CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 20

Publié le par loveVoltaire

1758---Partie-20.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

18 Octobre 1758.

 

 

          M. Helvétius m’a envoyé son Esprit, mon ancien ami ; ainsi vous voilà délivré du soin de me le faire parvenir ; je ne veux pas avoir double esprit comme Elisée. Je suis peu au fait des cabales de votre Paris et de votre Versailles ; j’ignore ce qui a excité un si grand soulèvement contre un philosophe estimable qui (à l’exemple de saint Matthieu) a quitté la finance pour suivre la vérité. Il ne s’agit, dans son livre, que de ces pauvres et inutiles vérités philosophiques qui ne font tort à personne, qui sont lues par très peu de gens, et jugées par un plus petit nombre encore, en connaissance de cause. Il y a tel homme dont la signature, mise au bas d’une pancarte mal écrite, fait plus de mal à une province que tous les livres des philosophes n’en pourront jamais causer. Cependant ce sont ces philosophes, incapables de nuire, qu’on persécute.

 

          Je ne suis pas de son avis en bien des choses, il s’en faut beaucoup ; et s’il m’avait consulté, je lui aurais conseillé de faire son livre autrement  mais, tel qu’il est, il y a beaucoup de bon, et je n’y vois rien de dangereux. On dira peut-être que j’ai les yeux gâtés.

 

          Il faut qu’Helvétius ait quelques ennemis secrets qui aient dénoncé son livre aux sots, et qui aient animé les fanatiques. Dites-moi donc ce qui lui a attiré un tel orage ; il y a cent choses beaucoup plus fortes dans l’Esprit des lois, et surtout dans les Lettres persanes. Le proverbe est donc bien vrai, qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.

 

          Au lieu de me faire avoir cet Esprit, pourriez-vous avoir la charité de m’indiquer quelque bon atlas nouveau, bien fait, bien net, où mes vieux yeux vissent commodément le théâtre de la guerre et des misères humaines ? Je n’ai que d’anciennes cartes de géographie ; c’est peut-être le seul art dans lequel les derniers ouvrages sont toujours les meilleurs. Il n’en est pas de même, à ce que je vois, des pièces de théâtre, des romans, des vers, des ouvrages de morale, etc.

 

          Je dicte ce rogaton, mon cher ami, parce que je suis un peu malade aujourd’hui ; mais j’ai toujours assez de force pour vous assurer de ma main que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin de Lyon.

 

Délices, 23 Octobre 1758 (1).

 

 

          Je ne sais encore si je serai seigneur de Ferney ; on exige pour le droit goth et vandale des lods et ventes le quart du prix ; il faut, pour rafraîchissement, payer au roi le centième, à la chambre des comptes le cinquantième, etc. Ainsi, à fin de compte, on achèterait le double. Je tâcherai de m’arranger avec M. de Boisi d’une façon moins ruineuse.

 

          Je n’ai point de nouvelles depuis la victoire complète dans laquelle on n’a pas mis 400 hommes hors de combat, et depuis les 4,000 Anglais tués, lorsqu’il n’y en avait que 900 en bataille. L’hyperbole est une belle figure.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, 28 Octobre 1758.

 

 

          Mon cher et ancien ami, j’ai peur que vous n’ayez pas reçu un billet (1) adressé dans la rue Saint-Pierre à Paris, et, par renvoi, à votre terre de Launai, si vous n’étiez pas dans la grande vilaine ville. Il s’agirait de savoir si votre marquis Ango de Lézeau est mort ou en vie ; s’il a un domicile à Rouen ; s’il faut écrire au château de Lézeau ; où est ce beau château ; en un mot, comment il faut faire pour se faire payer d’une dette de quatre années d’arrérages, de laquelle Ango ne me donne aucunes nouvelles. Licet miscere seria cum jocis. Il ne faut pas abandonner le demeurant : Rem suam deserere turpissimum est, dit Cicéron.

 

          Si Frédéric est aussi bien frotté qu’on le dit, je ferai relier ensemble l’histoire de Pyrrhus, de Picrochole, la sienne, et la fable du Pot au lait.

 

          Ecrivez-moi, je vous en prie, mon cher et ancien ami, des nouvelles d’Ango de Lézeau, mais surtout des vôtres. Que dites-vous de l’Esprit d’Helvétius ?

 

          Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Du 4 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 28 Octobre 1758.

 

 

          Mon cher ami, je ne lis ni journal partial ni journal impartial, et rarement les gazettes, qui comptent pourtant que le Pyrrhus du Nord a été totalement défait. Cette nouvelle est plus importante que les livres nouveaux sur l’Esprit, sur la comédie de Genève, et sur l’autre comédie des pasteurs franco-suisses. Madame de Bentinck, qui croît être grande Autrichienne, parce qu’elle plaide à Vienne, est fort contente de Berne, et peu de votre Helvétie ; moi, je suis content de tout, et si content, que je suis en effet en marché de la seigneurie de Fernex. Mais il y a tant de droits à payer, tant de choses à discuter, les affaires sont si longues et la vie est si courte, que je pourrais bien me tenir dans mon petit ermitage des Délices.

 

 

Dî melius fecere ; bene est, nihil amplius opto (1).

 

 

          Mon grand désir est de vous revoir, vous, et M. et madame de Freudenreich, à qui je vous prie de présenter mes respects.

 

 

1 – Voyez Horace, liv. I, ép. II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M . Pesselier.

 

Aux Délices, 30 Octobre 1758.

 

 

          Enfin, monsieur, à force de recherches, j’ai découvert tout ce que je vous dois. Ce rouleau, dont vous m’avez favorisé, était à Lausanne depuis longtemps, avec des cartes géographiques et des estampes qu’on m’avait envoyées de Petersbourg. J’ai fait tout revenir, et je me hâte de vous faire mes remerciements. Je savais déjà, par les vers agréables qu’on a imprimés de vous, avec quel succès vous cultivez les belles-lettres, et j’avais vu dans l’Encyclopédie quelles sont vos profondes connaissances sur beaucoup d’objets utiles.

 

 

Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.

 

HORACE., de Art poet.

 

 

Voilà votre devise ; la mienne est : Si placeo, tuum est.

 

          Mérope ne s’attendait pas à être traitée aussi honorablement que la finance. Le Parnasse et le trésor royal vous ont bien de l’obligation. Vous avez un double droit à mon estime et à ma reconnaissance. Si j’étais contrôleur-général, vous auriez une pension, et si je faisais encore des vers, je vous chanterais.

 

          Recevez, monsieur, les assurances de l’attachement sincère du vieux Suisse V.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 1er Novembre 1758.

 

 

          Il me paraît, madame, qu’on passe sa vie à voir des révolutions. L’année passée, au mois d’octobre, le roi de Prusse voulait se tuer ; il nous tua au mois de novembre. Il est détruit, cette année (1) en octobre ; nous verrons si nous serons battus le mois prochain. On appelle victoires complètes des actions qui sont des avantages médiocres. On chante des Te Deum, quand à peine il y a de quoi entonner un De profundis. On nous exagère de petits succès, et on nous accable de grands impôts.

 

          On dit le monarque portugais (2) blessé à l’épaule, le monarque espagnol (3) blessé au cerveau, le roi (4), ou soi-disant tel, de Suède, gardé à vue, et celui de Pologne (5) buvant et mangeant à nos dépens, tandis que les Prussiens boivent et mangent encore aux dépens des Saxons. Des autres rois je n’en parle pas. Portez-vous bien, madame, et voyez toujours d’un œil tranquille la sanglante tragédie et la ridicule comédie de ce monde. Je tremble toujours que quelque balle de fusil ne viennent balafrer le beau visage de M. votre fils, à qui je présente mes respects. Avez-vous le bonheur de posséder madame de Brumath ?

 

          Voulez-vous bien permettre, madame, que je mette dans ce paquet un petit  billet pour Colini, qui vous est attaché ? Pardonnez cette liberté grande. En voici encore une autre. Je vous demande en grâce, quand vous irez à Strasbourg, de vouloir bien dire au coureur qu’il aille, chemin faisant, laver la tête au banquier Turckeim, et lui signifier que je meurs de faim, s’il ne songe pas à moi. Pardon, madame, mais, dans l’occasion, on a recours à ce qu’on aime. Mille tendres respects.

 

 

1 – A Hochkirchen. (G.A.)

 

2 – Joseph-Emmanuel, à la vie duquel on avait attenté le 3 septembre. (G.A.)

 

3 – Ferdinand VI. (G.A.)

 

4 – Adolphe-Frédéric. (G.A.)

 

5 – Le roi Auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 2 Novembre 1758.

 

 

          Mon cher ami, je reçois la cargaison de livres anglais sur lesquels je n’avais plus compté. J’avais fait venir, il y a six mois, les mêmes volumes de Londres. Les uns seront dans mon cabinet des Délices, les autres dans celui de Ferney ; on n’en saurait trop avoir ; tous ces livres sont contre les prêtres. A qui faut-il que je paie ? je suis tout prêt, et je vous remercie de tout mon cœur.

 

          On est très irrité, à Berne, contre le ministre de Vevay ou de Lausanne, auteur du punissable libelle inséré dans le Mercure suisse (1), et, s’il est découvert, il portera la peine de son insolence.

 

          Vous avez bien raison de plaindre notre ami Polier de Bottens, qui a eu la faiblesse de se laisser gourmander par des cuistres, après avoir eu la force de faire hardiment une bonne œuvre qui devait imposer silence à ces marauds. Je parle un peu en homme qui a des tours (2) et mes mâchicoulis, et qui ne craint point le consistoire.

 

          Vous n’êtes point venu aux Délices, mais j’espère que nous vous posséderons dans le château de Ferney, et que je vous donnerai, comme M. de Sotenville, le divertissement de courre un lièvre (3). Mille respects à madame de Brenles. Bonsoir, mon cher ami.

 

 

1 – Lettre anonyme écrite au Journal helvétique par Lervêche, qui déclarait supposé le certificat de trois pasteurs de Lausanne en faveur de Joseph Saurin. Voyez ce nom au Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

2 – Allusion à l’ancien château de Ferney qu’il venait d’acquérir. (G.A.)

 

3 – Dans Georges Dandin (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville,

 

A SON CHÂTEAU DE LAUNAI.

 

Aux Délices, 10 Novembre 1758.

 

 

          Mon affaire avec le marquis Ango est fort sérieuse, mon cher et ancien ami ; mais vous l’avez rendue si plaisante par votre aimable lettre, que je ne peux plus m’affliger. Le constat de cadavere me fait encore pouffer de rire. Je crois ce puant marquis bien en colère que je vive encore, et que j’aie douté de son existence. Ce petit gnome ne vous a donc pas répondu ; je le ferai ester à droit, de par Dieu, fût-ce dans Argentan (1) en Basse-Normandie. Je vous suis doublement obligé de vos bons conseils et de vos bonnes plaisanteries.

 

          Je vois qu’il n’est pas aisé de trouver un procureur honnête homme, encore moins un marquis qui paie ses dettes. Cet Ango doit être furieusement grand seigneur, car non seulement il ne paie point ses créanciers, mais il ne daigne pas leur faire civilité. Cet Ango n’est point du tout poli.

 

          Vous allez donc à Paris, mon cher ami, chercher le plaisir, et ne le point trouver, jouir de la ville, et ne l’aimer ni ne l’estimer, et y attendre le moment de retourner à votre charmante terre. Pour moi, j’ai renoncé aux villes ; j’ai acheté une assez bonne terre à deux lieues de mes Délices ; je ne voyage que de l’une à l’autre ; et, si j’entreprenais de plus grandes courses, ce serait pour vous.

 

          Le roi de Prusse m’écrit souvent qu’il voudrait être à ma place : je le crois bien ; la vie des philosophes est bien au-dessus de celle des rois. Le maréchal de Daun et le greffier de l’Empire instrumentent toujours contre Frédéric. Les uns le vantent, les autres l’abhorrent ; il n’a qu’un plaisir, c’est de faire parler de lui. J’ai cru autrefois que ce plaisir était quelque chose, mais je m’aperçois que c’est une sottise  il n’y a de bon que de vivre tranquille dans le sein de l’amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur. Madame Denis en fait autant.

 

 

1 – Le château de Lamotte-Lézeau était près de cette ville. (G.A.)

 

 

 

 

 

1758 - Partie 20

 

 

 

Commenter cet article