CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 9

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à M . l’abbé Aubert.

 

Aux Délices, 22 Mars 1758.

 

 

          Je n’ai reçu, monsieur, que depuis très peu de jours, dans ma campagne où je suis de retour, la lettre (1) pleine d’esprit et de grâces dont vous m’avez honoré, accompagnée de votre livre qui me rend encore votre lettre plus précieuse. Je ne sais quel contre-temps a pu retarder un présent si flatteur pour moi. J’ai lu vos fables avec tout le plaisir qu’on doit sentir, quand on voit la raison ornée des charmes de l’esprit. Il y en a quelques-unes qui respirent la philosophie la plus digne de l’homme. Celles du Merle, du Patriarche, des Fourmis, sont de ce nombre. De telles fables sont du sublime écrit avec naïveté. Vous avez le mérite du style, celui de l’invention, dans un genre où tout paraissait avoir été dit. Je vous remercie et je vous félicite. Je donnerais ici plus d’étendue à tous les sentiments que vous m’inspirez, si le mauvais état de ma santé me permettait les longues lettres ; je peux à peine dicter, mais je ne suis pas moins sensible à votre mérite et à votre présent. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que je vous dois, etc.

 

 

1 – La lettre d’Aubert est du 10 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 22 Mars (1).

 

 

          Votre lettre du 14 Mars, mon cher et ancien ami, m’a fait un grand plaisir ; mais il y a un article qui me fait bien de la peine : je vois avec douleur que le marquis d’Adhémar fait courir les lettres qu’on lui écrit. Je suis en peine de celle dont vous me parlez. Je ne sais ce que c’est. J’écris d’abondance de cœur et de plume, et quand on parle à un ami, on ne croit point parler au public. D’ailleurs, d’Adhémar est grand maître de la maison de madame la margrave de Bareith. Je peux avoir écrit des choses flatteuses pour le roi son frère, qui seront mal reçues en France.

 

          Envoyez-moi, je vous prie, copie de cette lettre qui court, et mettez-moi en repos ; car c’est le repos qui est aujourd’hui mon point fixe. Je le goûte avec volupté, et je ne veux le perdre pour aucun roi du monde.

 

          Bonsoir, je vous embrasse. Qu’est-ce que c’est que l’abbé Aubert ? Qu’est devenu le procès de ce Corneille (2), qui est parent de Pertharite et non pas de Cinna ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – François Corneille, père de Marie Corneille, intentait un procès à madame Geoffrin, à qui Fontenelle avait légué toute sa fortune. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Graffigny.

 

Aux Délices, 22 Mars 1758.

 

 

          Dieu conserve votre santé, madame ! Je vous tiens ce propos, parce que je suis revenu malade à ma retraite des Délices ; et je sens que, sans la santé, on n’a ni plaisir, ni philosophie, ni idées.

 

          Si j’étais capable de regretter Paris, je regretterais surtout de ne me pas trouver à la naissance de la Fille d’Aristide (1), et de ne pas faire ma cour à madame sa mère. Melpomène et Thalie sont donc logées dans la même maison ? Vous dites que M. de La Touche (2) connaît les livres, et très peu le monde ; mais c’est le connaître très bien que de vivre avec vous. Vous lui apprendrez comme le monde est fait, et il verra en vous ce que le monde a de meilleur. Vous le peindrez tous deux ; vous, madame, avec le pinceau de Ménandre, et lui, avec ceux d’Euripide ; car vous voilà tous deux Grecs.

 

          Vous avez voulu mettre un homme juste sur le théâtre ; il a fallu chercher dans l’ancienne Grèce : nous n’avons eu que Louis XIII qui ait eu ce beau surnom ; Dieu sait comme il le méritait. Ce titre de Juste fut la définition d’Aristide, et le sobriquet de Louis XIII.

 

          Quant au très estimable et très brillant petit-neveu (3) du ministre plus grand que juste de Louis-le-Juste, je vous félicite tous deux de ce qu’il vient oublier avec vous les tracasseries de la cour et de l’armée. Je ne puis pas me vanter à vous de recevoir de ses lettres, comme vous vous vantez de jouir des charmes de sa conversation ; il m’a abandonné : c’est depuis qu’il est allé guerroyer chez les Cimbres. Il m’avait donné rendez-vous à Strasbourg ; mais précisément dans ce temps-là une des cuisses de ma nièce s’avisa de devenir aussi grosse que son corps. Elle avait déjà été à la mort de cette maladie : c’était une suite de la belle peur que le roi de Prusse lui avait faite à Francfort. Si tous ceux à qui il fait peur avaient la cuisse enflée, il faudrait élargir bien des chausses. Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu m’a trouvé un oncle trop tendre de ne lui pas sacrifier une cuisse pour le voyage de Strasbourg ; mais, depuis ce temps-là, il a eu la barbarie de ne me plus écrire.

 

          Je me suis dépiqué avec le roi de Prusse, qui est beaucoup plus régulier que lui ; mais je sens cependant que je ferais plus volontiers un voyage pour revoir mon héros français que mon héros prussien.

 

          Je voudrais bien, madame, me trouver entre vous deux ; ma destinée ne le veut pas ; elle m’a fait Suisse et jardinier. Je m’accommode très bien de ces deux qualités. Heureux qui sait vivre dans la retraite ! cela n’est pas aisé aux grands de ce monde, mais cela est très facile pour les petits.

 

          Je me trouve fort bien, et je suis toujours, madame, votre très fidèle Suisse.

 

1 – Cette comédie fut jouée le 29 Avril. (G.A.)

 

2 – Guimond de La Touche, auteur d’Iphigénie en Tauride.  (G.A.)

 

3 – Richelieu, arrière petit-neveu du cardinal de ce nom. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 22 mars (1).

 

 

          Vous êtes un charmant correspondant, monsieur, un homme bien attentif, un ami dont je connais tout le prix ; vous devez n’avoir pas un moment à vous, et vous en trouvez pour m’écrire ! Paris ne vous a point gâté, et ne vous gâtera point (2).

 

          Si par hasard vous avez quelque occasion de voir M. l’abbé de Bernis, vous êtes bien homme à lui dire qu’il a en moi le plus zélé  de ses partisans et le plus attaché de ses serviteurs ; vous ne trahirez ni votre conscience ni la mienne. J’espère beaucoup des ressources de son esprit. Toute notre destinée est entre les mains de deux abbés (3) ; Dieu bénira nos armes et nos négociations.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Tronchin était allé à Paris pour la négociation d’un emprunt. (G.A.)

 

3 – L’abbé de Bernis et l’abbé de Clermont. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le baron de Zurlauben.

 

Aux Délices, près de Genève.

 

 

          Vous me donnez, monsieur, une extrême envie de vous obéir, mais vous ne pouvez me donner le talent de faire quelque chose d’heureux qui remplisse votre idée, et qui plaise au public et à vous. La langue française n’est guère propre aux inscriptions et aux épigraphes ; cependant, si vous en voulez souffrir une médiocre à la tête d’un bon livre, et au bas du portrait du duc de Rohan, en voici une que je hasarde, uniquement pour obéir à vos ordres. Puisqu’il s’agit du petit pays et de la petite guerre de la Valteline, ne trouvez pas mauvais que je trouve le théâtre petit ; c’est assez que votre héros ne le soit pas.

 

 

Sur un plus grand théâtre il aurait dû paraitre ;

Il agit en héros, en sage il écrivit ;

Il fut même un grand homme en combattant son maître,

Et plus grand lorsqu’il le servit.

 

 

          Vous voudriez, sans doute, de meilleurs vers, monsieur, et moi aussi ; mais il y a longtemps que j’ai renoncé à rimer. Une chose à laquelle je sens que je ne renoncerai jamais, c’est aux sentiments d’estime que je vous dois, et à l’envie de vous plaire. Pardonnez cette courte prose et ces plats vers à un pauvre malade.

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Mars.

 

 

          Vraiment, madame, vous me faites bien de l’honneur de croire que je suis assez sage pour inspirer la sagesse. Je serai seulement le témoin de celle de M. votre fils, de tout son mérite, et de son envie de vous plaire. Je vois bien qu’il vous a gâtée ; vous êtes si accoutumée à le voir au-dessus de son âge, que quand il s’en rapproche vous êtes tout étonnée. Il vous a accoutumée à une perfection bien rare ; il vous a rendue difficile. Je serai enchanté de le voir, lui et son aimable mentor. Mais pourquoi suis-je à la fois si près et si éloigné de la mère ? pourquoi me suis-je interdit Genève (1) ? pourquoi ne suis-je plus jardinier ? Je devrais vous faire ma cour tous les jours ; et je serais le plus assidu de vos courtisans, si mon goût décidait de mes marches. Mais vous étendez votre empire sur les absents comme sur les présents. Personne ne sent plus tout votre mérite, ne vous est attaché plus véritablement et avec plus de respect que le Suisse V.

 

 

1 – Les ministres génevois l’accusaient d’avoir collaboré à l’article GENÈVE de d’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 4 Avril.

 

 

          Mon cher et respectable ami, je ne devrais être étonné de rien à mon âge. Je le suis pourtant de ce testament. Je sais, à n’en pouvoir douter, que le testateur (1) était l’homme du sacré collège qui avait le plus d’argent comptant. Il y a sept ou huit ans que l’homme (2) de confiance dont vous me parlez, lui sauva cinq cent mille livres qui étaient en dépôt chez un homme d’affaires dont le nom ne me revient pas ; c’est celui qui se coupa la gorge pour faire banqueroute, ou qui fit croire qu’il se l’était coupée. On eut le temps de retirer les cinq cent mille livres avant cette belle aventure.

 

          Certainement, si madame de Grolée (3) ne se retire pas à Grenoble, si elle reste à Lyon, l’homme de confiance sera l’homme le plus propre à vous servir ; et vous croyez bien, mon cher ange, que je ne manquerai pas à l’encourager, quoiqu’un homme qui vous a vu et qui vous connaît, n’ait assurément nul besoin d’aiguillon pour s’intéresser à vous.

 

          Je suis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé du cardinal, votre oncle, l’action honnête qu’il fit quand il vous assura une partie de sa pension ; mais s’il faut toujours envoyer de nouvelles armées se fondre en Allemagne, il est à craindre qu’à la fin les pensions ne soient mal payées. Heureux ceux dont la fortune est indépendante ! Je ne reviens point de votre singulière aventure de cette maison dans une île (4) que les Anglais ont brûlée. Il faut au moins que, par un dédommagement très légitime, la pension vous soit payée exactement.

 

          Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu a beaucoup de crédit à la cour ; je crois que vous le voyez souvent. Je ne suis pas trop content de lui. Je vous ai déjà dit qu’il s’était figuré que je devais courir à Strasbourg pour le voir à son passage, lorsqu’il alla commander cette malheureuse armée. Madame Denis était alors très malade ; elle avait la fièvre. Vous vous souvenez que le roi de Prusse lui avait fait enfler une cuisse (5) il y a cinq ans ; cette cuisse renflait encore ; les maux que les rois causent n’ont point de fin. M. de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne lui aie pas sacrifié une cuisse de nièce. Il ne m’a point écrit, et le bon de l’affaire est que le roi de Prusse m’écrit souvent (6). Cependant je veux toujours plus compter sur M. de Richelieu que sur un roi. Il est vrai que, dans mon agréable retraite, ni les monarques ni les généraux d’armée ne troublent guère mon repos.

 

          Je suis toujours affligé que Diderot, d’Alembert, et autres, ne soient pas réunis, n’aient pas donné des lois, n’aient pas été libres, et je suis toujours indigné que l’Encyclopédie  soit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d’écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mercure. Voilà mes sentiments, et, parbleu j’ai raison.

 

          Mille tendres respects à tous les anges. Je vous embrasse tant que je peux.

 

 

1 – Le cardinal de Tencin. (K.)

 

2 – Tronchin, banquier à Lyon. (G.A.)

 

3 – Sœur du cardinal de Tencin et de la mère de d’Argental. (G.A.)

 

4 – L’île de Rhé. (G.A.)

 

5 – A Francfort. (G.A.)

 

6 – Presque toutes ces lettres manquent. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

 

 

          Le pape et moi, mon cher ami, nous sommes encore un peu en vie. Sa sainteté pisse, et ma profanéité ne digère point ; mais je ne suis pas si plaisant que le pape. Son chirurgien s’appelle Ponce ; il sondait Benoît XIV, et Benoît lui disait : « Ah ! Ponce, tu as crucifié le maître, et tu crucifies encore le vicaire. »

 

          Je compte vous venir embrasser dès que ma santé me permettra d’aller à Monrion. Mille tendres respects à madame votre femme. Adieu ; aimez vivant celui que vous avez daigné regretter mort (1), et comptez que mon âme sera à vous tant qu’elle sera dans son triste étui.

 

 

1 – Le bruit de la mort de Voltaire avait couru. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

Aux Délices, près de Genève, 20 Avril.

 

 

          Monsieur, je me console du retardement des instructions que votre excellence veut bien m’envoyer, dans l’espérance qu’elles n’en seront que plus amples et plus détaillées. La création de Pierre-le-Grand devient chaque jour plus digne de l’attention de la postérité. Tout ce qu’il a créé se perfectionne sous l’empire de son auguste fille, l’impératrice, à qui je souhaite une vie plus longue que celle du grand homme dont elle est née. Je me flatte, monsieur, que ceux qui sont chargés par votre excellence du soin de rédiger ces Mémoires, n’oublieront ni les belles campagnes contre les Turcs, ni celles contre les Suédois, ni ce que votre illustre nation fait aujourd’hui. Plus votre empire sera bien connu, plus il sera respecté. Il n’y a point d’exemple sur la terre d’une nation qui soit devenue si considérable en tout genre, en si peu de temps. Il ne vous a fallu qu’un demi-siècle pour embrasser tous les arts utiles et agréables. C’est surtout ce prodige unique que je voudrais développer. Je ne serai, monsieur, que votre secrétaire dans cette grande et noble entreprise. Je ne doute pas que votre attachement pour l’impératrice et pour votre patrie ne vous ait porté à rassembler tout ce qui pourra contribuer à la gloire de l’une et de l’autre. La culture des terres, les manufactures, la marine, les découvertes, la police publique, la discipline militaire, les lois, les mœurs, les arts, tout entre dans votre plan. Il ne doit manquer aucun fleuron à cette couronne. Je consacrerai avec zèle les derniers jours de ma vie à mettre en œuvre ces monuments précieux, bien persuadé que la collection que je recevrai de vos bontés sera digne de celui qui me l’envoie, et répondra à la grandeur et à l’université de ses vues patriotiques. J’ai, etc.

 

 

1758 - Partie 9

 

 

 

 

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