CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

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à M. Darget.

 

Aux Délices, 4 Octobre 1758.

 

 

          Je vous remercie, mon cher et ancien compagnon de Potsdam, d’avoir renvoyé la pancarte. Elle ne m’a pas paru si terrible ; mais il est bon de prendre ses précautions dans un temps où l’on pend les gens pour des paroles.

 

          Est-il permis du moins de vous écrire, que tous tant que vous êtes à Paris, vous ne savez ce que vous dites avec votre prétendue seconde bataille des Russes, et leur prétendue victoire ! Chimères toutes pures, messieurs ; je vous ai comparés aux petites filles qui s’imaginent que les hommes sont toujours debout. Vous pensez qu’on donne des batailles tous les jours. Cette cruelle guerre n’est pas prête à finir. Je m’unis à votre Te Deum pour la déconfiture des pirates anglais près de Saint-Malo ; c’est toujours une consolation.

 

          Vous souvenez-vous du petit Francheville, qui avait passé de mon taudis au palais du prince de Prusse ! Le prince Henri lui conserve ses appointements ; il m’a promis de me venir voir.

 

          Le roi de Prusse m’a écrit deux lettres depuis son affaire avec les Russes. Je vous assure qu’il n’a pas le style d’un homme vaincu.

 

          Je n’abandonne point du tout Pierre-le-Grand, quoiqu’on ait battu les troupes de sa fille ; je suis trop fidèle à mes engagements.

 

          Je n’ai jamais reçu le paquet du 25 de juillet dont vous parlez ; mais je recevrai avec la plus grande satisfaction les lettres que vous voudrez bien écrire à votre ancien ami le campagnard, et heureux campagnard.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, 4 Octobre 1758.

 

 

          Que les Russes soient battus, que Louisbourg soit pris, qu’Helvétius ait demandé pardon de son livre, qu’on débite à Paris de fausses nouvelles et de mauvais vers, que le parlement de Paris ait fait pendre un huissier pour avoir dit des sottises, ce n’est pas ce dont je m’inquiète ; mais M. Ango de Lézeau (1), et quatre années qu’il me doit, sont le grave sujet de ma lettre. Peut-être l’est-il lui-même. S’il est en vie, où est-il ? s’il est mort, où sont ses héritiers ? Dans l’un et l’autre cas, à qui dois-je m’adresser pour vivre ?

 

          Pardonnez, mon ancien ami, à tant de questions. Je me trouve un peu embarrassé ; j’ai essuyé coup sur coup plus d’une banqueroute. Notre ami Horace dit tranquillement :

 

 

Det vitam, det opes ; æquum mi animum ipse parabo.

 

Liv. I, epist. XVIII.

 

 

Vraiment je le crois bien ; voilà un grand effort ! Il n’avait pas affaire à la famille de Samuel Bernard et à M. Ango de Lézeau. Ce petit babouin crut faire un bon marché avec moi, parce que j’étais fluet et maigre ; vivimus tamen, et peut-être Ango occidit dans son marquisat.

 

          Qu’il soit mort ou vivant, il me semble que j’ai besoin d’un honnête procureur normand. En connaîtriez-vous quelqu’un dont je pusse employer la prose ?

 

          Mais vous, que faites-vous dans votre jolie terre de Launai ? bâtissez-vous ? plantez vous ? avez-vous la faiblesse de regretter Paris ? ne méprisez-vous pas la frivolité qui est l’âme de cette grande ville ? Vous n’êtes pas de ceux qui ont besoin qu’on leur dise :

 

 

Omitte mirari beatæ

Fumum et opes strepitumque Romæ.

 

HORACE., lib. III, od. XXIX.

 

 

          Cependant on dit que vous êtes encore à Paris ; j’adresse ma lettre rue Saint-Pierre, pour vous être renvoyée à Launai, si vous avez le bonheur d’y être. Adieu ; je vous embrasse.

 

 

Nisi quod non simul essem, cætera lætus.

 

HORACE., lib. I, ep. X.

 

 

 

 

1 – Voyez sur Lézeau les lettres à Cideville de l’année. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 4 Octobre (1).

 

 

         

Les batailles décisives et complètes n’ont été ni complètes ni décisives ; mais ce qui est complet, c’est le malheur des peuples, et ce qui est décidé, c’est que nous sommes des fous. Je tâche d’être philosophe dans ma retraite ; mais je suis bien plus sûr de mon amitié pour vous que de ma philosophie.

 

Que la guerre continue, que la paix se fasse, vivamus et bibamus. Le sucre, le café, tout cela est devenu bien cher, grâce aux déprédations anglicanes. Il faudra bientôt demander à ces pirates d’Anglais la permission de déjeuner. Dieu les confonde, eux et leurs semblables qui désolent l’Europe ! et Dieu vous tienne en joie !

 

La retraite du fils de Priam (2) m’est suspecte. Ce rat se retire dans son fromage de Hollande, parce qu’il sent que les souris vont mourir de faim.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Pâris de Montmartel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 7 Octobre 1758.

 

 

          Mon cher ami, je suis parfois un paresseux, un négligent. Je comptais vous écrire en vous envoyant les sept tomes encyclopédiques, mais ils sont encore à Dijon. Préparez toujours vos matériaux ; adressez-les au sieur Briasson, libraire à Paris, rue Saint-Jacques ; car je pourrais bien faire encore un petit voyage. Je n’ai encore lu aucun des journaux italiens ; je n’en ai pas eu le temps, quoique j’aie l’air de n’avoir rien à faire. Je les ferai relier quand j’en aurai un certain nombre, et alors je les lirai. Je me flatte que l’année prochaine M. de Freudenreich viendra dans nos cantons, et que vous serez de la partie. Je regarderai les jours que je passerai avec vous comme les plus agréables de ma vie : je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Aimez-moi, tout paresseux que je suis.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

Fernex, 15 Octobre (1).

 

 

          Je vous écris en hâte, monsieur, et sans cérémonie, chez M. de Boisi (2), où je ne suis que pour un moment.

 

          C’est, monsieur, pour avoir l’honneur de vous dire que ma confiance en vos bontés m’a déterminé à entrer en marché de la terre de Fernex avec M. de Boisi. Le bonheur d’être en relation avec vous donnerait un nouveau prix à ce petit domaine. Je compte l’avoir à peu près à quatre-vingt mille livres sans les effets mobiliers qui forment un objet à part. On m’avait assuré que les lods et ventes (3) allaient à huit mille livres. J’ai demandé à son altesse sérénissime une diminution de moitié, diminution que tous les seigneurs accordent. Ainsi, je me suis flatté que je ne paierais que quatre mille livres ; c’est sur ce pied que j’ai donné ma parole à M. de Boisi. La nature de mon bien, monsieur, ne me met pas en état de trouver sur-le-champ quatre-vingt mille livres pour payer M. de Boisi, il faut que j’emprunte. Vous savez, monsieur, combien il en coûte de faux frais avant qu’on soit en possession d’une terre ; il ne me serait guère possible de faire cette acquisition, si je ne trouvais des facilités auprès de M. le comte de La Marche. J’ai écrit à son intendant, et supposant toujours que les droits étaient de huit mille livres, j’ai demandé une diminution de moitié.

 

          Oserai-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien spécifier, lorsque vous écrirez, que c’est la somme de quatre mille livres que je propose de donner ?

 

          On me dit que son altesse sérénissime s’est réservé les deux tiers de ce droit. A l’égard de votre tiers, j’en passerai par ce que vous voudrez bien me prescrire, et j’attendrai vos ordres pour conclure ma négociation entamée. Elle me procure l’honneur de vous assurer de mes sentiments ; et soit que je sois possesseur de cette terre, soit que le marché n’ait pas lieu, je serai toujours, monsieur, avec respect, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire du roi.

 

 

1 – Voici la première lettre écrite de Fernex, autrement dit Ferney. (G.A.)

 

2 – Propriétaire de Ferney. (G.A.)

 

3 – Redevances dues au seigneur en cas de vente d’une censive relevant de son domaine et payées par l’acheteur (lods) et le vendeur (ventes).

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 16 Octobre.

 

 

          Mon cher ami, votre paquet doit être à Lausanne, avec celui de M. Polier de Bottens ; je lui écris pour qu’il vous le fasse tenir. Vos occupations sont tranquilles et agréables tandis que le mal moral et le mal physique inondent la terre. On croyait le 7, à Strasbourg, qu’il y avait eu une bataille et on craignait beaucoup, parce que le courrier ordinaire avait manqué. Travaillez, mon cher ami, sur les productions merveilleuses de la terre ; les philosophes examinent avec peine ce que les rois détruisent si aisément. Sondez la nature des métaux qu’ils ravissent ou qu’ils emploient à la destruction ; leur cœur et ceux de leurs importants esclaves sont plus durs que tous les minéraux dont vous parlerez. Mes tendres respects à M. et madame de Freudenreich, qui ont, ainsi que vous, un cœur si différent de celui des princes.

 

 

1 – Propriétaire de Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 17 Octobre 1758 (1).

 

 

          Je vous remercie de l’opéra, et s’il est de vous, mon cher ami, je vous en ai une double obligation.

 

          Je ne sais pas pourquoi on dit que les circonstances présentes pourraient me faire revenir. Je ne suis établi à mes Délices que pour ma santé et pour mon plaisir. La beauté du lieu et l’agrément de ma retraite, la très bonne compagnie qui y vient, sont des liens qui m’y attachent. Un malade qui est auprès de M. Tronchin ne doit pas se transplanter. Je regrette beaucoup des amis tels que vous ; mais je ne puis regretter le monde.

 

          Ma nièce vous fait ses compliments. Elle a été longtemps garde-malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre est peut-être de 1757, mais assurément elle n’est pas de 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 17 Octobre 1758.

 

 

          Et M. votre fils, madame, que devient-il ? j’ai toujours peur ; je vous prie de m’en dire des nouvelles. On parle de je ne sais quelles croquignoles que MM. de Hanovre nous ont données près de Harbourg. M. votre fils est tout propre à s’être présenté là des premiers, et avoir fourré son nez plus avant qu’un autre. Je vous supplie, madame, de dissiper mes inquiétudes. Je vais à Lausanne dans le moment. Je voudrais bien que l’île Jard fût dans mon lac. C’est avec une douleur extrême que j’envisage cette éternelle séparation. Avez-vous toujours la consolation de madame de Brumath ? Je vous présente à toutes deux mes respects et mes regrets.

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 17 Octobre (1).

 

 

          Madame, à la réception de la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore, j’écris encore au Génevois La Bat, et je lui dis que ce n’est pas assez d’être baron, qu’il faut encore être poli. Quand on a fait signer à un grand prince un reçu d’argent comptant, il est juste, à ce qu’il me semble, que cet argent soit touché. Je ne m’entends guère, madame, à ces négociations génevoises ; mais je soupçonne que le seigneur baron La Bat aura demandé que vos altesses sérénissimes eussent à compter du jour qu’il aura envoyé ses lettres de change. Apparemment les banquiers ne les ont pas négociées assez tôt, et le ministre de vos altesses sérénissimes les a pressés sans doute de finir. Sérieusement, madame, il est très ridicule qu’elle ait été si négligemment servie ; ses ordres doivent être exécutés avec plus de promptitude. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour communiquer à mon baron toute mon envie de vous plaire. Ah ! madame, s’il avait fait comme moi un séjour à Gotha, s’il avait eu le bonheur de s’approcher de madame la duchesse, il serait certainement plus diligent, il regarderait comme un crime de faire attendre un moment vos altesses sérénissimes.

 

          Dieu veuille que ces cinquante mille florins ne soient pas pris par des housards ! Nous sommes dans un temps où la moitié du monde tue son prochain, et où l’autre le pille. Votre Laudon (2), madame, qui dit que Dieu punit les hommes, est donc un des instruments de la justice divine ? La punition est un peu longue et n’a pas l’air de finir sitôt. S’il y a cinq justes en faveur de qui on puisse pardonner, ces cinq justes sont dans le château d’Ernest-le-Pieux. Je suis au désespoir qu’Altembourg soit dans le chemin des méchants ; quand ce chemin sera-t-il libre ? Quand pourrai-je y venir faire ma cour à vos altesses sérénissimes ? Ce serait une belle occasion dans ma vieillesse, et la plus chère de mes consolations, de pouvoir renouveler à vos altesses sérénissimes mon profond respect et mon tendre attachement ; c’est ce que demande à Dieu le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Célèbre général autrichien. (G.A.)

 

 

 

 

 

1758 - Partie 19

 

 

 

 

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