CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

1758--Partie-23.jpg

Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Voyer,

 

INTENDANT DES ÉCURIES DU ROI.

 

Au château de Ferney, pays de Gex,

route de Genève, 16 Décembre. (1)

 

 

          Monsieur, daignez-vous vous souvenir encore d’un solitaire et d’un malade attaché à toute votre maison depuis qu’il respire, et à vous depuis que vous êtes né ? J’achève mes jours dans le pays de Gex. Il est vrai que j’ai une jolie maison de campagne dans le territoire helvétique de Genève ; mais j’ai des terres considérables à deux lieues de Gex, en France. Il n’y a point de haras dans le pays : ce pays est très propre à fournir d’excellents chevaux. Je possède huit cavales fort belles. J’ai auprès de moi un de mes parents, nommé Daumart, mousquetaire du roi, qui me paraît avoir beaucoup de talents pour les haras.

 

          Je vous offre mes services, monsieur, et ceux de mon parent. On dit que vous voulez bien prêter des étalons du roi aux seigneurs des terres qui veulent s’en charger : c’est à vous à décider jusqu’où vos bontés pour moi peuvent s’étendre. Je vous serais très obligé de me vouloir bien honorer d’une patente de votre capitaine et directeur des haras dans le pays de Gex. Si, au bout de quelque temps, vous êtes satisfait de mon administration, vous pourrez alors donner des appointements à mon parent Daumart.

 

          Voilà ma requête présentée ; j’attends vos ordres et vos bontés. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

Ferney, 17 Décembre 1758 (1).

 

 

          La copie de ma lettre à l’évêque d’Annecy vous fera voir, mon cher ami, de quoi il est question. Il est de la plus grande importance qu’on ait la bonté de me communiquer les titres par lesquels la seigneurie est en possession de la dîme de Colovrex, conjointement avec les habitants, nommés les pauvres de Ferney. Les habitants de Ferney ont perdu leur procès en qualité de pauvres, et Genève pourrait bien être attaquée en qualité de riche.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius.

 

17 Décembre.

 

 

Vos vers semblent écrits par la main d’Apollon ;

Vous n’en aurez pour fruit que ma reconnaissance.

Votre livre est dicté par la saine raison ;

Partez vite, et quittez la France.

 

 

          J’aurais pourtant, monsieur, quelques petits reproches à vous faire ; mais le plus sensible, et qu’on vous a déjà fait sans doute, c’est d’avoir mis l’amitié parmi les vilaines passions ; elle n’était pas faite pour si mauvaise compagnie. Je suis plus affligé qu’un autre de votre tort. L’amitié, qui m’a accompagné au pied des Alpes, fait tout mon bonheur, et je désire passionnément la vôtre. Je vous avoue que le sort de votre livre dégoûte d’en faire. Je m’en tiens actuellement à être seigneur de paroisse, laboureur, maçon, et jardinier ; cela ne fait point d’ennemis. Les poèmes épiques, les tragédies, et les livres philosophiques, rendent trop malheureux. Je vous embrasse ; je vous estime infiniment ; je vous aime de même, et je présente mes respects à la digne épouse d’un philosophe aimable.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 19 Décembre 1758.

 

 

          Mon cher ange, vous étendez les deux bouts de vos ailes sur tous mes intérêts. Vous voulez que je vous voie et qu’Oreste réussisse. Ce seraient là deux résurrections dont la première me serait bien plus chère que l’autre. Je suis un peu Lazare dans mon tombeau des Alpes. Je vous ai envoyé mon visage de Lazare il y a un an, et si vous tardez à la faire placer à l’Académie, sous la face grasse de Babet (1), bientôt je n’en aurai plus du tout à vous offrir. Je deviens plus que jamais pomme tapée. Ne comptez jamais de ma part sur un visage, mais sur le cœur le plus tendre, toujours vif, toujours neuf, toujours plein de vous.

 

          Oui, sans doute, la scène de l’urne est très changée et très grecque : et, croyez-moi, les Français, tout Français qu’ils sont, y reviendront comme les Italiens et les Anglais. Ce n’est qu’à la longue que les suffrages se réunissent sur certains ouvrages et sur certains gens.

 

          Il n’y avait, à mon sens, autre chose à reprendre que l’instinct trop violent de la nature, dans la scène de reconnaissance ; et pour rendre cet instinct plus vraisemblable et plus attendrissant, il n’y a qu’un vers à changer. Electre dit :

 

 

D’où vient qu’il s’attendrit ? je l’entends qui soupire.

 

 

          Voici ce qu’il faut mettre à la place :

 

 

ORESTE.

 

Ô malheureuse Electre !

 

ÉLECTRE.

 

Il me nomme, il soupire,

Les remords en ces lieux ont-ils donc quelque empire ? etc.

 

ORESTE, act. IV, sc. V.

 

 

          A l’égard de la fin, plus j’y pense, plus je crois qu’il faut la laisser comme elle est ; et je suis très persuadé, étant hors de l’ivresse de la composition, de l’amour-propre, et de la guerre du parterre, que cette pièce bien jouée serait reçue comme Sémiramis, qui manqua d’abord son coup, et qui fait aujourd’hui son effet. Ce serait une consolation pour moi, et de la gloire pour vous, si vous forciez le public à être juste.

 

          Pour Fanime, il y a longtemps que j’y ai donné les coups de pinceau que vous vouliez, et je vous l’enverrais sur-le-champ, si vous me promettiez que les comédiens n’auraient pas l’insolence d’y rien changer. Ils furent sur le point de faire tomber l’Orphelin de la Chine, en retranchant une scène nécessaire qu’ils ont été obligés de remettre. Ils allèrent jusqu’à donner à un confident un nom qui est hébreu (2) ; vous sentez combien cela irrite et décourage. La Femme qui a raison est dans le même cas ; mais je vous avoue que j’aime mieux cent fois labourer mes terres, comme je fais, que de me voir exposé à l’humiliation d’être corrigé et gâté par des comédiens.

 

          Quand je parle de labourer la terre, je parle très à la lettre. Je me sers du nouveau semoir (3) avec succès, et je force notre mère commune à donner moitié plus qu’elle ne donnait. Vous souvenez-vous que, quand je me fis Suisse, le président de Brosses vous parla de me loger dans un château qu’il a entre la France et Genève ? Son château était une masure faite pour des hiboux ; un comté, mais à faire rire ; un jardin, mais où il n’y avait que des colimaçons et des taupes ; des vignes sans raisin, des campagnes sans blé, et des étables sans vaches. Il y a de tout actuellement, parce que j’ai acheté son pauvre comté par bail emphytéotique, ce qui, joint à Ferney, compose une grande étendue de pays qu’on peut rendre aisément fertile et agréable. Ces deux terres touchent presque à mes Délices. Je me suis fait un assez joli royaume dans une république. Je quitterai mon royaume pour venir vous embrasser, mon cher et respectable ami ; mais je ne le quitterais pas assurément pour aucun autre avantage, quel qu’il pût être.

 

          Ne pensez-vous pas que, vu le temps qui court, il vaut mieux avoir de beaux blés, des vignes, des bois, des taureaux, et des vaches, et lire les Géorgiques, que d’avoir des billets de la quatrième loterie, des annuités premières et secondes, des billets sur les fermes, et même des comptes à faire à Cadix ? Qu’en dites-vous ? Et de Babeta, quid ? et quid de rege hispano ? et des nouvelles destructions qu’on nous promet pour l’année prochaine ?

 

          Prenez du lait, madame, engraissez, dormez, et que tous les anges se portent bien.

 

          Je fais tout ce que M. le comte de La Marche exige, j’écrirai à Monin. J’écris en droiture à 545 (4), qui a daigné m’écrire. Je vous remercie tendrement.

 

 

1 – Bernis. (G.A.)

 

2 – Azire au lieu de Etan. (G.A.)

 

3 – Inventé par Lullin de Châteauvieux. (G.A.)

 

4 – 545 désigne ici Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

Aux Délices, 22 Décembre 1758 (1).

 

 

          Excès de précaution, mon cher monsieur, est quelquefois nécessaire. Ce chien ne mord pas, disait le cardinal Mazarin, mais il peut mordre (2). Ma petite précaution n’aura point lieu, et, quoiqu’on m’ait un peu chicané, j’ai signé le traité.

 

          Je suis content de mes acquisitions. Les bords de votre lac m’enchantent plus que jamais ; vos amis et la bonne compagnie de Genève ne me permettent pas l’oisiveté ; je goûte le plus parfait bonheur dont on puisse jouir à mon âge, et je plains plus d’un roi et plus d’un ministre.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Est-ce de Brosses qu’il veut désigner ici ? (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

24 Décembre 1758.

 

 

          Monsieur, j’eus l’honneur de vous écrire il y a quatre ou cinq jours ; j’ai reçu, le 21 de décembre, la lettre dont vous m’honorez, du 23 d’octobre, et je ne sais à quoi attribuer un si long retardement. Je vous réitère mes prières, et je vous fais mes très humbles remerciements sur vos nouveaux mémoires. Vous les intitulez, Réponses à mes objections ; permettez-moi d’abord de dire à votre excellence que je n’ai jamais d’objections à faire aux instructions qu’elle veut bien me donner ; que je fais simplement des questions, et que je demande des éclaircissements à l’homme du monde qui me paraît le plus savant dans l’histoire.

 

          Nous ne sommes encore qu’à l’avenue du grand palais que vous voulez bâtir par mes mains, et dont vous me tracez l’ordonnance. Il y a dans cette avenue quelques terres incultes, quelques déserts qu’il faut passer vite. Il est moins question de savoir d’où vient le mot de tsar que de faire voir que Pierre Ier a été le plus grand des tsars. Je me garderai bien de mettre en question si le blé de la Livonie vaut mieux que celui de la Carélie ; j’observerai seulement ici, monsieur, que l’agriculture a été très négligée dans toute l’Europe jusqu’à nos jours.

 

          L’Angleterre, dont vous me parlez, est un des pays les plus fertiles en blé ; cependant ce n’est que depuis quelques années que les Anglais ont su en faire un objet de commerce immense. La nouvelle charrue et le semoir sont d’une utilité qui semble devoir désormais prévenir toutes les disettes. J’en ai vu beaucoup d’expériences, et je m’en sers avec succès dans deux de mes terres en France, dans le voisinage de Genève. Vous voyez par-là que les arts ne se perfectionnent qu’à la longue ; et je vois aussi quelles obligations votre empire doit avoir à Pierre-le-Grand, qui lui a donné plusieurs arts, et en a perfectionné quelques-uns.

 

          Je me servirai du mot russien, si vous le voulez ; mais je vous supplie de considérer qu’il ressemble trop à prussien, et qu’il en paraît un diminutif ; ce qui ne s’accorde pas avec la dignité de votre empire. Les Prussiens s’appelaient autrefois Borusses, comme vous le savez, et, par cette dénomination, ils paraissaient subordonnés aux Russes. Le mot de russe a d’ailleurs quelque chose de plus ferme, de plus noble, de plus original, que celui de russien ; ajoutez que russien ressemble trop à un terme très désagréable dans notre langue, qui est celui de ruffien ; et, la plupart de nos dames prononçant les deux ss comme les ff, il en résulte une équivoque indécente qu’il faut éviter.

 

          Après toutes ces représentations, j’en passerai par ce que vous voudrez ; mais le grand point, monsieur, l’objet important et indispensable, devant lequel presque tous les autres disparaissent, est le détail de tout ce qu’a fait Pierre-le-Grand d’utile et d’héroïque. Vous ne pouvez me donner trop d’instructions sur le bien qu’il a fait au genre humain. La plupart des gens de lettres de l’Europe me reprochent déjà que je vais faire un panégyrique, et jouer le rôle d’un flatteur ; il faut leur fermer la bouche en leur faisant voir que je n’écris que des vérités utiles aux hommes.

 

          J’espère aussi, monsieur, que vous voudrez bien me faire parvenir des mémoires fidèles sur les guerres entreprises par Pierre Ier, sur ses belles actions, sur celles de vos compatriotes, en un mot, sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de l’empire et à la vôtre.

 

 

 

 

1758 -Partie 23

 

 

 

Commenter cet article