CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 17

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à M. Colini.

 

Aux Délices, 2 Septembre 1758.

 

 

          Mon cher Colini, je n’ai que le temps de vous dire, en partant pour Lausanne, que ma lettre à Pierron (1) a été lue par l’électeur, que la première place qui vaquera sera pour vous ; mais vous savez qu’on attend quelquefois longtemps. Je vous assure que je ne négligerai aucune occasion de vous trouver quelque place qui vous convienne. Je vous prie de faire pour moi les plus tendres remerciements à M. l’ammeister Langehans, dont je n’oublierai jamais les procédés charmants. Souvenez-vous de moi auprès de M. Schœpflin et de M. de Gervasi.

 

          Si Marie-Thérèse et mes Russes ont quelques succès, ne me les laissez pas ignorer : il faut avoir de quoi se consoler de tout le mal qui nous arrive.

 

          Quel est donc l’aimable Italien qui m’envoie des choses si agréables ? Quel qu’il soit, je le remercie de tout mon cœur, et je lui dois autant d’estime que de reconnaissance.

 

 

1 – Homme de confiance de l’électeur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame du Boccage.

 

Aux Délices, 3 Septembre 1758.

 

 

          En revoyant, madame, mon petit ermitage, mon premier devoir est de vous remercier, vous et M. du Boccage, de l’honneur que vous avez bien voulu faire aux ermites. Je pourrais en concevoir bien de la vanité, je pourrais vous redire ici tout ce que vous avez entendu de Paris jusqu’à Rome ; mais vous devez être lasse de compliments. Permettez-moi seulement de vous dire que, malgré tous vos talents et tout votre mérite, je vous ai trouvée la femme du monde la plus simple, la plus aisée à vivre, la plus digne d’avoir des amis, quoique vous soyez très faite pour avoir mieux. Si l’intérêt que j’ai toujours pris, madame, à vos succès et à votre gloire, pouvait me donner quelques droits à votre amitié, j’oserais vous la demander instamment. Il y a grande apparence que je finirai dans la retraite une vieillesse infirme ; mais ce sera pour moi une grande consolation de pouvoir compter sur la bienveillance d’une personne qui fait tant d’honneur à son siècle et à son sexe. Quel triste siècle, madame ! et que la disette des talents en tous genres est effrayante ! Je ne vois que des livres sur la guerre, et nous sommes battus partout ; que des brochures sur la marine et sur le commerce, et notre commerce et notre marine s’anéantissent ; que de fades raisonneurs qui ont un peu d’esprit, et il n’y a pas un homme de génie. Notre siècle vit sur le crédit du siècle de Louis XIV. On parle, il est vrai, dans les pays étranges, la langue que les Pascal, les Despréaux, les Bossuet, les Racine, les Molière, ont rendue universelle ; et c’est dans notre propre langue qu’on dit aujourd’hui dans l’Europe que les Français dégénèrent. S’il y a quelque homme de mérite en Frances, il est persécuté ; Diderot, d’Alembert, n’y trouvent que des ennemis. Helvétius a fait, dit-on, un excellent ouvrage (1), et on s’efforce de le rendre criminel. Il faut, madame, que le petit nombre des sages ne s’expose pas à la méchanceté des fous ; il faut qu’ils vivent ensemble, et qu’ils fuient le public.

 

          J’ai eu la faiblesse, madame, de laisser sortir de notre petit coin des Alpes cette Femme qui a raison. Si elle avait raison, elle n’aurait pas fait le voyage de Paris ; c’est un amusement de société ; mais vous avez voulu la porter à M. d’Argental. J’ai été trop flatté de vos bontés pour résister à vos ordres ; mais il faudra que cette bagatelle, qui a servi à nous amuser, reste dans les mains de nos amis. Je suis las du triste métier de paraître en public ; cela est pardonnable dans le temps des illusions, et ce temps est passé pour moi. J’aime les Muses pour elles-mêmes, comme Fénelon voulait qu’on aimât Dieu ; mais je redoute le public. Que revient-il de se commettre avec lui ? de l’embarras, des tracasseries de comédiens, des jalousies d’auteurs, des critiques, des calomnies. On n’entend point, à cent lieues, le petit bruit des louanges, celui des sifflets est perçant, et porte au bout du monde. Pourquoi troubler mon repos, que j’ai cherché, et que j’ai trouvé après tant d’orages ?

 

          Vos bontés pour moi sont plus précieuses sans doute que toute la petite fumée de la vaine gloire dont il n’arrive pas un atome dans mon ermitage ; j’y ai vu la vraie gloire, quand je vous y ai possédée ; je n’en veux pas d’autre.

 

          Tous les habitants de notre retraite se joignent à moi, madame, pour vous dire combien vous êtes aimable. Conservez quelque bonté, je vous en conjure, pour le vieux Suisse Voltaire, à qui vous faites encore aimer la France, et qui est plein pour vous de respect, d’estime et de tous les sentiments que vous méritez.

 

 

1 – De l’Esprit, 1758. Le privilège pour l’impression de ce livre venait d’être révoqué. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 6 Septembre 1758 (1).

 

 

         

Madame, revenu dans mon ermitage suisse, le cœur pénétré de douleur de n’avoir pu faire ma cour à votre altesse sérénissime, je n’ai point retrouvé le baron génevois (2), qui est actuellement dans sa magnifique baronnie. Je suppose, madame, qu’il a consommé entièrement l’affaire en question. S’il y avait quelque difficulté (ce que je ne crois pas), j’irais le trouver dans son beau château, au premier ordre de votre altesse sérénissime, et je lui laverais la tête d’importance. Si je m’étais trouvé en Hollande plutôt qu’en Suisse, madame, j’aurais pu donner plus d’étendue à mon zèle et vous procurer une somme plus forte. Il me semble que le peu qu’on a trouvé à Genève n’est guère digne de vous être offert.

 

          Il faut espérer qu’une paix, devenue nécessaire à tout le monde, fera cesser enfin le malheur public, dont il n’y a guère de particulier qui ne se ressente. Par quelle fatalité, madame, faut-il que toute votre prudence, toute la sagesse de votre administration ait été inutile, et que, n’ayant rien à gagner dans ces secousses de l’Europe, vous y avez tant perdu ! La dernière victoire du roi de Prusse (3) sur les Russes nous apportera-t-elle une paix tant désirée ? Sa gloire sera-t-elle inutile au genre humain ?

 

          Je ne sais pas un mot des affaires dans ma solitude. J’ai ignoré longtemps que ce jeune prince que j’avais eu l’honneur de voir élever dans votre palais, et dont monseigneur était le tuteur, s’était marié, avait eu un fils et était mort. J’ignore si la tutelle de l’enfant qu’il a laissé appartient à votre branche ; tout ce que je sais, c’est que personne au monde ne s’intéresse plus que moi, madame, à tous les avantages de votre altesse sérénissime. J’ai vu des princes charmants qui doivent remplir toutes vos espérances  la princesse, votre fille, promettait de ressembler en tout à son auguste mère. Permettez, madame, tant de curiosité. Ces dignes objets de consolation sont présent sans cesse à mon souvenir ; mon cœur est toujours plein de Gotha. Je ne suis qu’un vieux Suisse ; mais quand je serais un jeune Parisien, je regretterais votre cour et votre auguste famille, et la grande maîtresse des cœurs. Agréez, madame, mon profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La Bat, baron de Grancourt. (G.A.)

 

3 – A Zorndorft, près de Custrin, le 25 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M . Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 9 septembre (1).

 

 

          Je doute fort que l’homme le plus adroit eût pu engager messieurs de Berne à vous prêter deux millions. Ils donnent des régiments pour de l’argent et n’en prêtent point à la France. C’est un système qu’il serait difficile de changer. Il est certain qu’ils viennent de donner au landgrave de Hesse cent mille écus qu’ils lui avaient promis. Le résident d’Angleterre, qui est à Berne, y a plus de crédit que l’ambassadeur.

 

          Les nouvelles d’Allemagne varient si fort, les Prussiens exagèrent tant et sont si gascons, les Russes sont si menteurs, Paris est si peu instruit, que je ne crois rien et que je ne vous mande rien.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Septembre 1758.

 

 

          Je supplie instamment M.Hennin de vouloir bien excuser un malade s’il n’a pas l’honneur d’aller le voir (1), et je le supplie de ne pas oublier l’homme du monde qui a été le plus tôt et le plus sensible à son mérite. Je me flatte qu’avant d’aller sur la tombe du pauvre Patu, il n’oubliera pas le squelette des Délices.

 

 

1 – Hennin se rendait à Turin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

Aux Délices, 16 Septembre 1758.

 

 

          Mon ancien ami, vous n’avez point répondu à la lettre que je vous écrivis de Manheim. Vous sentez que, dans les circonstances présentes, il est bien triste que cette lettre par laquelle j’avais répondu avec confiance à vos ouvertures, ait été imprimée dans les journaux et falsifiée. Vous me feriez un plaisir extrême de me renvoyer ma lettre, afin que je pusse la confronter avec celle qui a couru, et que j’eusse une pièce justificative toute prête. Je sens que vous avez été aussi indigné que moi de cet abus que les journalistes se permettent de publier les secrets des particuliers sans en demander la permission. C’est violer un des premiers droits de la société ; et quand la fausseté est jointe à cette hardiesse, c’est un crime. Je crois que le journaliste (1) n’a pas eu mauvaise intention ; mais il ne m’a pas moins nui. Il m’a écrit, il a fait une espèce de désaveu que je dois à vos soins et à votre probité, et dont je vous remercie. Je n’ai point voulu irriter cet homme par des plaintes qui sont inutiles quand la chose est faite, et qui ne peuvent qu’aigrir. Il ne s’attendait pas que le roi de Prusse remporterait sur les Russes une victoire si complète et si mémorable. Il faut à présent se faire sur les succès inouïs de ce monarque, et sur les malheurs de la France. Vous me feriez plaisir de me mander s’il est vrai qu’il y ait plusieurs édits pécuniaires, et si on continue de payer les rentes de l’Hôtel-de-Ville et de la compagnie des Indes. Vous avez du moins une planche dans le naufrage général. Vous êtes bien placé à l’Ecole militaire, école dont on a grand besoin. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, et suis à vous pour jamais bien tendrement. Le Suisse V.

 

 

1 – Pierre Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 17 Septembre 1758.

 

 

          Il faut reprendre où nous en étions, mon ancien ami. J’ai été un peu de temps par monts et par vaux ; me voilà rendu à ma famille et à mes amis, dans mes chères Délices. Que faites-vous ? où êtes vous ? avez-vous reçu un manuscrit concernant la Russie, que M. l’abbé Menet doit vous avoir remis ? Il y a un domestique de madame de Fontaine qui repartira bientôt pour notre lac ; je vous serai très obligé d’envoyer le manuscrit chez elle. Je suppose que vous êtes toujours chez madame de Montmorency, et que votre vie est douce et tranquille ; j’en connais qui ne le sont pas. Je n’ai pas été précisément aux champs de Mars ; mais j’étais assez près de ces vilains champs, quand les Hanovriens battaient une aile de notre arme, prenaient Dusseldorf, et repassaient le Rhin à leur aise. Mes chers Russes sont venus depuis d’Archangel et d’Astrakan pour se faire égorger à Custrin. Nous sommes malheureux sur terre et sur mer ; et on dit que l’artillerie prussienne porte jusqu’à Paris, où elle estropie la main droite de nos payeurs des rentes. Je suis honteux d’être chez moi en paix et aise, et d’avoir quelquefois vingt personnes à dîner, quand les trois quarts de l’Europe souffrent.

 

          J’avais lu dans un journal que M. Helvétius a fait un livre sur l’Esprit, comme un seigneur qui chasse sur ses terres, un livre très bon, plein de littérature et de philosophie, approuvé par un premier commis (1) des affaires étrangères ; et j’apprends aujourd’hui qu’on a condamné ce livre, et qu’il le désavoue, comme un ouvrage dicté par le diable. Je voudrais bien lire ce livre, pour le condamner aussi ; tâchez de me le procurer. Vous voyez, sans doute, quelquefois cet infernal Helvétius ; demandez-lui son livre pour moi. Mais vous êtes un paresseux ; un perdigiorno ; vous n’en ferez rien. Je vous connais ; allons, courage ; remuez-vous un peu. Je suis aussi paresseux que vous, et je viens de faire trois cents lieues. On dit que cela est fort sain ; cependant je ne m’en porte pas mieux. Une de vos lettres me fera probablement beaucoup de bien. Je suis toujours tout ébaubi d’être venu à mon âge avec une santé si maudite. Vous qui êtes, à peu de chose près, mon contemporain, et qui êtes gras comme un moine, n’oubliez pas le plus maigre des Suisses, qui vous aime de tout son cœur.

 

 

P.S. – Qu’est-ce qu’un livre de Jean-Jacques contre la comédie (2) ? Jean-Jacques est-il devenu Père de l’Eglise ?

 

 

1 – Tercier, qui fut obligé de donner sa démission. (G.A.)

 

2 – La lettre de Rousseau à d’Alembert sur les spectacles, à propos de l’article GENÈVE. (G.A.)

 

 

 

 

 

à madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 20 Septembre 1758.

 

 

          On ne sait plus que croire et que penser, madame. Hier, tout le monde avoue que les Russes ont été détruits ; aujourd’hui, tout le monde avoue que les Russes sont ressuscités pour battre le roi de Prusse. La nouvelle vous sera venue de Paris de la défaite (1) des Anglais auprès de Saint-Malo. C’est du baume sur la blessure que la perte de Louisbourg nous a faite. Je voudrais bien, en qualité de curieux, et encore plus d’homme pacifique, savoir ce que c’est que cet armistice entre M. le maréchal de Contades et M. le prince de Brunswick ; je voudrais un armistice éternel entre les hommes.

 

          Je vous remercie de tout mon cœur, madame, des petites coquetteries que vous faites en ma faveur en Lorraine. Vous savez combien j’aimerais une terre qui me rapprocherait de vous ; mais M. de Fontenoi veut à présent vendre trois cent mille livres son Champignelle (2), qui ne rapporte pas plus de six mille livres de rente. Madame de Mirepoix et madame de Boufflers veulent me vendre Craon ; mais il est substitué, et ce marché est difficile à conclure.

 

          Puisque Colini à l’honneur de vous faire quelquefois sa cour, je vous prie instamment, madame, de lui faire dire que je lui ai écrit deux fois par M. Turckeim, le banquier, et que j’ignore s’il a reçu mes lettres. Madame Denis vous présente ses respects : autant en fait son oncle le Suisse. Il est plein de reconnaissance pour le petit mot dont vous l’avez honoré dans certaine lettre (3). Portez-vous bien surtout.

 

 

1 – A Saint-Cast, le 11 Septembre. (G.A.)

 

2 – Voyez une lettre du mois d’août à la comtesse de Lutzelbourg. (G.A.)

 

3 – A la Pompadour. (G.A.)

 

 

 

1758 -Partie 16

 

 

 

 

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