CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 15

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à Madame la comtesse d’Argental.

 

Aux Délices, 15 Août 1759.

 

 

          Vraiment, madame, il est bien temps de s’occuper de chevalerie, pendant que M. de Contades, en vrai Angevin, mène à la boucherie tous les descendants de nos anciens chevaliers, et leur fait attaquer quatre-vingts pièces de canon, comme Don Quichotte attaquait des moulins à vent ! Cette horrible journée perce l’âme. Je suis Français à l’excès, surtout depuis mon beau brevet, dont j’ai l’obligation à vous, mes divins anges, et à MM. de Choiseul. Luc (vous savez qui est Luc) donne probablement bataille aux Autrichiens et aux Russes, au moment que j’ai l’honneur de vous écrire ; du moins il m’a mandé que c’était sa royale intention. S’il est battu (1), comme cela peut arriver, quelle honte pour nous de l’avoir été par ce prince de Brunswick ! Je voudrais que vous connussiez ce prince, vous seriez bien étonnée, et vous diriez : Il faut que les gens qu’il bat soient de grands imbéciles. La vérité du fait est que toutes ces troupes-là sont mieux disciplinées que les nôtres. Quiconque ne suivra pas entièrement les maximes du maréchal de Saxe sera infailliblement battu, comme à Rosbach. Voilà ce que j’ai l’impudence de vous dire, en qualité d’historiographe ; et je vous dis encore que je tremble pour votre descente en Angleterre.

 

          Nous allons être réduits à la besace. Heureux qui des fromages de Parmesan et des terres !

 

          Mon accident n’a pas duré ; il m’a laissé encore des passions vives ; celle d’être libre chez moi est très forte ; mais la plus grande de mes passions, c’est l’attachement que j’ai pour mes divins anges.

 

          J’ai envoyé d’énormes paquets à M. d’Argental, sous l’enveloppe de M. de Courteilles. J’abuse des bontés de M. d’Argental et de M. de Chauvelin.

 

          M. de Choiseul (2) m’a fait l’honneur de m’écrire ; je le crois bien affligé. Ah ! pauvres Français !

 

 

1 – Il venait de l’être le 12 Août à Kunnersdorff, près de Francfort-sur-l’Oder. (G.A.)

 

2 – Le comte de Choiseul.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

15 Août (1).

 

 

          Je voudrais que vous vissiez le grand Pictet de Warembé, haut de six pieds, sur mon théâtre de nuit, relevé encore d’un panache d’un pied et demi. Mais pour obvier à toutes ces difficultés, je vous avertis que la scène est dans un entre-sol. Tout est bon, pourvu qu’on s’amuse.

 

          Quoique Luc ait frotté quelques Croates, il ne peut se tirer d’affaires que par des miracles, par quelque Rosbach. Mais on ne rosbacque point les Russes ; ces gens-là se croiraient damnés s’ils reculaient. Ils se battent par dévotion.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Albaret.

 

Aux Délices, 16 Août 1759.

 

 

          L’oncle et la nièce, monsieur, devraient avoir répondu plus tôt à la lettre dont vous les avez honorés ; mais l’oncle était malade, et la nièce apprenait son rôle. Vous êtes parti dans le temps où nous avions le plus besoin de vous. Nous avons un petit théâtre à Tournay, et, hors moi, tous les acteurs se portent bien. Tous vous regrettent, tous disent que sans vous on n’aura qu’une troupe médiocre ; mais on vous regrette encore davantage dans la société ; vous en faisiez l’agrément. La bonne compagnie de Turin, qui vous possède, ne vous permettra pas de la quitter pour venir nous voir. Nous le sentons avec douleur ; mais, si jamais vous revenez sur les bords de notre lac, n’oubliez pas ceux qui sont pénétrés pour vous de tous les sentiments que vous méritez. Comptez-nous parmi ceux qui vous sont le plus dévoués,  et soyez persuadé surtout de l’attachement tendre et respectueux du solitaire et du malade Voltaire.

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Nous ne manquerons pas de venir admirer le courage et voir la jambe de ma philosophe, car l’inoculateur s’adresse aux jambes. Nous comptons sur la plus heureuse insertion. Je prie ma belle philosophe de vouloir bien m’envoyer les allégories (1).

 

 

1 – Nous ne savons ce que Voltaire demande ici. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 19 Août 1759.

 

 

          Mon divin ange, est-ce que M. Fatema (1) n’aurait pas trouvé grâce devant vos yeux ? Voici, pour vous réjouir, un gros paquet contenant des choses délicieuses, un billet de M. Fabri, fermier de Gex, c’est-à-dire son reçu de son tiers de lods et ventes : quelle lecture agréable ! et puis une lettre à M. l’abbé d’Espagnac, pleine de jérémiades sur le sort des pauvres seigneurs de château ; et une lettre (2) à M. de Chauvelin l’ambassadeur. Je me console au moins avec lui de cet embarras d’affaires. Savez-vous que je passe les jours entiers dans ces discussions de toute espèce ? Il faut s’accoutumer à tout. Cette vie-là ne me déplaît point, elle est toute remplie. Il est plus doux qu’on ne pense de planter, de semer et de bâtir. Je me plains toujours, selon l’usage ; mais, dans le fond, je suis fort aise.

 

          Je réserve les Chevaliers pour le temps des vendanges. Vous, mon cher ange, et M. de Chauvelin, qui daignez être mes médiateurs avec lui, d’Espagnac, vous n’échouerez pas dans votre négociation. Lisez ma lettre à M. d’Espagnac, et vous verrez si j’ai raison : lisez aussi ma dépêche à M. de Chauvelin, et vous jugerez si le conseil de monseigneur le comte de La Marche (3) n’a pas beaucoup de torts.

 

          Enfin donc, je crois que mes Russes sont près du grand Glogau. Qui croirait que la Barbarini (4) va être assiégée par mes Russes, et dans Glogau ? O destinée ! Je n’aime point Luc, il s’en faut beaucoup ; je ne lui pardonnerai jamais ni son infâme procédé avec ma nièce, ni la hardiesse qu’il a de m’écrire deux fois par mois des choses flatteuses, sans avoir jamais réparé ses torts. Je désire beaucoup sa profonde humiliation, le châtiment du pécheur ; je ne sais si je désire sa damnation éternelle.

 

          Mon divin ange, vous ne m’écrivez point ; vous ne me dites rien des succès de M. le comte de Choiseul à la cour de Vienne. Je sais sans vous qu’il y réussit beaucoup. Je suis toujours enchanté de M. le duc de Choiseul, et si enchanté que je ne lui demande rien. Je ne veux point du tout l’importuner pour ma terre viagère de Tournay ; je veux qu’il sache que je lui suis très attaché par goût, par reconnaissance, et que l’intérêt ne déshonore point mes sentiments généreux.

 

          Comment se porte madame Scaliger ? Je suis à ses pieds, et bientôt je travaillerai sur ses commentaires. Adieu, divins anges ; je souhaite à votre nation tous les succès possibles dans le continent et dans les îles. A propos, parlez-vous italien ?

 

          Mille respects à tout ange.

 

 

1 – Voltaire avait signé de ce nom son drame de Socrate. (G.A.)

 

2 – On n’a pas ces deux lettres. (G.A.)

 

3 – L.F.J. de Bourbon, né en 1734, devenu prince de Conti en 1776, mort en 1814. (G.A.)

 

4 – La danseuse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Il faut absolument que j’aille voir ma philosophe. Tous les jours sont pour moi le jour de sa fête. Je ne passe pas les miens en fêtes, avec ma détestable santé ; la vue de ma coureuse philosophe me ranimera.

 

          J’ai reçu une lettre de M. d’Epinay, mais je n’ai point répondu, afin de n’être pas soupçonné d’indiscrétion, si on sait à Paris combien ma philosophe a eu de courage.

 

 

 

 

 

à M. Clairaut.

 

Du château de Ferney, 27 Août 1759.

 

 

          Votre lettre (1), monsieur, m’a fait autant de plaisir que votre travail m’a inspiré d’estime. Votre guerre avec les géomètres, au sujet de la comète, me paraît la guerre des dieux dans l’Olympe, tandis que sur la terre des chiens se battent contre les chats. Je suis effrayé de l’immensité de votre travail. Je me souviens qu’autrefois, quand je m’appliquais à la théorie de Newton, je ne sortais jamais de l’étude que malade ; les organes de l’application et de l’intelligence ne sont pas si bons chez moi que chez vous. Vous êtes né géomètre, et je n’étais devenu disciple de Newton que par hasard. Votre dernier travail doit certainement honorer la France ; les Anglais ne peuvent pas avoir tout dit. Newton avait fondé ses lois en partie sur celles de Kepler, et vous avez ajouté à celles de Newton. C’est une chose bien admirable d’être parvenu à reconnaître les inégalités que l’attraction des grosses planètes opère sur la route des comètes. Ces astres, que nos pères et les Grecs ne connaissaient qu’en qualité de chevelus, selon l’étymologie du nom, et en qualité de méchants, comme nous connaissons Clodion-le-Chevelu, sont aujourd’hui soumis à votre calcul, aussi bien que les astres du système solaire ; mais il faudrait être bien difficile pour exiger qu’on prédît le retour d’une comète à la minute, de même qu’on prédit une éclipse de soleil ou de lune. Il faut se contenter de l’à-peu-près dans ces distances immenses, et dans ces complications de causes qui peuvent accélérer ou retarder le retour d’une comète. D’ailleurs la quantité de la masse de Jupiter et de Saturne peut-elle être connue avec précision ? cela me paraît impossible. Il me semble que, quand on vous accordera un mois d’échéance pour le retour d’une comète, comme on en accorde pour les lettres de change qui viennent de loin, on ne vous fera pas une grande grâce ; mais quand on avouera que vous faites honneur à la France et à l’esprit humain, on ne vous rendra que justice.

 

          Plût à Dieu que notre ami Moreau Maupertuis eût cultivé son art comme vous, qu’il eût prédit seulement le retour des comètes, au lieu d’exalter son âme pour prédire l’avenir, de disséquer des cervelles de géants pour connaître la nature de l’âme, d’enduire les gens de poix-résine pour les guérir de toute espèce de maladie, de persécuter Kœnig, et de mourir (2) entre deux capucins !

 

          Au reste, je suis fâché que vous désigniez par le nom de Newtoniens ceux qui ont reconnu la vérité des découvertes de Newton ; c’est comme si on appelait les géomètres Euclidiens. La vérité n’a point de nom de parti ; l’erreur peut admettre des mots de ralliements. On dit molinistes, jansénistes, quiétistes, anabaptistes, pour désigner différentes sortes d’aveugles ; les sectes ont des noms, et la vérité est vérité. Dieu bénisse l’imprimeur qui a mis les altercations de la comète, au lieu d’altérations ! Il a eu plus de raison qu’il ne croyait ; toute vérité produit altercation. Je pourrais bien me plaindre aussi, à mon tour, de ceux qui m’ont appelé mauvais citoyen, quand j’ai mis le premier en France le système de l’Anglais Newton au net ; mais j’ai essuyé tant d’injustices d’ailleurs, que celle-là m’a échappé dans la foule. Je suis enfin parvenu à ne mesurer que la courbe que mes nouveaux semoirs tracent au bout de leurs rayons. Le résultat est un peu de froment ; mais, quand je me suis tué à Paris pour composer des poèmes épiques, des tragédies, et des histoires, je n’ai recueilli que de l’ivraie. La culture des champs est plus douce que celle des lettres ; je trouve plus de bons sens dans mes laboureurs et dans mes vignerons, et surtout plus de bonne foi, que dans les regrattiers de la littérature, qui m’ont fait renoncer à Paris, et qui m’empêchent de le regretter.

 

          Je mets en pratique ce que l’Ami des hommes (3) conseille. Je fais du bien dans mes terres, aux autres et à moi. Je fais naître un peu d’abondance dans le pays le plus agréable et le plus pauvre que j’aie jamais vu. C’est une belle expérience de physique de faire croître quatre épis où la nature n’en donnait que deux. Les académies de Cérès et de Pomone valent bien les autres.

 

 

Felix qui potuit rerum cognoscere causas…,

Fortunatus et ille deos qui novit agrestes !

 

VIRG., Georg., lib. II.

 

 

1 – Le 16 Août, Clairaut lui avait écrit en lui envoyant un Mémoire lu à l’Académie le 23 Juin, et une réponse aux critiques de ce Mémoire. Il s’agissait de la fixation du retour de la comète annoncée par Halley. (G.A.)

 

2 – Comme Maupertuis. (G.A.)

 

3 – Le marquis de Mirabeau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

29 Août 1759.

 

 

          Il y a longtemps que je vous dois une réponse, mon cher philosophe. Je crois que les entrepreneurs de l’Encyclopédie ont pris des mesures qui vous laissent toute votre liberté, et qu’il vaudra bien mieux que vous rassembliez dans un volume votre Histoire naturelle, que de l’éparpiller dans une douzaine d’in-folio.

 

          L’histoire naturelle devient bien vilaine en Allemagne ; la nature de l’homme sera toujours de s’égorger sans savoir pourquoi. Maupertuis a fini la sienne d’une manière bien peu philosophique ; il valait mieux encore se faire enduire de poix-résine que de mourir entre deux capucins Formey, qu’il méprisait tant, est plus sage et plus heureux que lui. Je ne sais si les Russes viendront dans Berlin (1) lui demander quelques conférences sur les belles-lettres. On dit aujourd’hui que le roi de Prusse a repris Francfort-sur-l’Oder. Les événements de la guerre changent tous les jours, mais la misère des peuples ne change point. Mille tendres respects à M. et à madame de Freudenreich.

 

 

1 – Ils y entrèrent en octobre. (G.A.)

 

 

1759 - Partie 15

 

 

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