CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

1757---19.jpg

 

 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 2 Décembre 1757.

 

 

          Mon cher et respectable ami, dès que vous m’eûtes écrit que celui (1)

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Qui miscuit utile dulci.

 

HOR., de Art. poet.

 

 

voulait bien se souvenir de moi, je lui écrivis pour l’en remercier. Je crus devoir lui communiquer quelques rogatons très singuliers (2) qui auront pu au moins l’amuser. J’ai pris la liberté de lui écrire avec ma naïveté ordinaire, sans aucune vue quelle qu’elle puisse être. Il est vrai que j’ai une fort singulière correspondance, mais assurément elle ne change pas mes sentiments ; et, dans l’âge où je suis, solitaire, infirme, je n’ai et ne dois avoir d’autre idée que de finir tranquillement ma vie dans une très douce retraite. Quand j’aurais vingt-cinq ans et de la santé, je me garderais bien de fonder l’espérance la plus légère sur un prince qui, après m’avoir arraché à ma patrie, après m’avoir forcé, par des séductions inouïes, à m’attacher auprès de lui, en a usé avec moi et avec ma nièce d’une manière si cruelle.

 

          Toutes les correspondances que j’ai ne sont dues qu’à mon barbouillage d’historien. On m’écrit de Vienne et de Petersbourg, aussi bien que des pays où le roi de Prusse perd et gagne des batailles. Je ne m’intéresse à aucun événement que comme Français. Je n’ai d’autre intérêt et d’autre sentiment que ceux que la France m’inspire ; j’ai en France mon bien et mon cœur.

 

          Tout ce que je souhaite, comme citoyen et comme homme, c’est qu’à la fin une paix glorieuse venge la France des pirateries anglaises, et des infidélités qu’elle a essuyées ; c’est que le roi soit pacificateur et arbitre, comme on le fut aux traités de Vestphalie. Je désire de n’avoir pas le temps de faire l’histoire du czar Pierre, et quelque mauvaise tragédie, avant ce grand événement.

 

          Si vous pouvez rencontrer, mon divin ange, la personne (3) qui a bien voulu vous parler de moi, dites-lui, je vous prie, que j’aurais été bien  consolé de recevoir deux lignes de sa main, par lesquelles il eût seulement assuré ce vieux Suisse des sentiments qu’il vous a témoignés pour moi.

 

          Savez-vous que le roi de Prusse a marché, le 10 de novembre, au général Marschall, qui allait entrer avec quinze mille hommes en Brandebourg, et qui a reculé en Lusace ? Vous pourriez bien entendre parler encore d’une bataille ? Ne cessera-t-on point de s’égorger ! Nous craignons la famine dans notre petit canton. Un tremblement de terre vient d’engloutir la moitié des îles Açores, dont on m’avait envoyé le meilleur vin du monde ; la reine de Pologne vient de mourir de chagrin (4) ; on se massacre en Amérique ; les Anglais nous ont pris vingt-cinq vaisseaux marchands. Que faire ? gémir en paix dans sa tanière, et vous aimer de tout son cœur.

 

 

1 – L’abbé de Bernis. La lettre que Voltaire lui écrivit est perdue. (G.A.)

 

2 – L’extrait de la correspondance avec la margrave et Frédéric. (G.A.)

 

3 – Toujours l’abbé de Bernis. (G.A.)

 

4 – Le 17 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

2 Décembre (1).

 

 

          L’homme respectable (2), qui pense, comme il doit, a fait sans doute de très justes réflexions sur l’aventure du 5. Vous pouvez être très sûr que tout était fini, si on s’était emparé des hauteurs que le roi de Prusse garnit de cavalerie et de canons sans qu’on s’en aperçût. On était trois fois plus près de ces hauteurs que lui. Le général Marschall entrait en Saxe avec quinze mille hommes. Tout a été perdu par une seule faute bien grossière. L’artillerie prussienne emportait nos gens dix à dix, et on s’enfuit de tous côtés. Le roi de Prusse se donna le soir le plaisir de demander des draps à une dame d’un château voisin chez laquelle il soupa, pour faire des bandages à nos blessés. On ne peut nous humilier avec plus de générosité. La reine de Pologne est morte de chagrin. La France se ruine. Voilà encore quarante millions en rentes viagères.

 

          Les mêmes intentions qu’on avait, on les a encore : « J’écrirai au premier jour à M. le C. de T. Assurez-le, je vous prie, de toute mon estime ; et dites-lui que je persiste toujours dans mon système (3). »

 

          Voilà les propres mots qu’on m’écrit du 23 Novembre. Je supplie qu’on écrive en droiture, si cela se peut, sans hasarder que les lettres soient ouvertes sur la route. Il n’appartient qu’à la prudence de son éminence de conduire cette affaire très épineuse, et de donner les conseils convenables dans des circonstances où l’on ménage avec une attention scrupuleuse d’autres puissances.

 

          Je ne fais d’autre office que celui d’un grison qui rend les lettres ; mais mon cœur s’acquitte d’un autre devoir auquel il s’attache uniquement, celui d’aimer son roi, sa patrie et le bien public, de ne me mêler absolument de rien que de faire des vœux pour la prospérité de la France, et de mériter l’estime de celui dont je respecte les lumières autant que la personne.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le cardinal de Tencin. (G.A.)

 

3 – Extrait d’une lettre de la margrave. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

2 Décembre 1757.

 

 

          Ne pourriez-vous point, mon cher ange, faire tenir à M. L. de B. (1) la lettre que je vous écris ? vous me feriez grand plaisir. Serait-il possible qu’on eût imaginé que je m’intéresse au roi de Prusse ? j’en suis pardieu bien loin. Il n’y a mortel au monde qui fasse plus de vœux pour le succès des mesures présentes. J’ai goûté la vengeance de consoler un roi qui m’avait maltraité ; il n’a tenu qu’à M. de Soubise que je le consolasse davantage. Si on s’était emparé des hauteurs que le diligent Prussien garnit d’artillerie et de cavalerie, tout était fini. Le général Marschall entrait de son côté dans le Brandebourg. Nous voilà renvoyés bien loin, avec une honte qui n’est pas courte. Figurez-vous que, le soir de la bataille, le roi de Prusse, soupant dans un château voisin chez une bonne dame, prit tous ses vieux draps pour faire des bandages à nos blessés. Quel plaisir pour lui ! que de générosités adroites, qui ne coûtent rien et qui rendent beaucoup ! et que de bons mots, et que de plaisanteries ! Cependant je le tiens perdu, si on veut le perdre et se bien conduire. Mais qu’en reviendra-t-il à la France ? de rendre l’Autriche plus puissante que du temps de Ferdinand II, et de se ruiner pour l’agrandir ! Le cas est embarrassant. Point de se ruiner pour l’agrandir ! Le cas est embarrassant. Point de Fanime quand on nous bat et qu’on se moque de nous ; attendons des hivers plus agréables. Bonsoir, mon divin ange.

 

          Nota bene que ce que j’ai confié à M. L. de B. prouve que le roi de Prusse était perdu, si on s’était bien conduit. Ce n’est pas là chercher à déplaire à Marie-Thérèse, et ce que j’ai mandé méritait un mot de réponse vague, un mot d’amitié.

 

 

1 – L’abbé de Bernis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Pour aujourd’hui, malgré mon respect pour les deux grands et beaux yeux de la véritable philosophe, je demande la permission de la robe de chambre.

 

          J’attends aussi le véritable philosophe (1) avec impatience. J’envoie le fiacre à midi.

 

 

1 – Tronchin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Décembre 1757.

 

 

          Je vous écrivis par le dernier ordinaire, mon cher et respectable ami, un petit barbouillage assez indéchiffrable, avec une lettre ostensible pour une personne (1) qui a été de vos amis, et que vous pouvez voir quelquefois. J’ai bien des choses à y ajouter ; mais l’état de la santé de madame d’Argental doit passer devant. Je voudrais que vous fussiez tous ici comme madame d’Epinay, madame de Montferrat, et tant d’autres. Notre docteur Tronchin fortifie les femmes ; il ne les saigne point,  il ne les purge guère ; il ne fait point la médecine comme un autre. Voyez comme il a traité ma nièce de Fontaine ; il l’a tirée de la mort.

 

          Vous ne m’avez jamais parlé de madame de Montferrat ; c’est pourtant un joli salmigondis de dévotion et de coquetterie. Je ne sais où prendre madame de Fontaine à présent, pour avoir ces portraits. L’affaire commence à m’intéresser, depuis que vous voulez bien avoir la triste ressemblance de celui qui probablement n’aura jamais le bonheur de vous revoir. Mais moi, pourquoi n’aurai-je pas, dans mes Alpes, la consolation de vous regarder sur toile et de dire : Voilà celui pour qui seul je regrette Paris ? C’est à moi à demander votre portrait, c’est moi qui ai besoin de consolation.

 

          Je reviens à ma dernière lettre. Il est certain qu’on a pris ou donné furieusement le change, quand on vous a parlé. Que pourrait-on attribuer à mes correspondances ? quel ombrage pourrait en prendre la cour de Vienne ? Quel prétexte singulier ! Je voudrais qu’on fût aussi persuadé de mes sentiments à la cour de France qu’on l’est à la cour de l’impératrice. Mais, quels que soient les sentiments d’un particulier obscur, ils doivent être comptés pour rien ; s’ils l’étaient pour quelque chose, la personne en question devrait me savoir un assez grand gré des choses que je lui ai confiées. S’il a pensé que cette confidence était la suite de l’intérêt que je prenais encore au roi de Prusse, et si une autre personne (2) a eu la même idée, tous deux se sont bien trompés ; je les ai instruits d’une chose qu’il fallait qu’ils sussent ; Madame de Pompadour, à qui j’en écrivis (3) d’abord, m’en parut satisfaite par sa réponse. L’autre, à qui vous m’avez conseillé d’écrire, et à qui je devais nécessairement confier les mêmes choses qu’à madame de Pompadour, ne m’a pas répondu. Vous sentiez combien son silence est désagréable pour moi, après la démarche que vous m’avez conseillée, et après la manière dont je lui ai écrit. Ne pourriez-vous point le voir ? ne pourriez-vous point, mon cher ange, lui dire à quel point je dois être sensible à un tel oubli ? S’il parlait encore de mes correspondances, s’il mettait en avant ce vain prétexte, il serait bien aisé de détruire ce prétexte en lui faisant connaître que, depuis deux ans, le roi de Prusse me proposa, par l’abbé de Prades, de me rendre tout  ce qu’il m’avait ôté. Je refusai tout sans déplaire, et je laissai voir seulement que je ne voulais qu’une marque d’attention pour ma nièce, qui pût réparer, en quelque sorte, la manière indigne ont on en avait usé envers elle. Le roi de Prusse, dans toutes ses lettres, ne m’a jamais parlé d’elle. Madame la margrave de Bareuth a été beaucoup plus attentive. Vous voilà bien au fait de toute ma conduite, mon divin ange, et vous savez tous les efforts que le roi de Prusse avait faits autrefois pour me retenir auprès de lui. Vous n’ignorez pas qu’il me demanda lui-même au roi. Cette malheureuse clef de chambellan était indispensablement nécessaire à sa cour. On ne pouvait entrer aux spectacles sans être bourré par ses soldats, à moins qu’on n’eût quelque pauvre marque qui mît à l’abri. Demandez à Darget comme il fut un jour repoussé et houspillé. Il avait beau crier, je suis secrétaire !  on le bourrait toujours.

 

          Au reste le roi de Prusse savait bien que je ne voulais pas rester là toute ma vie ; et ce fut la source secrète des noises. Si vous pouviez avoir une conversation avec l’homme en question (4), il me semble que la bonté de votre cœur donnerait un grand poids à toutes ces raisons ; vous détruiriez surtout le soupçon qu’on paraît avoir conçu que je m’intéresse encore à celui dont j’ai tant à me plaindre.

 

          Enfin, à quoi se borne ma demande ? à rien autre chose qu’à une simple politesse, à un mot d’honnêteté qu’on me doit, d’autant plus que c’est vous qui m’avez encouragé à écrire. Ne point répondre à une lettre dont on a pu tirer des lumières, c’est un outrage qu’on ne doit point faire à un homme avec qui on a vécu, et qu’on n’a connu que par vous.

 

          Encore un mot, c’est que si on vous disait : « J’ai montré la lettre ; on ne veut pas que je réponde à un homme qui a conseillé, il y a six semaines, au roi de Prusse de s’accommoder. » vous pourriez répondre que je lui ai conseillé aussi d’abdiquer plutôt que de se tuer comme il le voulait, et qu’il me répondit, cinq (5) jours avant la bataille :

 

 

Je dois, en affrontant l’orage,

Penser, vivre et mourir en roi.

 

 

          Tout cela est fort étrange. Je confie tout à votre amitié et à votre sagesse. Ma conduite est pure, vous la trouverez même assez noble. Le résultat de tout ceci, c’est que mon procédé avec votre ancien ami, ma lettre, et ma confiance, méritent ou qu’il m’écrive un mot, ou, s’il ne le peut pas, qu’il soit convaincu de mes sentiments, et qu’il les fasse valoir ; voilà ce que je veux devoir à un cœur comme le vôtre.

 

 

1 – L’abbé de Bernis. (G.A.)

 

2 – La Pompadour. (G.A.)

 

3 – On n’a pas la lettre. (G.A.)

 

4 – Toujours Bernis. (G.A.)

 

5 – Ou plutôt vingt-sept jours. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 5 Décembre 1757.

 

 

          Je crois que les Prussiens seraient bien plus capables de venir en France, mon très cher philosophe, que les huîtres à l’écaille du Malabar d’être venues, comme vous le prétendez, sur l’Apennin ou les Alpes. Chaque science a son roman, et voilà celui de la physique. Si les poissons des Indes étaient arrivés chez nous, comme nos missionnaires vont chez eux, ils y auraient peuplé, et on les trouverait ailleurs que sur nos montagnes. J’avoue qu’il y a quelquefois des vérités bien peu vraisemblables ; par exemple, que vingt mille Prussiens aient battu quarante-cinq mille hommes et n’aient eu que quatre-vingt-douze morts. La honte des Français et des Cercles devient encore plus humiliante, depuis que les Autrichiens viennent d’escalader, en treize endroits, les retranchements des Prussiens, sous les murs de Breslau, et de remporter une victoire complète (1). Le comte de Daun nous venge et nous avilit. Le roi de Prusse m’avait écrit une lettre toute farcie de vers, trois jours avant la bataille de Mersbourg (2) ; il me disait :

 

 

Quand je suis voisin du naufrage,

Il faut, en affrontant l’orage,

Penser, vivre, et mourir en roi.

 

 

          Nous verrons comment il soutiendra le revers de Breslaud ; on pourra donner encore une ou deux batailles avant la fin de l’année.

 

          Je vous envoie la lettre d’une folle que je ne connais pas ; il faut que quelqu’un se soit diverti à lui écrire sous mon nom. Comme il est question de vous à la fin de la lettre, et de M. de Vattel (3) votre ami, vous saurez peut-être quelle est cette extravagante. Mille tendres respects, je vous prie, à M. et à madame de Freudenreich. Bonsoir, mon cher philosophe.

 

          La folle a mis son portrait dans la lettre. Le voici ; elle est jolie. La connaissez-vous ?

 

 

1 – Le 22 Novembre. (G.A.)

 

2 – Autrement dit, bataille de Rosbach. (G.A.)

 

3 – Emmerich de Vattel, auteur du Droit des gens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 5 Décembre.

 

 

          Le petit Gayot, madame, ne nous apprend rien ; mais pourquoi ne m’apprenez-vous pas que, le 22, les serviteurs de Marie-Thérèse ont attaqué, en treize endroits, les retranchements des Prussiens sous Breslau, les ont tous emports, et ont gagné une bataille meurtrière et décisive qui nous enge et qui redouble notre honte ? Les Français sont heureux d’avoir de tels alliés. Si le roi de Prusse avait les mains libres, je plaindrais fort de pauvres troupes éloignées de leur pays, n’ayant point de maréchal de Saxe à leur tête, et ayant appris à faire très mal le pas prussien, tout étourdies et toutes sottes de paraître devant leurs maîtres qui leur enseignent le pas redoublé en arrière. Le roi de Prusse m’avait écrit trois jours avant la bataille du 5 :

 

 

Quand je suis voisin du naufrage,

Je dois, en affrontant l’orage,

Penser, vivre, et mourir en roi.

 

 

          Nous n’avons pas voulu qu’il mourût ; mais les généraux autrichiens le veulent. Portez-vous bien, madame, vous et votre digne amie. Madame Denis, qui se porte mieux, vous présente ses obéissances très humbles.

 

 

 

1757 - 19

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article