pas les louanges que vous m’avez données ; mais je vous avoue que je suis très flatté de ne pas déplaire à quelqu’un qui joint la bonne poésie à la bonne philosophie. Je ne suis plus à présent qu’un vieillard retiré du monde, occupé de l’agriculture ; mais je n’en suis pas moins sensible au mérite et aux talents ; c’est à ce titre, monsieur, que j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Au château de Tournay, 18 Septembre 1759.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu le panégyrique de Pierre-le-Grand, que votre excellence a eu la bonté de m’envoyer. Il est bien juste qu’un homme de votre Académie chante les louanges de cet empereur. C’est par la même raison que les hommes sont obligés de chanter les louanges de Dieu, car il faut bien louer celui qui nous a formés. Il y a certainement de l’éloquence dans ce panégyrique. Je vois que votre nation se distinguera bientôt par les lettres comme par les armes ; mais ce sera principalement à vous, monsieur, qu’elle en aura l’obligation. Je vous ai celle d’avoir reçu de vous des mémoires plus instructifs qu’un panégyrique ; ce qui n’est qu’un éloge ne sert souvent qu’à faire valoir l’esprit de l’auteur. Le titre seul avertit le lecteur d’être en garde ; il n’y a que les vérités de l’histoire qui puissent forcer l’esprit à croire et à admirer. Le plus beau panégyrique de Pierre-le-Grand, à mon avis, est son journal, dans lequel on le voit toujours cultiver les arts de la paix au milieu de la guerre, et parcourir ses Etats en législateurs, tandis qu’il les défendait en héros contre Charles XII. J’attends toujours vos nouveaux mémoires avec l’empressement du zèle que vous m’avez inspiré. Je me flatte que j’aurai autant de secours pour les événements qui suivent la bataille de Pultava, que j’en ai eu pour ceux qui la précèdent. Ce sera une grande consolation pour moi de pouvoir achever ma carrière par cet ouvrage. Ma vieillesse et ma mauvaise santé me font connaître que je n’ai pas de temps à perdre ; mais ce n’est pas le plus grand motif de mon empressement. Je suis impatient, monsieur, de répondre, si je le puis, à la confiance que vous avez bien voulu me témoigner, et de satisfaire votre goût autant que je suivrai vos instructions

 

          Voici, monsieur, un moment bien glorieux pour votre auguste impératrice et pour la Russie. C’est la destinée de Pierre-le-Grand et de sa digne fille de rétablir la maison de Saxe dans ses Etats.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

1759 - Partie 17

 

 

 

 

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