CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 22

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à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 27 Novembre (1).

 

 

          Je me ruine, je le sais bien ; mais je m’amuse. Je joue avec la vie ; voilà la seule chose à quoi elle soit bonne ; et ce qui la rend encore plus agréable, ce sont des amis comme vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 4 Décembre 1758.

 

 

          Monsieur, benedetto sia il cielo che v’ha inspirato il gusto del pi ù divino trastullo, che e i valenti uomini e le virtuose donne possano godere, quando sono più di due insieme.

 

          Vous vous adressez tout juste à un homme qui ne rougit point, à son âge, de jouer encore la comédie avec ses amis. Nous avons à Lausanne un très joli théâtre ; j’en fais bâtir un à une terre (1) que j’ai en France, à quelques lieues de la campagne où je suis à présent.

 

          Les femmes se mettent comme elles veulent, sans beaucoup de dépenses ; surtout point de cornettes ; un petit diadème de perles fausses, quelques rubans, des boucles, ou un petit bonnet. Une femme, quand elle est jolie, est mieux coiffée pour un écu, qu’une laide pour mille pistoles.

 

          Questo siadetto per i viventi ; vengo adesso ai morti. Quand j’ai fait jouer Sémiramis, j’ai fait placer l’ombre dans un coin, au fond du théâtre ; elle montait par une estrade, sans qu’on la vît monter ; elle était entourée d’une gaze noire ; tout dépend de la manière dont sont placées les lumières. Cela fait un terrible effet, quand tout est bien disposé ; car

 

 

Segnus irritant animos demissa per aurem,

Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

 

HOR., de Art poet.

 

 

          Vous me demandez, monsieur, si on doit entendre, au premier acte, les gémissements de l’ombre de Ninus ; je vous répondrai que, sans doute, on les entendrait sur un théâtre grec ou romain ; mais je n’ai pas osé le risquer sur la scène de Paris, qui est plus remplie de petits-maîtres français, à talons rouges, que de héros antiques. Je ne conseillerais pas non plus qu’on hasardât cette nouveauté sur un petit théâtre resserré, qui ne laisse pas de place à l’illusion.

 

          Le grand-prêtre Oroès ne donne point l’épée de Ninus à Arsace, dans le premier acte ; il la lui donne dans le quatrième. Je sauvai à l’acteur l’embarras de ceindre une épée et d’ôter la sienne, en le faisant venir sans épée sur le théâtre.

 

          Le tonnerre est aisément imité par le bruit d’une ou deux roues dentelées qu’on fait mouvoir derrière la scène sur des planches ; les éclairs  se forment avec un peu d’orcanson.

 

          Voilà, monsieur, tout ce que je peux répondre aux questions que vous avez bien voulu me faire ; mais je ne pourrais jamais répondre dignement à l’honneur que je reçois de vous, ni vous exprimer assez les sentiments que je vous dois.

 

 

1 – A Tournay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Ferney, 6 Décembre 1758.

 

 

          Ce Ferney dont je vous écris, mon ancien ami, est une terre au bord de ce lac que je ne puis abandonner ; c’est le supplément des Délices. Ex nitido fit rusticus ; mais, au milieu de vingt maçons qui me rebâtissent un château, et parmi les laboureurs à qui je donne de nouvelles charrues à semoir, je n’oublie point mon atlas (1). Je veux avoir la terre entière présente à mes yeux dans ma petite retraite ; et, tandis que je me promène des Délices à Ferney et à Lausanne, je veux que mes yeux se promènent sur la Lusace et sur la Bohême, sur Louisbourg et sur Pondichéry. Di grazia, amusez-vous à me faire un bel atlas, bien complet, bien relié ; ayez la bonté de me l’envoyer, par le carrosse de Lyon, à mon ami Tronchin non pas Tronchin l’inoculateur, mais Tronchin le banquier, qui m’est aussi utile que l’autre. Madame de Fontaine vous paiera les déboursés que vous aurez eu la bonté de faire. Vous aimez les livres et vos amis ; ainsi je compte vous servir à votre goût, en vous faisant exercer votre double métier d’obliger et de bouquiner. Je suis un peu mécontent des bouquins nouveaux ; mais je me console cum veterum libris. Dites de moi : Felix nimium ! sua nam bona novit. Quelle nouvelle sottise avez-vous dans votre pays ? Interim vale.

 

 

1 – Voyez la lettre à Thieriot du 18 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 11 Décembre 1758 (1).

 

 

          Mon antique bouche prend la liberté de baiser le bras que le roi de Pologne a orné d’un bracelet, et je crois que le contenu est plus précieux que le contenant.

 

          Je vous remercie de toutes vos nouvelles. M. Silhouette a très bien traduit Pope et Warburton ; il peut être contrôleur général tant qu’il voudra (2) ; il n’y a pas apparence qu’il me fasse payer beaucoup d’ordonnances.

 

          Je ne connais pas de Boston aux Grandes-Indes, mais bien Boston dans la Nouvelle-Angleterre, en Amérique. Souvenez-vous, mon ami, des marmottes des Alpes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Ce billet nous paraît être postérieur à décembre 1758. (G.A.)

 

2 – Il ne fut contrôleur des finances que pendant huit mois. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M . Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 13 Décembre (1).

 

 

          Je suis bien plus coupable encore que vous ne le dites, et je crois vous avoir fait ma confession par ma dernière lettre ; car, outre la terre de Ferney, que j’ai achetée pour les miens et où je bâtis, j’ai encore acheté à vie le comté de Tournay du président de Brosses.

 

          Je vais à présent vous ouvrir mon cœur : ce cœur est trop à vous pour vous être caché.

 

          Après avoir pris le parti de rester auprès de votre lac, il fallait soutenir ce parti ; mais vous savez qu’à Genève il y a des prêtres comme ailleurs. Vous n’ignorez pas qu’ils ont voulu me jouer quelques tours de leur métier ; ils ont continuellement répandu dans le peuple que j’étais venu chercher un asile dans le territoire de Genève, et ils ont feint d’ignorer que j’avais fait à Genève l’honneur de la croire libre et digne d’être habitée par des philosophes. J’ai opposé la patience et le silence à toutes leurs manœuvres ; j’ai pris une belle maison à Lausanne, pour y passer les hivers ; et enfin je me vois forcé d’être le seigneur de deux ou trois présidents, et d’avoir pour mes vassaux ceux qui osaient essayer de m’inquiéter. J’ai tellement arrangé l’achat de Tournay, que je jouis pleinement et sans partage de tous les droits seigneuriaux et de tous les privilèges de l’ancien dénombrement.

 

          La terre de Ferney est moins titrée, mais non moins seigneuriale : je n’y jouis des droits de l’ancien dénombrement que par grâce du ministère ; mais cette grâce m’est assurée. J’aime à planter, j’aime à bâtir ; et je satisfais les seuls goûts qui consolent la vieillesse. Les deux terres, l’une compensant l’autre, me produisent le denier vingt ; et le plaisir qu’elles me donnent est le plus beau de tous les deniers. Vous voyez dans quels détails j’entre avec vous ; j’y suis autorisé par votre amitié. Enfin, je me suis rendu plus libre en achetant des terres en France que je ne l’étais n’ayant que ma guinguette de Genève et ma maison de Lausanne. Vos magistrats sont respectables ; ils sont sages ; la bonne compagnie de Genève vaut celle de Paris ; mais votre peuple est un peu arrogant et vos prêtres un peu dangereux.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 14 Décembre.

 

 

          Mon cher Colini, j’ai encore écrit à monseigneur l’électeur palatin. Point de place vacante ; il faut attendre. J’ai envoyé un ballot qui doit parvenir bientôt à M. Turckeim. Vous pouvez lui dire que ce ballot est pour vous ; je le prie d’en payer les frais. C’est Cramer qui l’a dépêché par les voitures embourbées de Suisse Il contient trois exemplaires, un pour M. Langhans (1) et deux pour vous. Si les Français, les Autrichiens, les Russes, et les Suédois, ne piquent pas mieux leurs chiens, ils ne forceront point la proie (2) qu’ils chassent ; Freitag aura raison, et la peine de M. Langhans sera perdue. Addio, moi Colini.

 

          J’ai acquis deux belles terres en France, dans le pays de Gex, qui est un jardin continuel. Si jamais vous êtes las du Rhin, j’habite toujours près du lac.

 

 

1 – Premier magistrat de la ville de Strasbourg. (G.A.)

 

2 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à l’Evêque d’Annecy (Biord).

 

15 Décembre 1758.

 

 

          Le curé d’un petit village, nommé Moens, voisin de mes terres, a suscité un procès à mes vassaux de Ferney, et ayant quitté souvent sa cure pour aller solliciter à Dijon, il accable aisément des cultivateurs uniquement occupés du travail qui soutient leur vie. Il leur a fait pour quinze cents livres de frais pendant qu’ils labouraient leurs champs, et a eu la cruauté de compter parmi ces frais de justice les voyages qu’il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de l’Eglise, les saints Pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui sacrifiaient aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on leur avait dit qu’un prêtre fût venu avec des sergents rançonner de pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs bestiaux, et ôter le lait à leurs enfants, qu’auraient dit les Irénée, les Jérôme et les Augustin ? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir parler. Je lui ai envoyé dire que j’offrais de payer la plus grande partie de ce qu’il exige de mes communes, et il a répondu que cela ne le satisfaisait pas.

 

          Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu’il n’y a pas un seul exemple qu’un pasteur protestant ait eu un procès avec ses paroissiens. Il est humiliant pour nous, il le faut avouer, de voir dans des villages du territoire de Genève, des pasteurs hérétiques qui sont au rang des plus savants hommes de l’Europe, qui possèdent les langues orientales, qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui, loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de vigne, sont leurs consolateurs et leurs pères. C’est une des raisons qui ont dépeuplé le canton que j’habite. Deux de mes jardiniers ont quitté l’année passée notre religion pour embrasser la protestante. Le village de Rosnière, qui avait trente-deux maisons, n’en a plus qu’une ; les villages de Magni et de Boissi ne sont plus que des déserts. Ferney est réduit à cinq familles, qu’un curé  veut forcer d’abandonner leur demeure pour gagner auprès de la florissante ville de Genève le pain qu’on leur dispute dans les chaumières de leurs pères.

 

          Je conjure votre zèle paternel, votre humanité, votre religion, non pas d’engager le curé de Moëns à se relâcher des droits que la chicane lui a donnés, cela est impossible, mais à ne pas user d’un droit aussi peu chrétien dans toute sa rigueur, à donner les délais que donnerait le procureur le plus insatiable, à se contenter de ma promesse, que j’exécuterai sitôt que mes malheureux vassaux auront rempli une formalité de justice préalable et nécessaire. J’attends de vous cette grâce, ou plutôt cette justice. Je suis, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Ferney, par Genève, 16 Décembre.

 

 

          Monsieur, je vous souhaite une année remplie de toutes les félicités que vous méritez ; et je ne me souhaite, à moi, qu’un gros paquet qui puisse me mettre en état d’achever l’histoire de Pierre-le-Grand. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, en bon Isréalite, que je ne peux faire ma brique quand on ne me donne point de paille. J’ai quelques instructions sur votre empire, et rien sur votre empereur. Je me suis procuré un grand loisir dans une de mes terres, et je ne veux consacrer ce loisir qu’à vous donner des témoignages de mon zèle et de mon attachement pour votre personne.

 

         

J’ai l’honneur d’être avec les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

 

1758 - Partie 22

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