CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

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 Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Lausanne, 26 Janvier 1758.

 

 

          Je reçois votre lettre du 19, ma chère nièce, et je me flatte que vous aurez la bonté de m’accuser la réception de celles que je vous ai envoyées par M. d’Alembert. Il faut d’abord que je justifie M. Constant (1) que vous appelez gros Suisse. Il n’est ni Suisse, ni gros. Nous autres Lausannais, qui jouons la comédie, nous sommes du pays roman, et point suisses. Il envoya, avant de partir, chercher la boîte chez madame de Fontaine. On alla chez la fermière-générale qui envoya promener le courrier, et qui dit qu’elle n’envoyait jamais rien à Lausanne.

 

          On peint, il est vrai, la charpente de mon visage ; mais c’est à condition que vous le copierez. Votre sœur attend l’habit d’Idamé avec plus d’impatience que je n’attends ceux de Narbas et de Zamti. Si elle avait bien fait, elle se serait habillée à sa fantaisie, sans suivre la fantaisie des autres, et sans vous donner tant de peines  Pour moi, avec sept ou huit aunes d’étoffe de Lyon, j’aurais très bien arrangé mes guenilles de vieux bon homme. Je n’aime à imiter ni le jeu, ni le style, ni la manière de se mettre ; chacun a son goût, bon ou mauvais. Madame Denis a cru qu’on ne pouvait avoir une jarretière bien faite, sans la faire venir de Paris à grands frais ; elle voulait que je fisse faire mon jardin des Délices à Paris ; mais comme ce jardin est pour moi, j’ai été mon jardinier, et je m’en trouve très bien. Vous en jugerez s’il vous plaît. J’aurais tout aussi bien été mon tailleur, et je voudrais que vous pussiez en juger. Toutes ces dépenses réitérées ruinent quand on a acheté, réparé, raccommodé, meublé une maison spacieuse, et qu’on l’embellit ; mais il ne faut pas y prendre garde : il ne faut songer qu’à la bonté que vous avez d’entrer dans ces misères.

 

          Je ne crois pas que l’abbé de Prades soit à Breslau, et je crois encore moins qu’on le fouette avec un écriteau au dos ; car, s’il avait au dos cette belle devise, ce serait sur l’écriteau qu’on frapperait. Peut-être le fouette-t-on sur le cul ; mais cela est sujet à des inconvénients. Les théologiens disent que cette façon peut occasionner ce qu’ils appellent des pollutions. Je crois encore moins qu’on ait exigé à Paris des cartons pour l’article GENÈVE ; la cour se soucie peu de nos hérétiques, et d’ailleurs il n’est pas possible d’aller proposer un carton à tous les souscripteurs qui ont reçu le livre. Il n’y a pas quatre lecteurs qui l’achètent sans avoir souscrit.

 

          Je ne crois pas non plus que M. le maréchal de Richelieu soit disgracié ; il n’a point perdu la bataille de Rosbach ; il a passé l’Aller ; il a fait reculer les Hanovriens, il a fait de son mieux : on ne doit punir que la mauvaise volonté, et le roi est toujours juste.

 

          Je ne crois point encore qu’il faille vingt ans pour détromper le public sur une très mauvaise pièce (2) ; mais je crois fermement que le public d’aujourd’hui ne vaut pas la peine qu’on travaille pour lui, en quelque genre que ce puisse être.

 

          Voilà, ma chère nièce, tout ce que je crois, et tout ce que je ne crois pas. Je vous ai ouvert le fond de mon cœur. Si vous avez quelque chose à croire dans ce monde, croyez que ce cœur est à vous. Vous ne me dites point si vous continuez à vous frotter circulairement avec de l’arthanite (3), si vous mangez, si vous digérez, si vous êtes agréablement logée. Il faut, s’il vous plaît, que vous m’instruisiez de votre manière d’exister, car mon être s’intéresse tendrement au vôtre.

 

          Savez-vous si c’est à Paris qu’on élève le prince de Parme (4), ou si l’abbé de Condillac va à Parme lui apprendre à raisonner ? savez-vous quand il part ? seriez-vous femme à lui persuader de prendre sa route par Genève et par Turin ? S’il fait ce voyage cet hiver, nous le recevrions à Lausanne, nous le mènerions aux Délices, et de là nous le guiderions par le mont Cenis à Turin, de Turin dans le Milanais, et du Milanais dans le Parmesan. Portez-vous bien, et aimez-nous.

 

 

1 – Samuel Constant de Rebecque. (G.A.)

 

2 – Iphigénie en Tauride. (G.A.)

 

3 – L’arthanite est le nom ancien du cyclamen europœum. L. que les Français appellent vulgairement pain de pourceau. (Note de M. de Cayrol.)

 

4 – Ferdinand, né en 1751. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Lausanne, 27 Janvier 1758 (1).

 

 

 

AUX HOUSARDS ET AUTRES MESSIEURS DE CETTE ESPECE.

 

 

Meurtriers à brevet, avides de pillage,

Ne prenez point ma lettre ; et souvenez-vous bien

Qu’en saisissant mes vers peu faits pour votre usage,

Vous n’y gagneriez jamais rien.

Housards, j’écris à Dorothée,

Aux grâces, à l’esprit, aux plus nobles appas,

A la douce vertu, de faiblesse exemptée ;

Cela ne vous regarde pas.

 

          Madame, après avoir présenté cette petite requête aux housards, je remercie d’abord votre altesse sérénissime de la lettre dont elle m’honore, en date du 17 Janvier, et j’ose assurer que je rends bien à la grande maîtresse des cœurs toutes ses caresses. Ma lettre du 27 Septembre de l’année passée aurait eu le temps d’aller aux Indes : je l’avais donnée à M. le maréchal de Richelieu, dans l’idée qu’il viendrait vous faire sa cour, et me flattant,  madame, que quand il verrait votre altesse sérénissime, on ne se battrait plus sur votre territoire. Apparemment que le dépit de ne pas jouir de l’honneur de vous voir lui aura fait longtemps garder ma lettre, et qu’il l’aura retrouvée en faisant ses paquets.

 

          Je suis toujours Suisse, madame ; mais quand serai-je Thuringien ? et quand la Thuringe n’entendra-t-elle plus parler de marches, de contre-marches et de combats ? Hélas ! on ne nous fait pas espérer la paix pour cette année ; ce meilleur des mondes possibles a encore quelques années à souffrir. Votre altesse sérénissime reverra peut-être encore le héros formidable et aimable à qui elle a fait les honneurs de son palais, et qui semblait dans ce temps critique n’avoir rien à faire qu’à tâcher de lui plaire. Je vous avoue, madame, que j’aurais bien voulu me trouver là ; mais j’ai bien peur d’être condamné à rester sur les bords de mon lac : du moins ces bords paisibles, et ceux  des fleuves allemands ne le seront pas. On dit que le Danemark entre aussi dans la querelle (2). On dit qu’on va faire de tous côtés de nouveaux efforts. Que me reste-t-il, qu’à plaindre le genre humain dans ma retraite ?

 

          J’avais procuré au roi de Prusse un abbé de Prades, prêtre, docteur, hérétique, et lecteur de sa majesté. On prétend qu’il a trahi son bienfaiteur, et qu’il est puni à Breslau d’un supplice bien étrange pour un prêtre. Je ne veux point le croire, mais je ne sais à qui en demander des nouvelles : c’est d’ailleurs bien peu de chose parmi tant de désastres publics. Je gémis sur ces misères ; je souhaite à votre altesse sérénissime le bonheur qu’elle mérite. Je me mets à ses pieds et à ceux de son auguste famille avec le plus profond respect. L’ERMITE.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le Danemark mit sur pied dix-huit mille hommes d’infanterie et six mille de cavalerie pour protéger Hambourg, Lubeck et les possessions du duc de Holstein-Gottoro. La France lui fournit  des subsides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

1er Février 1758.

 

 

          Je suis bien touché du souvenir de M. le comte de Lutzelbourg. Je lui souhaite des campagnes heureuses pendant l’été, et de bons quartiers d’hiver ; point de coups de fusil, de grosses pensions et des honneurs, et quelquefois une douce retraite à l’île Jard avec la plus aimable et la plus respectable femme du monde, qui est madame sa mère.

 

          La conversation du roi de Prusse et de l’Anglais Mitchell est imprimée, et n’en est guère plus vraie. Il se peut faire à toute force qu’un ministre anglais ait parlé de Dieu ; mais il ne se peut qu’il ait dit au marquis de Brandebourg que Dieu était le seul à qui l’Angleterre ne donnât pas de subsides, attendu que le marquis n’en a jamais reçu, et que le Danemark est actuellement le seul Etat qui reçoive des guinées.

 

          Je vous supplie, madame, de vous tenir bien chaudement. Je n’ai plus de mouches ; mais j’ai de la neige et autant qu’il y en a sur l’Aller. Portez-vous bien, et moquez-vous du monde. Mille respects.

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

Lausanne, 5 Février.

 

 

          Monsieur, la dernière lettre que votre excellence m’a fait l’honneur de m’écrire me flatte que, dans quelque temps, vous voulez bien m’envoyer, non seulement les documents authentiques du règne de Pierre-le-Grand, mais encore ceux qui peuvent servir à la gloire de votre nation, jusqu’à ces jours. En effet, monsieur, tout ce qu’on a fait depuis lui est une suite de ses établissements. C’est à lui qu’il faut rapporter tout ce que les Russes ont fait de grand et de mémorable. Je fais des vœux pour la prospérité de son auguste et digne fille. Sa gloire m’est aussi chère que celle du grand homme dont elle est née. Je regarderai, monsieur, comme la plus grande faveur les instructions que vous voudrez bien me donner. Le plaisir que vous me procurez de rendre justice  à un héros, à l’impératrice régnante, et à votre nation, sera le plus agréable travail de ma vie. J’espère qu’il me sera permis de vous en marquer ma reconnaissance. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Lausanne, 5 Février 1758.

 

 

          Je me flatte, mon divin ange, que M. le comte de Choiseul a reçu ma lettre (1) ; je lui fais mon compliment, et surtout au prince Henri qui a prévenu sa sœur : c’était à qui des deux ferait une action honnête. Ce Henri est très aimable ; ce n’’est pas Henri IV, mais il a des grâces, des talents, de la douceur, et c’est lui qui était à la tête de cinq bataillons devant qui toute votre armée prit la poudre d’escampette le 5 novembre (2), journée qui a changé la destinée de l’Allemagne. Je reconnais bien mes chers compatriotes à l’enthousiasme où ils sont à présent pour le roi de Prusse, qu’ils regardaient comme Mandrin il y a cinq ou six mois. Les Parisiens passent leur temps à élever des statues et à la briser ; ils se divertissent à siffler et à battre des mains, et, avec bien moins d’esprit que les Athéniens, ils en ont tous les défauts, et sont encore plus excessifs.

 

          Je m’affermis tous les jours dans l’opinion qu’il ne faut pas perdre un demi-quart d’heure de sommeil pour leur plaire. La persécution excitée contre l’Encyclopédie achève de me rendre mon lac délicieux ; je goûte le plaisir d’être mieux logé que les trois quarts de vos importants, et d’être entièrement libre. Si j’avais été à la tête de l’Encyclopédie, je serais venu où je suis ; jugez si j’y dois rester. La littérature est un brigandage ; le théâtre est une arène où on est livré aux bêtes ; et une médaille (3) pour deux succès, qui d’ordinaire sont deux exemples de mauvais goût, n’est qu’une sottise de plus. Les fous de la cour portaient autrefois des médailles ; c’est apparemment celles-là qu’on donnera.

 

          Nos médailles sont ici d’excellents soupers ; nous n’avons point de cabales : on regarde comme très grande faveur d’être admis à nos spectacles. Les habits sont magnifiques, nos acteurs ne sont pas mauvais. Madame Denis est devenue supérieure dans les rôles de mère ; je ne suis pas mauvais pour les vieux fous : nous ne pouvons commencer que dans quinze jours, parce que nous avons eu des malades : voilà l’état des choses. Je suis très touché de l’état de madame d’Argental ; il faut qu’elle vienne à Epidaure consulter Esculape (4). Madame d’Epinay a obtenu des nerfs, madame de Muy a été guérie, ma nièce Fontaine a été tirée de la mort. Il faut aller à Lyon voir son oncle (5), de là, dans une terre qui est à M. de Mondorge ou à son frère, et, de cette terre, aux Délices.

 

          Je vous prie de dire à M. le chevalier de Chauvelin (6) que je lui souhaite quelque étisie, quelque marasme, quelque atrophie, afin qu’il prenne son chemin par Genève, quand il retournera à Turin.

 

          Mais qu’est devenue la maison de votre île ? Que ne demandez-vous un remboursement sur Hanovre ou sur Clèves ?

 

          Comment vont vos affaires de Cadix ? ne recevez-vous pas quelques débris de temps en temps ? Vivez heureux, mon cher ange ; ce sont les cœurs  du plus maigre Suisse des treize cantons.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – A Rosbach. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 22 Janvier à d’Argental. (G.A.)

 

4 – Tronchin. (G.A.)

 

5 – Tencin, oncle de d’Argental. (G.A.)

 

6 – Marquis en 1759. Il était ambassadeur près le roi de Sardaigne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 5 Février 1758 (1).

 

 

          Vous sentez combien je dois m’intéresser à une chose (2) qui doit se faire tôt ou tard, qu’on fera peut-être un jour avec un très grand désavantage, et qu’on pourrait faire aujourd’hui avec une utilité bien reconnue. Je souhaite que des intérêts particuliers ne s’opposent pas à un si grand bien ; en tout cas, vivons tout doucement, et laissons les hommes être aussi fous, aussi méchants et aussi malheureux qu’ils veulent l’être. Je juge par les lettres que je reçois de Petersbourg que les Russes vont recommencer la guerre ; mais aussi toute l’Angleterre se déclare pour le roi de Prusse. Le parlement a déjà voté un subside d’une commune voix. Il faudrait un dieu pour faire la paix dans ces circonstances.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – La paix. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Lausanne, 9 Février 1758.

 

 

          Avez-vous, lisez-vous l’Encyclopédie, mon cher ange ? savez-vous les tracasseries, les tribulations qu’elle essuie ? J’ai retiré mes enjeux, et j’ai mandé à M. Diderot de me renvoyer les articles et les papiers concernant cet ouvrage, et j’ai pris la liberté de stipuler qu’il renverrait chez vous les papiers cachetés ; vous me le permettrez, sans doute : ce n’est plus la peine de travailler pour une entreprise qui va cesser d’être utile, et qui est traversée de tous côtés. Si Diderot, qui est entouré de sacs comme Perrin Dandin, et qui est accablé du fardeau, oubliait mes paperasses, j’ose vous supplier de vouloir bien envoyer chez lui, rue Taranne, quand vous serez à la Comédie.

 

          Nous allons, nous autres Suisses, jouer Fanime et la Femme qui a raison. Je pense qu’il faut différer longtemps pour le tripot de Paris, et laisser dégorger Iphigénie en Crimée. Par ma foi, vous autres Parisiens, vous n’avez pas le sens commun ; Luc n’en a pas davantage d’avoir commencé cette horrible guerre qui lui a donné, à la vérité, de la gloire, mais qui le rend très malheureux, lui et onze ou douze cent mille hommes ses semblables, s’il y a quelque chose de semblable à Luc. Je ne vois que folie et bêtise. Interim, vale. Heureux qui digère tranquillement ! Comment va la santé de madame d’Argental ?

 

1758 - Partie 4

 

 

 

 

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