CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 18

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. Pilavoine,

 

A SURATE.

 

Aux Délices, près de Genève, le 25 Septembre.

 

 

          Je suis très flatté, monsieur, que vous ayez bien voulu, au fond de l’Asie, vous souvenir d’un ancien camarade. Vous me faites trop d’honneur de me qualifier de bourgeois de Genève. Tout amoureux que je suis de ma liberté, cette maîtresse ne m’a pas assez tourné la tête pour me faire renoncer à ma patrie. D’ailleurs, il faut être huguenot pour être citoyen de Genève ; et ce n’est pas un si beau titre, pour qu’on doive y sacrifier sa religion. Cela est bon pour Henri IV, quand il s’agit du royaume de France, et peut-être pour un électeur de Saxe, quand il veut être roi de Pologne ; mais il n’est pas permis aux particuliers d’imiter les rois.

 

          Il est vrai qu’étant fort malade, je me suis mis entre les mains du plus grand médecin de l’Europe, M. Tronchin, qui réside à Genève ; je lui dois la vie. J’ai acheté dans son voisinage, moitié sur celui de Genève, un domaine assez agréable, dans le plus bel accès de la nature. J’y loge ma famille, j’y reçois mes amis, j’y vis dans l’abondance et dans la liberté. J’imagine que vous en faites à peu près autant à Surate ; du moins je le souhaite.

 

          Vous auriez bien dû, en m’écrivant de si loin, m’apprendre si vous êtes content de votre sort, si vous avez une nombreuse famille, si votre santé est toujours ferme. Nous sommes à peu près du même âge, et nous ne devons plus songer l’un et l’autre qu’à passer doucement le reste de nos jours. Le climat où je suis n’est pas si beau que celui de Surate ; les bords de l’Inde doivent être plus fertiles que ceux du lac Léman. Vous devez avoir des ananas, et je n’ai que des pêches ; mais il faut que chacun fasse son propre bonheur dans le climat où le ciel l’a placé.

 

          Adieu, mon ancien camarade ; je vous souhaite des jours longs et heureux, et suis, de tout mon cœur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Aux Délices, 25 Septembre 1758.

 

(PARTIRA QUAND POURRA.)

 

 

          La lettre (1) dont vous m’honorez, monsieur, marque bien la bonté de votre cœur. Vous voulez bien vous souvenir d’un homme qui n’a d’autre mérite que d’avoir été infiniment sensible au vôtre, et vous avez rempli pour feu notre pauvre Patu des devoirs dont les amitiés ordinaires se dispensent. J’ignore si mes remerciements vous trouveront encore à Turin ; je présume que vous laissez partout votre adresse, et qu’on peut vous écrire en toute sûreté. Je vous demanderai en grâce de revoir mon ermitage, au retour de vos voyages ; mais c’est une chose que je désire plus que je ne l’espère. Vous me retrouverez aussi tranquille que vous m’avez laissé, et probablement je ne sortirai pas de chez moi pendant que vous courrez le monde.

 

          Vous reviendrez

 

 

.  .  .  .  .  .   Spoliis Orietis onustus.

 

VIRG., Æneid., lib. I.

 

 

Personne n’a jamais mis plus à profit ses voyages ; vous vous instruisez de tout, en attendant que vous soyez fixé par quelque poste agréable. Il n’en est point dont vous ne soyez digne. Vous avez devant vous l’avenir le plus flatteur ; vous joindrez toujours l’étude aux affaires, et par là votre vie sera continuellement et solidement occupée. Je ne connais point d’état préférable au vôtre. Il est d’autant plus agréable qu’il est de votre choix, et que le roi vous paie pour satisfaire votre goût.

 

 

Quid voveat dulci nutricula majus alumno ?

 

HOR., lib. I, ep. IV.

 

 

          Vous aurez sans doute entendu dire, comme nous, de bien fausses nouvelles, que les Russes ont battu le roi de Prusse, dans un second combat qui ne s’est point donné, et que les Anglais ont levé le siège de Louisbourg, dont ils sont en pleine possession. Le monde est composé de mensonges, ou proférés, ou manuscrits, ou imprimés. Mais une vérité sur laquelle vous pouvez compter, monsieur, c’est que vous êtes regretté partout où vous avez paru, et particulièrement dans l’ermitage de votre très humble et obéissant serviteur. Le vieux Suisse V.

 

 

1 – Hennin avait écrit à Voltaire le 17 Septembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 26 Septembre (1).

 

 

          Madame, par la lettre du 16, dont votre altesse sérénissime m’honore, je vois qu’elle est très contente du baron (2), qui ne lui a pas encore fait toucher sa somme au bout de trois mois. De là je conclus que votre altesse sérénissime est très indulgente, et mon baron un grand lanternier. Je ne l’ai point vu ; il est dans sa superbe baronnie, sur le bord du lac Morat, moi sur le lac de Genève ; et je m’aperçois que la vie est courte et les affaires longues. Non seulement elle est courte cette vie, mais le peu de moments qu’elle dure est bien malheureux. Le canon gronde de tous côtés autour de vos Etats. Je trouve que c’est un grand effet de votre sagesse de ne point chercher à vous charger de dettes. Dans ces temps de calamités, il vaut mieux certainement se retrancher que s’endetter.

 

          Il me paraissait bien naturel que la branche de Gotha fût tutrice de la branche de Weimar ; mais dans les troubles qui vous entourent, c’est là une de vos moindres peines.

 

          La nouvelle victoire du roi de Prusse auprès de Custrin n’est contestée, ce me semble, que par écrit. Il paraît bien clair que les Russes ont été battus, puisqu’ils ne paraissent point. S’ils étaient vainqueurs, ils seraient dans Berlin, et le roi de Prusse ne serait pas dans Dresde. Je ne vois jusqu’ici que du carnage, et les choses sont à peu près au même point où elles étaient au commencement de la guerre. Six armées ravagent l’Allemagne ;  c’est là tout le fruit qu’on en a tiré. La guerre de Trente-Ans fut infiniment moins meurtrière. Dieu veuille que celle-ci n’égale pas l’autre en durée, comme elle la surpasse en destructions ! La grande maîtresse des cœurs n’est-elle pas bien désolée ? Ne gémit-elle pas sur ce pauvre genre humain ? Il me semble que je serais un peu consolé si j’avais l’honneur de jouir comme elle, madame, de votre conversation. Ne vous attendez-vous pas tous les jours à quelque événement sanglant vers Dresde et vers la Lippe ? Le roi de Prusse me mande (3), au milieu de ses combats et de ses marches, que je suis trop heureux dans ma retraite paisible ; il a bien raison : je le plains au milieu de sa gloire, et je vous plains, madame, d’être si près des champs d’honneur.

 

          Je présente mes profonds respects à monseigneur le duc ; je fais toujours mille vœux pour la prospérité de toute votre maison. Vous savez, madame, avec quel tendre respect ce vieux Suisse est attaché à votre altesse sérénissime.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La Bat. (G.A.)

 

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 2 Octobre 1758.

 

 

          Vos nouvelles de Choisy, madame, ne sont pas les plus fidèles. On a imaginé à la cour de bien fausses consolations. Il est bien triste d’être réduit à feindre des victoires. Les combats du 26 et du 27 sont bons à mettre dans les Mille et une Nuits. Il est très certain que les Russes n’ont point paru après leur défaite du 25, et il est bien clair que le roi de Prusse les a mis hors d’état de lui nuire de longtemps, puisqu’il est allé paisiblement secourir son frère (1), et faire reculer l’armée autrichienne. Croiriez-vous que j’ai reçu deux lettres de lui depuis sa victoire ? Je vous assure que son style est celui d’un vainqueur. Je doute fort qu’on ait tué trois mille hommes aux Anglais, auprès de Saint-Malo ; mais j’avoue que je le souhaite. Cela n’est pas humain ; mais peut-on avoir pitié des pirates ?

 

          La paix n’est pas assurément prête à se faire. A combien Strasbourg est-il taxé ? Pour nous, nous ne connaissons ni guerre, ni impôts. Nos Suisses, sont sages et heureux. J’ai bien la mine de ne les pas quitter, quoique la terre de Craon soit bien tentante. Adieu, madame ; je vous présente mes respects à vous et à votre amie, et vous suis attaché pour ma vie.

 

 

1 – Le prince Henri. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 3 Octobre 1758.

 

 

Urbis amator, credule Galle.

 

HOR.

 

          Vous êtes donc tous fous avec votre bataille du 26 ! Le fait est que les Russes ont perdu environ quinze mille hommes le 25, et n’avaient nulle envie de se battre le 26 ; que Frédéric, après les avoir vaincus, et les avoir mis hors d’état de pénétrer plus avant, a couru dégager son frère ; qu’il a fait repasser les montagnes au comte de Daun, et qu’on est à peu près au même état où l’on était avant cette funeste guerre.

 

          Maupertuis crèverait s’il savait que le roi son maître m’a écrit deux lettres depuis sa bataille de Custrin ; mais je n’en suis ni enorgueilli ni séduit.

 

          Les deux couplets (1) sur le livre d’Helvétius sont assez jolis ; mais il me paraît qu’en général il y a beaucoup d’injustice et bien peu de philosophie à taxer de matérialisme l’opinion que les sens sont les seules portes des idées. L’apôtre de la raison, le sage Locke, n’a pas dit autre chose, et Aristote l’avait dit avant lui. Le gros de votre nation ne sera jamais philosophe, quelque peine qu’on prenne à l’instruire.

 

          J’ai reçu les manuscrits concernant la Russie ; ce sont des anecdotes de médisance, et par conséquent cela n’entre pas dans mon plan.

 

          Pour Jean-Jacques, il a beau écrire contre la comédie, tout Genève y court en foule. La ville de Calvin devient la ville des plaisirs et de la tolérance. Il est vrai que je ne vais presque jamais à Genève ; mais on vient chez moi, ou plutôt chez mes nièces. Mon ermitage est charmant dans la belle saison.

 

          Je vous suis très obligé, mon cher et ancien ami, du livre (2) que vous me destinez. Le bruit qu’à fait ce livre m’a engagé à relire Locke. J’avoue qu’il est un peu diffus ; mais il parlait à des esprits prévenus et ignorants, auxquels il fallait présenter la raison sous tous les aspects et sous toutes les formes. Je trouve que ce grand homme n’a pas encore la réputation qu’il mérite. C’est le seul métaphysicien raisonnable que je connaisse, et, après lui, je mets Hume.

 

          Bonsoir ; il est vrai que je me suis amusé avec la Femme qui a raison ; mais c’est pour notre troupe, et non pas pour la vôtre : Scurror mihi, non populo.

 

          Madras pris ! quel conte ! il n’y a que des La Bourdonnais qui le prennent. Ils en ont été bien payés !

 

 

 

1 – Voyez la Correspondance littéraire de Grimm, 1er Septembre 1758. (G.A.)

 

2 – Le livre de l’Esprit. Les trois derniers alinéas appartiennent évidemment à une autre lettre, qui a dû être écrite précédemment. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M . de Formont.

 

3 Octobre.

 

 

          Mon cher philosophe, votre souvenir m’enchante ; vous êtes un gros et gras épicurien de Paris, et moi un maigre épicurien du lac de Genève  il est bon que les frères se donnent quelquefois signe de vie. Madame du Deffant est plus philosophe que nous deux, puisqu’elle supporte si constamment la privation de la vue, et qu’elle prend la vie en patience. Je m’intéresse tendrement, non pas à son bonheur, car ce fantôme n’existe pas, mais à toutes les consolations dont elle jouit, à tous les agréments de son esprit, aux charmes de sa société délicieuse. Je voudrais bien en jouir, sans doute, de cette société délicieuse, j’entends de la vôtre et de la sienne ; mais allez vous faire ….. avec votre Paris ; je ne l’aime point, je ne l’ai jamais aimé. Je suis cacochyme ; il me faut des jardins, il me faut une maison agréable dont je ne sorte guère, et où l’on vienne. J’ai trouvé tout cela, j’ai trouvé les plaisirs de la ville et de la campagne réunis, et surtout la grande indépendance. Je ne connais pas d’état préférable au mien ; il y aurait de la folie à vouloir en changer. Je ne sais si j’aurai cette folie ; mais, au moins, c’est un mal dont je ne suis pas attaqué à présent, malgré toutes vos grâces.

 

          Je ne regrette ni Iphigénie en Crimée, ni Hypermnestre (1) ; je crains seulement plus encore pour la perte des fonds publics que pour celle des talents. La compagnie des Indes, le commerce, la marine, me paraissent encore plus en décadence que le bon goût. Jamais on n’a tant fait de livres sur la guerre, et jamais nos armes n’ont été plus malheureuses. J’ai trente volumes sur le commerce, et il dépérit. Ni les livres sur l’esprit et sur la matière, ni les arrêts du conseil sur ces livres, ne remédieront à tant de maux.

 

          Que dites-vous de la défaite de mes Russes ? C’est bien pis qu’à Narva ; tout est mort, ou blessé, ou pris. Il y a eu trois batailles consécutives. Les Prussiens n’ont eu que trois mille hommes de tués ; mais ils ont dix mille blessés, au moins. Si le comte de Daun tombait sur eux dans ces circonstances, peut-être ferait-il aux Prussiens ce que ceux-ci ont fait aux Russes. Il y a une tragédie anglaise dans laquelle le souffleur vient annoncer à la fin que tous les acteurs de la pièce ont été tués ; cette cruelle guerre pourra bien finir de même.

 

          Nota qu’il n’est pas vrai qu’on ait battu trois fois les Russes, comme on le dit ; c’est bien assez d’une.

 

          Présentez, je vous en prie, mes tendres respects à madame du Deffand, et souvenez-vous quelquefois du très vieux Suisse Voltaire qui vous aimera toujours.

 

 

1 – Tragédie de Lemierre, jouée le 31 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

1758 - Partie 18

 

 

 

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