CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 10

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à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 12 Mai 1759.

 

 

          Je suis devenu un paresseux depuis quelque temps, mon cher ami ; je ne vous ai point informé que j’avais envoyé votre lettre à l’abbé Pernetti (1) ; je ne vous ai point dit non plus combien l’Académie de Lyon est flattée de vous avoir parmi ses membres, et à quel point on a été content de tout ce que vous avez envoyé. Vous devez avoir reçu des nouvelles des libraires de l’Encyclopédie ; la publication de l’ouvrage, qui pourtant se fera un jour, rencontre aujourd’hui bien des difficultés. L’affaire des protestants, entreprise par Boudon (2), n’en rencontre pas moins. Je crois que les Autrichiens essuyent encore plus de difficultés avec le roi de Prusse. Il m’écrit, du 22 Avril, qu’il a dérangé tous leurs projets de campagne sans sortir de sa place. Si cela est, c’est assurément le plus grand général d’armée de l’Europe ; j’aimerais mieux qu’il en fût le pacificateur.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; mille tendres respects à M. et à madame de Freudenreich. Je vous embrasse.

 

 

1 – Secrétaire de l’Académie de Lyon. (G.A.)

 

2 – Cinquante millions offerts à Louis XV par les protestants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Mai.

 

 

          C’est aujourd’hui, mon cher ange, le 19 de mai, et c’est le 22 d’avril qu’un vieux fou commença une tragédie (1). Vous sentez bien, mon divin ange, qu’elle est finie et qu’elle n’est pas faite, et que nos maçons, mes bœufs, mes moutons, et les loups nommés fermiers-généraux, contre lesquels je combats, et deux ou trois procès qui m’amusent, et des correspondances nécessaires, ne me permettront pas de vous envoyer mon griffonnage, l’ordinaire prochain. Mon cher ange, je vous avais bien dit que la liberté (2) et l’honneur rendus à la scène française échauffaient ma vieille cervelle. Ce que vous verrez ne ressemble à rien, et peut-être ne vaut rien. Madame Denis et moi nous avons pleuré ; mais nous sommes trop proches parents de la pièce, et il ne faut pas croire à nos larmes. Il faut faire pleurer mes anges, et leur faire battre des ailes. Vous aurez sur le théâtre des drapeaux portés en triomphe, des armes suspendues à des colonnes, des processions de guerriers, une pauvre fille excessivement tendre et résolue, et encore plus malheureuse, le plus grand des hommes et le plus infortuné, un père au désespoir. Le cinquième acte commence par un Te Deum, et finit par un De profundis.

 

          Il n’y a eu jamais sur aucun théâtre aucun personnage dans le goût de ceux que j’introduis, et cependant ils existent dans l’histoire ; et leurs mœurs sont peintes avec vérité. Voilà mon énigme ; n’en devinez pas le mot, et, si vous le devinez, gardez-moi le secret le plus inviolable. Conspirons, mais ne nous décelons pas ; donnons la pièce incognito. Jouissons une fois de ce plaisir ; il est très amusant, et d’ailleurs je crois le secret nécessaire. La mesure des vers est aussi neuve au théâtre que le sujet. Madame Denis n’en a point été choquée ; au quatrième vers, elle s’y est accoutumée. Elle a trouvé ce genre plus naturel que l’ancien, et quelquefois plus convenable au pathétique. Il met le comédien plus à son aise, j’entends le bon comédien. Avec tout cela, nous pouvons être sifflés, et il faut tâcher de ne l’être pas sous mon nom.

 

          Gardez-vous bien d’être aussi empressés de faire voir mon monstre que je l’ai été à le former. Silence, anges, ou point de pièce.

 

          Et ce n’est pas assez de silence, il faut jurer, comme saint Pierre, que vous ne me connaissez pas.

 

          Nota bene que, dans notre petite drôlerie, nous n’avons ni rois, ni reines, ni princes, ni princesses, ni même de gouverneur de toute la province, comme dit Pierre Corneille ; et c’est encore un agrément.

 

          Voyez, ô anges, quel pouvoir vous avez sur un Suisse !

 

          Je viens de lire Titus (3). C’est un tour que vous m’avez joué pour me punir d’avance de l’ennui que je vous causerai ; et, pour vous punir, je vous adresse ma réponse au petit Métastase (4). Il ne m’a pas donné son adresse ; prenez-vous en à vous, si j’en use si librement.

 

 

1 – Tancrède. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 5 Mai 1759 à madame de Fontaine. (G.A.)

 

3 – Tragédie de Belloy, imitée de Métastase. (G.A.)

 

4 – On n’a pas cette lettre à De Belloy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Choiseul.

 

 

 

          J’ai mandé hier, monsieur, au bon homme Ralph (1) qu’il avait fait rire une excellence qui va dans le pays de l’ennui (2). Ce Lustig en est tout ragaillardi. Il dit que ce qu’il désirait le plus, dans le plus sot des mondes possibles, était de réjouir un petit nombre de gens d’esprit comme vous, qui ne sont de ce siècle en aucune manière. Il prétend que, si vous voulez le faire avertir par quelque rieur de vos amis, il vous fera présenter à Strasbourg de quoi vous amuser sur la route, et de quoi jeter dans le Danube.

 

          N’oubliez pas la spirituelle, l’éloquente, la sucrée, la romanesque, la bavarde, la précieuse, la bégueule comtesse de Bentink, quand vous voudrez savoir au juste tous les rogatons de Vienne.

 

          Si j’étais homme à me venger d’un certain Freitag, agent du roi de Prusse, ci-devant mis au pilori en Saxe, et maintenant serré à Dusseldorf, et d’un coquin de Schmidt, faux monnayeur de Francfort, conseiller du roi de Prusse, qui me volèrent, en sauçant ma nièce dans le ruisseau, et du roi de Prusse lui-même qui employa ces dignes agents, je pourrais aller plaider à Vienne ; car c’est une chose délicieuse de se ruiner au conseil aulique, pour ruiner Schmidt, et mortifier cet insolent Frédéric.

 

          Je souhaite à votre excellence tous les succès dont je ne doute pas. Elle est bien persuadée de mon tendre respect.

 

 

1 – Pseudonyme de Voltaire pour Candide. (G.A.)

 

2 – Le comte de Choiseul remplaçait son cousin, le comte de Stainville (duc de Choiseul) à l’ambassade de Vienne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

22 Mai, aux Délices 1759 (1).

 

 

          Madame, voici les extraits des principaux passages de l’oraison funèbre d’un cordonnier, par sa majesté le roi de Prusse. Le livret est assez considérable, et de la taille des oraisons funèbres du grand Condé et du maréchal de Turenne. Il est étonnant que le roi de Prusse ait pu s’amuser à un tel ouvrage, l’hiver dernier, tandis qu’il préparait à Breslau les opérations de la campagne qu’il exécute aujourd’hui. Il en a fait bien d’autres ; mais comme il a livré son Cordonnier à l’impression, on peut en donner des extraits à une princesse discrète sans trahir des secrets d’Etat, et sans manquer à ce qu’on doit à la majesté du trône. On dit que le prince Henri pourrait ajouter quelques talons aux souliers que le roi de Prusse a célébrés, attendu qu’il a vu ceux de l’armée de l’Empire, laquelle est nommée, je pense, l’armée d’exécution. Je ne sais pas trop bien les termes, madame, et je manque peut-être à l’étiquette ; mais ce que je sais, et ce que je trouve fort mauvais, c’est qu’on s’égorge après avoir plaisanté. Le canon gronde, le sang coule autour des Etats de votre altesse sérénissime. Elle daigne souhaiter que je vienne lui faire ma cour ; quel chemin prendre ? On ne peut passer que par-dessus des morts.

 

          Enfin, madame, votre altesse sérénissime a donc pris le parti de l’inoculation ! Vous êtes sage en tout. Les autres cours ne le sont guère, de se ruiner et de faire tant de malheureux. Je ne pardonne qu’à César et à Alexandre d’avoir fait la guerre : il s’agissait de la moitié de la terre ; mais ici (pour se servir d’un proverbe noble) le jeu ne vaut pas la chandelle. La grande maîtresse des cœurs n’est-elle pas de mon avis ?

 

          Le vieux Suisse se met aux pieds de votre altesse sérénissime et de votre auguste famille (2).

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Suivaient des extraits de la brochure de Frédéric, faits de manière à montrer la contradiction des écrits du roi avec sa conduite. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Aux Délices, 26 Mai 1759.

 

 

          Je suis aussi fâché que vous pour le moins, mon cher grand écuyer d’Assyrie, qu’on n’ait pas osé adopter mes chars, crainte du ridicule. Le ridicule pourtant n’est pas si à craindre que les Prussiens ; et je suis toujours convaincu, quoique je ne sois pas du métier, que ce serait la seule manière de les vaincre en pleine campagne.

 

          L’armée d’exécution, comme ils l’appellent, est exécutée ; tout cela est dispersé. Messieurs des cercles mettent les armes bas quand on leur dit que messieurs de Prusse sont à une lieue.

 

          On dit que les Anglais viennent de vous prendre douze gros vaisseaux marchands. Leur ministère a fait imprimer un ouvrage très artificieux, très bien écrit, pour justifier leur conduite envers les avides Hollandais. Le mémoire est fort beau ; et sur la seule lecture, je les condamnerais. Ces pirates-là sont aussi méchants sur mer que les Prussiens sur terre. Nous nous ruinons pour leur résister, et nous portons tout notre argent en Germanie. Jamais elle n’a été si dévastée, si sanglante, et si riche.

 

          J’avoue avec vous, mon cher Assyrien, que Dieu a envoyé M. de Silhouette à notre secours. S’il y a quelque bon remède, il le trouvera ; car il n’est pas comme la plupart de ses prédécesseurs, gens estimables, mais sans génie, qui traçaient leur sillon comme ils pouvaient avec la vieille charrue. J’augure beaucoup d’un traducteur de Pope, qui a vu l’Angleterre et la Hollande.

 

 

Il n’est pas de ces vieux novices

Marchant dans des sentiers ouverts,

Et même y marchant de travers,

Créant des charges, des offices,

Billets d’Etat, écus factices ;

Empruntant à tout l’univers ;

Replâtrant par des injustices

Nos sottises et nos revers.

Il ramène les temps propices

Et des Sullys et des Colberts,

Et rembourse de mauvais vers

Pour le prix de ses grands services.

 

 

          Je ne sais pourquoi vous me mandez que tant de poètes le persécutent avec des éloges en vers. Mes chers confrères n’entrent pour rien dans les obligations que l’Etat peut lui avoir ; ils ne prendront point d’actions sur les fermes. En avez-vous pris ? Il me semble que mes nièces en ont quelques-unes. L’opération est un peu à l’anglais ; eh ! tant mieux ! il faut faire du public une compagnie qui prête au public ; c’est la grande méthode de Londres.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

28 Mai 1759.

 

 

          Je vous envoie, mon cher ange, mon dernier printemps (1), mon ouvrage du mois de mai. Il est adressé à M. de Courteilles (2). Ce n’est point à moi d’en juger, c’est à vous ; mais comment prévoir le succès ou la chute d’une pièce qui n’est ni tragédie, ni comédie, ni en rimes ordinaires, et qui n’a aucun objet de comparaison ? Ne sera-t-il pas amusant de la faire donner par Lekain, ou par M. de Lauraguais, comme l’ouvrage d’un jeune inconnu ? J’ai changé la mesure, afin que ce maudit public ne me reconnût pas à ce qu’on appelle mon style. N’allez pas vous attendre à de belles tirades, à de ces grands vers ronflants, à des sentences, à des attrape-parterre, à de l’esprit, à rien enfin de ce qui est en possession de plaire. Style médiocre, marche simple ; voilà ce que vous trouverez ; mais, s’il y a de l’intérêt, tout est sauvé. Divin ange, je n’ai pas un moment ; j’ai quitté la Russie pour vous, je retourne à Pétersbourg, et je baise, en partant, les ailes des anges.

 

 

1 – Tancrède. (G.A.)

 

2 – Intendant des finances. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

29 Mai.

 

 

          Je suis toujours surpris, monsieur, de voir que, sur les bords de la Néva et de la Tosca, on écrive et on parle français comme à Versailles. La lettre que M. Soltikof (1) vient de me rendre de la part de votre excellence, et sa conversation, redoublent ma surprise et mon plaisir. Je dois ajouter à ces sentiments ceux de la reconnaissance pour vos belles fourrures, et pour le thé que boit sa majesté chinoise. Il n’y a point, grâce à vos bontés, de potentat en Europe qui prenne de meilleur thé que moi, et qui ait de plus belles doublures d’habits.

 

          Votre dernier envoi d’instructions met le comble à vos magnifiques présents ; elles vont jusqu’à l’année 1721, et je me flatte, monsieur, que vous m’honorerez bientôt de la suite de vos mémoires instructifs. Je ne négligerai rien pour tâcher de répondre à vos idées et à vos soins. J’espère avoir l’honneur de vous envoyer, l’hiver prochain, tout l’ouvrage. Je vous prie de trouver bon que je me livre à mon goût et à ma manière de penser ; chaque peintre doit suivre son genre et employer les couleurs qui lui réussissent le mieux. J’écris dans ma langue ; la plupart des noms doivent être à la française. Nous ne disons point Alexandros, mais Alexandre ; nous prononçons Auguste, et non pas Augustus ; Cicéron, au lieu de Cicéro ; Athènes, au lieu d’Athénoi, etc. Les noms propres, chargés de doubles w et de consonnes, seront au bas des pages.

 

          Je suis bien sûr de me rencontrer avec un homme plein de goût, tel que vous êtes, en évitant toute affectation, et surtout l’affectation de faire un panégyrique. Il faut laisser aux gazetiers et aux sots le soin de dire : Notre auguste monarque, sa gracieuse majesté, le roi de Prusse, est en haute personne à son armée ; sa sacrée majesté impériale a pris médecine, et son auguste conseil est venu le complimenter sur le rétablissement de sa précieuse santé. A parler sérieusement, tout ce qui tend à nous faire trop valoir, nous met toujours au-dessous de ce que nous sommes.

 

          Vous ne voulez pas non plus qu’on démente des faits avérés de toute l’Europe. En déguisant une vérité publique, on affaiblit toutes les autres, et la plus mauvaise de toutes les politiques est de mentir. Celui qui, en écrivant l’histoire d’Alexandre, nierait ou excuserait le meurtre de Clitus, s’attirerait le mépris et l’indignation. Si l’expérience m’a pu donner quelque connaissance dans l’art d’écrire, je l’emploierai à augmenter, si je le puis, le respect qu’on doit à Pierre-le-Grand et à votre empire, sans flatter personne.

 

          Je pense qu’en m’attachant à ces principes, je ne suivrai que les vôtres. Il ne me restera d’autre regret que celui de n’avoir pu voir l’empire dont j’écris l’histoire, et la personne qui me procure cet honneur, et dont je ne serai que le copiste.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Neveu du général de ce nom. Il étudiait à Genève. (G.A.)

 

 

1759 - Partie 10

 

 

 

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