CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. le duc de La Vallière.
Aux Délices.
N’ai-je pas tout l’air d’un ingrat, monsieur le duc ? Il me semble que je devrais passer une partie de ma vie à vous remercier de vos bontés, et l’autre à tâcher de vous plaire ; cependant je ne fais rien de tout cela. Je cultive la terre ; je fais quelquefois de mauvais vers ; mais je me garde de les envoyer aux ducs et pairs qui ont de l’esprit et du goût. Vous n’allez plus à la comédie, et par conséquent je ne veux plus en faire ; mais comment peut-on avoir une bibliothèque complète de théâtre (1), et ne point entendre mademoiselle Clairon ? comment peut-on acheter fort cher les pièces de Hardi, et ne pas aller à celles de Corneille ? Avez-vous la tragédie de Mirame, dont les trois quarts sont du cardinal de Richelieu ? La pièce est bien rare ; c’était un détestable rimailleur que ce grand homme. Le cardinal de Bernis faisait mieux des vers que lui, et cependant il n’a pas réussi dans son ministère ; cela est inconcevable. C’est apparemment parce qu’il avait renoncé à la poésie. Le roi de Prusse n’en use pas ainsi ; il fait plus de vers que l’abbé Pellegrin ; aussi a-t-il gagné des batailles.
Je ne veux point mourir sans vous avoir envoyé une ode pour madame de Pompadour (2). Je veux la chanter fièrement, hardiment, sans fadeur ; car je lui ai obligation. Elle est belle, elle est bienfaisante, sujet d’ode excellent. Elle a eu la bonté de recommander à M. le duc de Choiseul un mémoire pour mes terres, terres libres comme moi, terres dont je veux conserver l’indépendance comme celle de ma façon de penser.
Je me suis fait un drôle de petit royaume dans mon vallon des Alpes ; je suis le Vieux de la Montagne, à cela près que je n’assassine personne. Madame de Pompadour a favorisé ma petite souveraineté écornée. Savez-vous bien, monsieur le duc, que j’ai deux lieues de pays, qui ne rapportent pas grand’chose, mais qui ne doivent rien à personne ?
Que les dieux ne m’ôtent rien,
C’est tout ce que je leur demande.
On m’a écrit que M. de Silhouette faisait de très bonne besogne. Il est vrai que celui-là n’a point fait de vers, mais il a traduit Pope, et voilà pourquoi il est bon ministre. Monsieur le duc, vous avez fait de très jolis vers, de ma connaissance ; fourrez-vous dans le ministère, vous réussirez infailliblement. Je me jette du mont Jura au pied de Mont-Rouge (3). Je m’occupe à ensemencer mes terres, à les rendre fécondes, et les filles aussi, non pas en les semant (4), mais en les mariant ; je suis bon citoyen. Oh ! le roi le saura, monsieur le duc, et je vois d’ici qui lui en fera ma cour. Jouissez de votre vie charmante, et continuez vos bontés au Suisse V.
1 – La bibliothèque théâtrale du duc de La Vallière est célèbre. (G.A.)
2 – Il n’en fit rien. (G.A.)
3 – Près Paris, où était le château du duc. (G.A.)
4 – Il faudrait ensemençant. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Juin 1759.
Mon divin ange, moi fâché contre vous ! qui vous a dit cette anecdote ? où l’avez-vous prise ? Vous êtes bien mal instruit pour un plénipotentiaire. Ne sais-je pas que vous avez eu plus d’une affaire ? et ne sais-je pas encore que vous avez daigné vous intéresser aux miennes ? Je ne suis pas si Suisse, que je n’entende raison. Ne l’ai-je pas entendue sur les chevaliers ? n’ai-je pas fourbi de nouveau leurs armes ? n’ai-je pas à peu près fait ce que madame Scaliger (1) ordonnait ?
Mon ange, que les fondements soient bien ou mal faits, il n’importe ; il faut donner la maison à madame la marquise (2) ; il faut la confier à M. le duc de Choiseul, et que, de ses mains bienfaisantes, elle passe dans les belles mains de son amie. Il voulait, disiez-vous, une tragédie pour pot-de-vin du brevet ; la voilà. Trêve à vos critiques ; laissez place à M. de Choiseul et à madame de Pompadour pour faire les leurs ; ils s’en intéresseront davantage au bâtiment, quand ils y auront mis quelques pierres. Ceci n’est point affaire de théâtre, c’est affaire d’Etat.
Vous m’avez laissé ignorer la bonne plaisanterie de la grand’chambre, qui voulait députer à l’infant, et empêcher qu’aucun conseiller du parlement (3) connût jamais les intérêts d’aucun Etat. Enfin, vous voilà compatible. Est-il vrai que vos confrères ont rendu un arrêt contre ceux qui ne saignent pas dans la pleurésie ? Cet arrêt doit être imprimé avec celui qui condamne l’Encyclopédie. On pourrait faire un beau volume de ces arrêts-là.
Qu’importe, mon cher ange, qu’on donne mon Russe tome à tome ou tout en bloc ? c’est l’affaire des libraires, et je ne m’en mêle pas. Je me mêle de plaire à l’autocratrice de toutes les Russies ; il me faut une impératrice au moins dans mes intérêts, car je ne peux en conscience aimer Luc ; ce roi n’a pas une assez belle âme pour moi. Il me semble que M. le duc de Choiseul le connaît bien. Je vous demande en grâce, mon cher ange, de souhaiter au moins qu’il soit puni.
Et ce polisson de Gresset (4), qu’en dirons-nous ? quel fat orgueilleux ! quel plat fanatique ! et que les vers de Piron (5) sont jolis ! Mais que M. d’Espagnac est raboteux ! qu’il est difficile ! il demande des choses impossibles, des choses que je n’ai point. C’est le dieu des jansénistes ; il commande pour qu’on n’obéisse pas. Je lui ai donné dix fois plus d’éclaircissements que jamais aucun possesseur de Ferney n’en a donné depuis le douzième siècle. Je suis aussi honteux que reconnaissant de vos bontés, de vos peines, de celles de M. l’ambassadeur de Chauvelin ; je baise toutes les ailes.
Je ne peux encore penser à un sous-brevet pour Tournay ; je ne peux que songer à vous, mes anges, à Pierre-le-Grand, à mes Chevaliers, et à mes foins, vous embrasser tendrement avec la plus vive reconnaissance, et vous aimer à jamais. Je suis très malingre ; comment vous portez-vous ?
1 – Madame d’Argental, ainsi surnommée à cause de ses commentaires sur Tancrède. (G.A.)
2 – C’est-à-dire, il faut dédier Tancrède à madame de Pompadour. (G.A.)
3 – D’Argental était conseiller d’honneur. (G.A.)
4 – Il venait de publier une Lettre sur, ou plutôt contre la Comédie. (G.A.)
5 – Est-ce l’épigramme de Voltaire : « Certain cafard, jadis jésuite, etc. ». (G.A.)
à M. de Cideville.
Aux Délices, 29 Juin 1759.
Eh bien ! mon cher ami, vous êtes donc revenu à vos moutons ; mais vous les quittez tous les ans, et je n’abandonne jamais les miens, quoiqu’ils ne soient pas si gras que les vôtres.
Vous êtes enthousiasmé avec raison de notre ministre des finances, et de mademoiselle Dubois (1) ; on dit grand bien de l’un et de l’autre. Je suis bien aise de voir un homme de lettres contrôleur-général. Il a traduit un Warburton qui vous démontre net que jamais les lois de Moïse n’ont laissé seulement soupçonner l’immortalité de l’âme. Il a traduit le Tout est bien (2) ; mais quand dirons nous : Tout n’est pas mal ? Le génie de M. de Silhouette est anglais, calculateur, et courageux : mais, si on nous prend des Guadeloupe ; si ces maudits Anglais ont plus de vaisseaux que nous, et meilleurs ; si les frais de la visite qu’on veut leur rendre sont perdus ; si les dépenses immenses d’une guerre juste, mais ruineuse, absorbent les revenus de l’Etat, ni M. de Silhouette, ni Pope, n’y pourront suffire.
J’ai pris le parti de mettre une partie de ma fortune en terres ; le roi de Prusse ne les saccagera pas, et elles porteront toujours quelques grains. Les biens en papier dépendent de la fortune, ceux de la terre ne dépendent que de Dieu. Si vous gouvernez votre Launai, vous savez que cette occupation emporte un peu de temps ; mais avouez qu’on en perd à Paris bien davantage. Je conduis tout le détail de trois terres presque contiguës à mon ermitage des Délices ; j’ai l’insolence de bâtir un château dans le goût italien, nel grangusto ; cela n’empêchera pas, mon ancien ami, que vous n’ayez votre Pierre-le-Grand, et une tragédie d’un goût un peu nouveau.
Puisque Gresset a renoncé à embellir la scène, il faut bien que je la gâte. Je me damne, il est vrai ; cela est honteux à mon âge ; mais j’aime passionnément à me damner ; vous connaissez sans doute l’épigramme de Piron sur ce fanatique orgueilleux de Gresset. Qu’elle est jolie ! qu’elle est bien faite ! que l’insolent ex-jésuite est bien puni ! Et que dites-vous du révérend père Poignardini-Malagrida (3), qu’on prétend avoir été loyalement brûlé à Lisbonne ? Malheureusement ces nouvelles viennent des jansénistes. Qu’on les brûle ou qu’on les canonise, peu importe à moi patriarche, qui ne connais plus que mes troupeaux, et qui ne suis point de leurs ouailles.
Savez-vous que le roi m’a donné de belles lettres patentes, par lesquelles mes terres sont conservées dans leurs anciens privilèges ? et ces privilèges sont de ne rien payer du tout, d’être parfaitement libre. Y a-t-il un état plus heureux ? Je me trouve entre la France et la Suisse, sans dépendre ni de l’une ni de l’autre. La grâce du roi est pour madame Denis et pour moi. Tout cela serait bon, si on digérait. Vous digérez, mon cher ami ; mon estomac est déplorable ; spiritus quidem promptus est, caro autem infirma. Mon cœur est toujours à vous.
1 – Actrice qui avait débuté le 30 Mai. (G.A.)
2 – L’Essai sur l’homme, de Pope. (G.A.)
3 – Voyez le chapitre XXXVIII du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Au Château de Tournay, 10 Juillet.
Monsieur, une grande fluxion sur les yeux me prive de l’honneur de vous écrire de ma main, et du plaisir de continuer, aussi rapidement que je le voudrais, l’Histoire de Pierre-le-Grand. Je l’ai poussée jusqu’à la bataille de Pultava. Le journal que votre excellence a eu la bonté de m’envoyer me sert à constater les dates, et à rapporter les évènements avec exactitude.
J’espère toujours, monsieur, que non seulement vous aurez la bonté de me faire parvenir la suite de ce journal, mais que je recevrai de vous des lumières sur tout ce qui peut rendre ces événements plus intéressants pour le public, et plus glorieux pour le monarque.
Je vois bien, dans les mémoires qu’on m’a confiés, quel jour on a pris une ville ; je vois le nombre des morts, des prisonniers, dans une bataille ; mais je ne vois rien qui caractérise Pierre-le-Grand. Le lecteur désirera sans doute de savoir comment il traita les principaux officiers suédois prisonniers après la bataille de Pultava ; comment la plupart des capitaines et des soldats furent transportés en Sibérie ; comment ils y vécurent ; avec quelle générosité l’empereur renvoya le prince de Wurtemberg ; pourquoi le comte Piper fut détenu dans une prison rigoureuse ; comment on traita les généraux Renschild (1) et Lewenhaupt, et les autres ; quel fut réellement l’appareil du triomphe à Moscou. Un billet de lui, une réponse, un mot, deviennent, dans de telles circonstances, des choses importantes pour la postérité ; ses négociations, surtout, doivent être un des plus grands objets de son histoire.
Mais, monsieur, tous les princes ont négocié, tous ont assiégé des villes et donné des batailles ; nul autre que Pierre-le-Grand n’a été le réformateur des mœurs, le créateur des arts, de la marine, et du commerce. C’est par là surtout que la postérité l’envisagera avec admiration. Elle voudra être instruite en détail de tout ce qu’il a créé ; elle demandera compte du moindre chemin public, des canaux pour la jonction des rivières, des règlements de police et de commerce, de la réforme mise dans le clergé, en un mot, de tous les objets sur lesquels il a étendu ses soins.
Il est même nécessaire que toutes ses grandes entreprises, depuis la Finlande jusqu’au fond de la Sibérie, soient présentées au public dans un jour si lumineux, et d’une manière si imposante, que les lecteurs ne puissent pas regretter ces anecdotes désagréables dont tant de livres sont remplis, et que la gloire du héros empêche de s’informer des faiblesses de l’homme.
J’ignore, monsieur, si c’est votre intention que l’Histoire de Pierre-le-Grand soit suivie d’un chapitre dans lequel je ferai voir, en raccourci, comment on a suivi en tout les vues de ce législateur, avec quelle splendeur on a achevé ce qu’il avait commencé, et tout ce que votre nation a fait de grand, jusqu’au temps heureux de l’impératrice régnante. Je fais mille vœux pour la durée et le bonheur de son empire ; j’en fais d’aussi ardents pour votre personne. Le protecteur des arts doit m’être bien cher ; l’ouvrage dont vous m’avez chargé m’inspire de la reconnaissance ; toutes vos bontés me sont précieuses.
1 – Ou Rehnskold. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental.
A Tournay, par Genève, 20 Juillet 1759.
Madame la Parmesane, il faut commencer par vous rendre mille actions de grâces. Quelle bonté vous avez d’entrer dans tous ces détails de vieux chevaliers ! et ce qui m’en plaît encore autant, c’est que vous avez une santé brillante ; car rien ne pèserait tant à une malade que d’écrire tant de choses si réfléchies. Je l’éprouve bien tristement ; il m’a pris un éblouissement, un je ne sais quoi, qui accommode fort peu les idées. Tronchin est venu au secours de ma pie-mère et de ma dure-mère, et c’est à son insu que j’ai l’honneur de vous écrire. J’ai mis, mes divins anges, toutes vos remarques avec la pièce, et je ne reverrai ce procès que quand j’aurai la tête bien nette. En attendant, je vous envoie, pour vous amuser, le drame (1) de feu M. Thomson, traduit par mon ami M. Fatema.
Je ne veux d’ici à quinze jours, penser ni aux chevaliers (2) ni à Pierre-le-Grand ; j’oublierai jusqu’à M. l’abbé d’Espagnac. Il n’en est pourtant pas des affaires comme d’une pièce de théâtre et d’une histoire ; ces ouvrages gagnent à se reposer, et les affaires perdent à n’être pas suivies. Mais, si je veux vivre, j’ai besoin d’un parfait repos pour quelque temps.
Ne vous fâchez pas contre moi d’être comtesse, c’est un usage reçu ; c’est un titre qu’on donne à beaucoup de ministres qui ne vous valent pas ; et, si vous étiez en pays étranger, il faudrait bien vous y accoutumer malgré vous. Tout mon malheur est que vous n’ayez pas l’ambassade de Suisse ; mais pourquoi non ? cela vaut cent mille livres de rente, et on est bien pis que comte, on est roi. Après le plaisir de voir couper ses blés et battre en grange, c’est le premier des emplois ; les douze mille fromages de Parmesan ne sont rien en comparaison. Vous auriez une bonne troupe de comédiens à Soleure, vous viendriez voir le petit château que je bâtis, vous seriez enchantée de mon château ; il est d’ordre dorique, il durera mille ans (3). Je mets sur la frise : Voltaire fecit. On me prendra, dans la postérité, pour un fameux architecte. Vous ne vous souciez point de tout cela, parce que vous êtes à Paris ; mais peut-on ne jamais sortir de Paris ! J’aime mon czar qui, dans un clin d’œil, allait bâtir à Archangel, à Astracan, sur la mer Noire, sur la mer Baltique. Mon Dieu, que vous êtes casaniers !
Dites-moi donc comment se trouve M. le comte de Choiseul de son voyage ; ne sera-t-il pas bien excédé de l’étiquette de la cour de Vienne ? Vous n’auriez point d’étiquette en Suisse, vous régneriez comme vous voudriez. Si je n’avais pas acquis des terres qui me tournent la tête, je supplierais M. le duc de Choiseul de me donner un consulat au Grand-Caire ou en Grèce. J’enrage de mourir sans avoir vu les pyramides, et les ruines du théâtre d’Eschyle.
1 – Voyez, tome III, Socrate. (G.A.)
2 – Toujours Tancrède. (G.A.)
3 – « C’est douteux, dit M. Clogenson. La pierre dont Voltaire a fait construire le château de Ferney est d’une assez mauvaise qualité. » (G.A.)