CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 8
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à M. Tronchin, de Lyon.
Lausanne, 7 Mars (1).
C’est grand dommage, mon cher monsieur ; car on comptait beaucoup sur lui (2). On s’attend à des événements qui auraient donné un grand poids à son opinion et à ses bons offices. Tout est évanoui. Dites-moi, je vous prie, si ce triste événement ne retardera pas votre voyage à Paris. Il me semble que la confiance qu’il avait en vous peut rendre votre présence nécessaire à Lyon. Mon ami M. d’Argental n’aura-il d’autre part à tout cela que celle de porter le deuil ? Son oncle ne lui a-t-il rien laissé ? On dit que M. de Montferrat est son principal héritier. Je concevrais plus aisément comment on aurait favorisé madame de Montferrat.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Tencin, qui venait de mourir. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Lausanne, 12 Mars 1758.
Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de mademoiselle Aïssé (1), écrites à une madame Calendrin de Genève. Cette Circassienne était plus naïve qu’une Champenoise ; ce qui me plaît de ses lettres, c’est qu’elle vous aimait comme vous méritez d’être aimé. Elle parle souvent de vous comme j’en parle et comme j’en pense.
Vous dites donc que Diderot est un bon homme ; je le crois, car il est naïf. Plus il est bon homme, et plus je le plains d’être dépendant des libraires, qui ne sont point du tout bonnes gens, et d’être en proie à la rage des ennemis de la philosophie. C’est une chose pitoyable, que des associés de mérite ne soient ni maîtres de leurs ouvrages, ni maîtres de leurs pensées : aussi l’édifice est-il bâti moitié de marbre, moitié de boue. J’ai prié d’Alembert de vous donner les articles que j’avais ébauchés pour le huitième volume : je vous supplie de vouloir bien me les renvoyer contre-signés, ou de les donner à Jean-Robert Tronchin (2), qui me les apportera à son retour.
J’avais toujours cru que Diderot et d’Alembert me demandaient de concert les articles dont on m’envoyait la liste ; je suis très fâché que ces deux hommes, nécessaires l’un à l’autre, soient désunis, et qu’ils ne s’entendent pas pour mettre le public à leurs pieds.
Pour moi, je me suis amusé à jouer Fanime et Alzire. Mademoiselle Clairon, je vous demande pardon, mais vous n’avez jamais bien joué la tirade du troisième acte :
De l’hymen, de l’amour, venge ici tous les droits,
Punis une coupable, et sois juste une fois.
ALZIRE, act. III, sc. V.
Pourquoi cela, mademoiselle ? c’est que vous n’avez jamais lié les quatre vers de la fin, et appuyé sur le dernier : c’est le secret. Vous n’avez jamais bien joué l’endroit où Alzire demande grâce à son mari pour son amant, et cela par la même raison. Vous êtes une actrice admirable, j’en conviens : mais madame Denis a joué ces deux endroits mieux que vous. Et vous, vieux débagouleur de Sarrazin, vous n’avez jamais joué Alvarès comme moi, entendez-vous ?
Mon divin ange, depuis cette maudite affaire de Rosbach, tout a été en décadence dans nos armées, comme dans les beaux-arts à Paris. Je ne vois de tous côtés que sujets d’affliction et de honte. On dit pourtant que M. Colardeau est remonté sur son Astarbé ; je ne sais pas sur quoi nos généraux remonteront. Dieu nous soit en aide !
Comment se porte madame d’Argental ? quelles nouvelles sottises a-t-on faites ? Quel nouveau mauvais livre avez-vous ? quelle nouvelle misère ? Si vous voyez ce bon Diderot, dites à ce pauvre esclave que je lui pardonne d’aussi bon cœur que je le plains.
1 – Circassienne, maîtresse de l’oncle de d’Argental, Ferriol ; morte en 1733. Ses lettres ne furent imprimées qu’en 1787, avec des notes de Voltaire. (G.A.)
2 – Jurisconsulte génevois, plus tard procureur général. Il ne faut pas le confondre avec François Tronchin. (G.A.)
à M. Linant.
A Lausanne, 12 Mars 1758.
Quand je lis vos vers séduisants,
Je ressemble aux vieilles coquettes,
Qui, n’osant plus avoir d’amants,
Baissent leurs yeux et leurs cornettes ;
Mais si quelque jeune galant
Parle d’amour en leur présence,
Adieu sagesse, adieu prudence ;
La rage d’aimer leur reprend.
La rage des vers ne me reprend pas tout à fait, monsieur ; je me contente de sentir le mérite des vôtres. Il est plus aisé que vous ne le dites de faire entendre raison à mes Suisses de Lausanne : il y a Suisses et Suisses ; ceux de Lausanne diffèrent plus des Petits-Cantons, que Paris des Bas-Bretons.
Je reviendrai aux Délices le plus tôt que je pourrai, pour faire ma cour à madame d’Epinay. Ne m’oubliez pas auprès du grand philosophe, votre pupille (1), etc.
1 – Le jeune fils de madame d’Epinay. (G.A.)
à M. le baron de Zurlauben.
A Lausanne, 14 Mars 1758.
Monsieur, il y a longtemps que je respectais votre nom, et votre Histoire militaire des Suisses (1), en France, m’a inspiré pour votre personne l’estime qu’on ne peut lui refuser. Je conviens avec vous que Benjamin de Rohan (2) était un grand et digne chef de parti. Il prenait de l’argent des Espagnols, superstitieux catholiques, pour faire révolter les calvinistes fougueux de France ; il en prenait ensuite du roi de France, pour faire la paix. Il faisait toujours étaler une grande Bible sur une table dans tous les cabarets où il couchait ; d’ailleurs entendant mieux que personne la manière dont on faisait la guerre dans ce temps-là. J’ai fait mention de lui dans une Histoire générale, au chapitre du ministère du cardinal de Richelieu ; mais je n’en ai parlé, dans ce tableau des malheurs de l’univers, qu’autant qu’on le peut d’un ambitieux subalterne qui n’a troublé qu’une petite province dans un coin du monde, et qui n’a pas réussi. Il aurait fait de plus grandes choses sur un plus grand théâtre, surtout s’il eût employé contre les ennemis de l’Etat le génie qu’il employa contre sa patrie. Les hommes qui n’ont pas changé le destin des Etats n’ont aujourd’hui qu’une place bien médiocre dans les niches du temple de la Gloire, où l’on trouve une foule prodigieuse de guerriers. On a tant célébré de grands hommes, qu’il n’y a presque plus de grands hommes. Cependant, monsieur, si un homme de votre mérite gratifie le public d’une partie des Mémoires du duc de Rohan sur la guerre de la Valteline (3), je me ferai un plaisir et un honneur d’obéir à vos ordres (4), supposé que je trouve par hasard quelque idée qui ne soit pas tout à fait indigne de vos peines et du service que vous rendez aux amateurs de l’histoire.
1 – 1751 - 1753, huit vol. in-12. (G.A.)
2 – Ou plutôt Henri de Rohan, né en 1579, mort en 1638. (G.A.)
3 – Ils furent publiés à Genève, en 1758, en trois volumes in-12. (G.A.)
4 – Il lui demandait des vers pour mettre en tête des Mémoires. (G.A.)
à M. Thieriot
Aux Délices, 18 Mars 1748 (1).
Je crois, mon ancien ami, que je vous ai dit des injures dans ma dernière lettre ; j’avais grand tort. Vous aviez envoyé le grand Sala-Heddin (2) chez le bienfaisant Bouret et le bienfaisant Bouret me l’avait dépêché. J’ai trouvé mon Curde aux Délices ; je le lis avec plaisir quand j’ai arrangé mon potager, et j’écrirai à l’auteur quand j’aurai achevé ma lecture. Qui est donc ce M. Marin ? Il me semble qu’on se remet un peu à l’érudition orientale ; mais cela ne durera pas. Malheur à ceux qui voudront entrer dans les détails de ces Mille et une Nuits historiques ! C’est là qu’il faut se souvenir du précepte de La Fontaine :
Loin d’épuiser une matière,
Il n’en faut prendre que la fleur ;
Je vous embrasse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Histoire de Saladin, de Marin, rédacteur de la Gazette de France, connu surtout par le qu’es-aco ? de Beaumarchais. (A. François.)
à M. l’abbé de Voisenon.
Mars 1758 (1).
Mon cher évêque, j’ai été enchanté de votre souvenir et de votre beau mandement israélite : on ne peut pas mieux demander à boire : c’est dommage que Moïse n’ait donné à boire que de l’eau à ces pauvres gens ; mais je me flatte que vous ferez, pour Pâques prochain, au moins une noce de Cana. Ce miracle est au-dessus de l’autre ; et rien ne vous manquera plus, quand vous aurez apaisé la soif des buveurs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Franchement, votre petit ouvrage est très bien fait et très lyrique. Mondonville (2) doit vous avoir beaucoup d’obligation ; et j’ai plus de soif de vous revoir que vous n’en avez de venir à mes petites Délices ; mais ce n’est pas aux Délices qu’il fallait venir, c’est à Lausanne. Madame Denis y a la même réputation que mademoiselle Clairon a dans votre pays. Vous seriez assez étonné de voir des pièces nouvelles en Suisse, et mieux jouées, en général, qu’elles ne le seraient à Paris : c’est à quoi nous avons passé notre hiver, pour nous dépiquer du malheur de nos armées. Nous vous aurions très bien logé ; nous vous aurions fait manger force gélinottes et de grosses truites ; nous vous aurions crevé, et M. Tronchin vous aurait guéri. Mais vous n’êtes pas un prêtre à faire une mission chez nous autres hérétiques ; jamais votre zèle ne sera assez grand pour venir sur notre beau lac de Genève. Je vous avertis pourtant qu’il y a de très jolies femmes à convertir dans Lausanne. Madame Denis se souvient toujours de vous avec bien de l’amitié, et n’en compte pas sur vous davantage. Vous nous écrivez une fois en cinq ans ; nous reconnaissons là les mœurs de Paris : encore est-ce beaucoup que, dans vos dissipations, vous vous soyez ressouvenu de vos amis, qui ne vous oublient jamais, et qui savent, autant que vos Parisiennes, combien vous êtes aimable. Nous ne regrettons pas beaucoup de choses, mais nous regrettons toujours le très aimable et très volage évêque de Montrouge.
1 – Cette lettre, qui parut dans le Journal encyclopédique, est une réponse à l’abbé de Voisenon, qui avait envoyé à Voltaire un mot et intitulé : Les Israélites sur la montagne d’Oreb, et signé : L’évêque de Montrouge. (G.A.)
2 – Compositeur, né en 1715, mort en 1773. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
Jeudi.
Le malade V. présente ses respects à la plus aimable des convalescentes (et à la plus heureuse, puisqu’elle a Esculape-Tronchin à ses ordres). Il aura l’honneur de lui envoyer son fiacre, et il se flatte qu’elle voudra bien amener un homme (1) d’esprit et de bon sens qui a onze ans.
1 – Le fils de madame d’Epinay. (G.A.)
à M. le comte de Tressan.
Aux Délices, 22 Mars 1758.
Mon adorable gouverneur, je suis toujours très fâché que les auteurs de l’Encyclopédie n’aient pas formé une société de frères ; qu’ils ne se soient pas rendus libres ; qu’ils travaillent comme on rame aux galères ; qu’un livre qui devrait être l’instruction des hommes devienne un ramas de déclamations puériles qui tient la moitié des volumes. Tout cela fait saigner le cœur ; mais depuis cinquante ans c’est le sort de la France d’avoir des livres où il y a de bonnes choses, et pas un bon livre.
Nous sommes dans la décadence des talents, dans ce temps où l’esprit s’est perfectionné. Au reste, s’il y a de l’esprit en France, ce n’est pas parmi les gredins qui ont osé abuser de votre nom, et qui m’ont écrit sous celui du petit séminariste de Toul (1). Ces misérables sont encore plus méchants et plus brouillons qu’ils ne sont bêtes.
Cette première lettre qu’ils m’avaient écrite était datée de Toul, et ce fut à Toul qu’on la renvoya, comme vous le savez. Il est clair que le maître de la poste est du complot, puisque le petit séminariste n’a point reçu le paquet renvoyé, et que je viens de recevoir une seconde lettre relative à toute cette aventure, dont l’enveloppe est précisément de la même main qui avait écrit la première.
Cette seconde, que je reçois, est d’une main contrefaite ; rien n’est plus bas et plus méprisable que le style et les choses qu’elle contient. On y parle de vous d’une manière indécente. Il y a des vers dignes du cocher de M. de Vertamont. On m’y dit des injures atroces qui me choquent moins que la manière insolente dont on y parle de vous. Elle est signée ROQUENTIN. Tout cela est un ouvrage de canaille. J’ai jeté la lettre au feu ; mais je vous envoie l’enveloppe.
Vous pourrez savoir du maître de poste de quel endroit elle est venue le timbre, que je ne connais pas, peut servir d’indice. Il y a certainement dans toute cette aventure un manège qui doit être découvert et réprimé.
Il y a de grands fous dans le monde ; heureusement cette pauvre espèce-là n’est pas fort dangereuse. Celle qui inonde l’Allemagne de sang, et qui met tant de familles à la mendicité, est un peu plus à craindre.
Si vous vous mettez à voyager autour de votre province, mon cher gouverneur, tâchez de prendre le temps où nous jouons des comédies à Lausanne : nous vous en donnerons de nouvelles, recreati prœsentia.
Vous vous imaginez donc que j’ai un château près de Lausanne ? vous me faites trop d’honneur ; j’ai une maison commode et bien bâtie dans un faubourg ; elle sera château quand vous y serez. Je fais actuellement le métier de jardinier dans ma petite retraite des Délices, qui seraient encore plus délices, si on avait le bonheur de vous y posséder.
Conservez vos bontés au Suisse VOLTAIRE.
1 – Voyez la lettre à Tressan du 12 Février. (G.A.)