CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 16
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à M. Pierre Rousseau.
A Lausanne, 24 Août 1758.
En revenant de Schwetzingen, château de M. l’électeur palatin, j’ai reçu à mon passage les deux lettres que vous avez bien voulu m’écrire. Il est vrai que les choses écrites à M. Darget avec la liberté de l’amitié ne devaient pas être publiques, et que ma lettre (1) n’a pas été imprimée bien fidèlement ; mais c’est là un des plus légers chagrins qu’on puisse avoir dans ce monde. Ces bagatelles sont confondues dans la foule des malheurs publics.
Je désire fort que la nécessité où l’on est de chercher des diversions à tant de désastres ramène un peu les hommes aux belles-lettres, qui sont toujours consolantes. Votre Journal, monsieur, sera continuellement une des plus agréables lectures qui puissent amuser les gens de goût. Je n’aurais guère que des fleurs très fanées à vous offrir pour votre parterre ; et d’ailleurs on dit qu’il y a des épines qui blesseraient certains lecteurs délicats. Si jamais je fis des psaumes, je vous prierai d’en inonder votre livre ; mais je le ferais tomber. En attendant, je le lis avec un très grand plaisir.
1 – La lettre à Darget du 8 Janvier. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Une lettre de vous, madame, que j’ouvre en arrivant à ma cabane des Délices, me rend mon séjour plus agréable ; mais aussi elle me fait regretter l’île Jard. Puissiez-vous, madame, n’être pas noyée une seconde fois dans votre île ! puissiez-vous n’y recevoir que d’agréables nouvelles de l’armée où est M. votre fils !
Je plains fort ceux qui ont des maisons de campagne à Louisbourg (1). Ils s’en sont défaits, comme vous savez, en faveur des Anglais, qui sont maîtres de l’île, de la ville, de la garnison, de nos vaisseaux, etc. Il ne nous restera bientôt plus rien dans l’Amérique septentrionale. Mais afin de ne point faire de jaloux, ils vont caresser toutes nos côtes de France les unes après les autres. Vous savez que la désolation de Paris est grande, non parce que Louisbourg est pris, non parce que nous sommes battus partout, et que nous allons l’être encore, mais parce qu’on manque d’argent, et qu’on craint de nouveaux impôts. On a du moins le plaisir de se plaindre et de crier contre tous ceux qui conduisent notre mauvaise barque.
Je ne dois plus penser à Champignelle (2), madame ; j’apprends que la terre est substituée. La maison du prince Esterhazy ou comte Esterhazy est, je pense, une maison de fille, un petit pavillon pour souper et pour ne point dormir. Ce n’est pas là mon fait ; il me faut une belle et bonne terre, bien vivante. Mais on passe sa vie en projets, et on meurt au milieu de ses rêves.
Je vous remercie bien vivement, madame, de la bonté que vous avez eue de faire mention de moi dans votre lettre à votre amie de Versailles (3) ; j’en suis d’autant plus aise, que je ne lui demande rien, et je me bornais à souhaiter qu’elle sût que je conserverai toute ma vie de la reconnaissance pour elle. Un tel sentiment est toujours assez bien reçu ; mais il doit l’être encore mieux quand il passe par vos mains, il en a l’air plus vrai. C’est un véritable service que vous m’avez rendu et auquel je suis très sensible.
J’ai envoyé au margrave de Bade-Dourlac la note des tableaux de van der Meulen et du beau van Dyck. L’immensité de ces tableaux ne leur permet de place que dans une galerie de prince. Les galeries génevoises ne sont pas faites pour eux.
Adieu, madame, je serai toujours fâché que Genève soit si loin de Strasbourg. Madame Denis vous assure de son attachement. Vous connaissez les sentiments de l’oncle qui vous est dévoué pour la vie.
1 – Pris par les Anglais le 27 Juillet. (G.A.)
2 – Ou Champigneulle, près de Nancy, propriété appartenant au comte de Fontenoy. (G.A.)
3 – La Pompadour. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 28 Août 1758.
Me voilà rendu à mon ermitage des Délices, mon divin ange, après un voyage à la cour palatine, aussi agréable qu’il était nécessaire. Votre lettre, qui m’attendait, redouble le seul chagrin que je puisse avoir, en m’ôtant l’espérance de vous embrasser. Les tantes (1) et les débarbouillées sont donc d’étranges personnes ! Il ne faut pas songer à réformer des têtes aussi mal faites. D’ailleurs, mes établissements et les dépenses considérables que j’y ai faites ne me permettent pas de me transplanter. J’avais voulu acheter une terre, uniquement dans la vue d’avoir un bien solide que je pusse laisser à mes héritiers, comptant fort peu sur la nature des autres biens qui peuvent périr en un jour ; mais cela est encore aussi difficile que de faire entendre raison à des dévotes.
Je me flatte que votre ami (2) a parlé de lui-même ; je serais fâché qu’on crût que je l’ai prié de faire cette démarche ; mais je n’en aurais pas moins l’obligation à vos bontés et aux siennes. Vous avez donc aussi des coliques, mon respectable ami ? Ce serait bien le cas de venir consulter Tronchin, en dépit des tantes ; mais ces mêmes coliques vous empêchent de venir dans le temple d’Epidaure, et c’est ce qui me désespère. Je vous conjure de me mander des nouvelles de votre santé ; ne me laissez pas sans consolation.
Madame du Boccage vous a donc montré notre Femme qui a raison. Elle nous a amusés en Savoie ; mais il se pourrait, à toute force, que le goût des Parisiens fût un peu différent de celui des Savoyards. Madame Denis ne m’a point encore fait voir vos commentaires critiques. Je ne crois pas en général, que Famine et madame Duru (3) soient des personnes bien merveilleuses ; elles peuvent avoir quelque succès par le mérite des actrices mais entre le succès et la gloire la différence est grande. Je connais des armées et des généraux qui n’ont eu ni l’un ni l’autre. Toutes les pièces des Français sont aujourd’hui sifflées de l’Europe. On dit que nous n’avons ni auteurs ni acteurs, ni argent pour payer les places. Nous voilà in fece Romuli. Où est le temps où l’on donnait Iphigénie, au retour de la campagne de 1672 !
Il ne faut songer qu’à vivre dans la retraite ; et, si les choses continuent à aller du même train, on n’aura plus même de quoi y vivre. Comment se porte madame d’Argental ? Mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis et madame de Fontaine vous font mille compliments ; et moi je suis pénétré de reconnaissance.
1 – Madame de Grolée. (G.A.)
2 – Chauvelin. (G.A.)
3 – Voyez, la Femme qui a raison. (G.A.)
à M. de Cideville.
Aux Délices, 1er Septembre 1758.
Mon cher et ancien ami, je reviens dans mes chères Délices, après un assez long voyage à la cour palatine. Je trouve, en arrivant, vos jolis vers, dans lesquels vous ne paraissez pas trop content de Paris ; et je crois fermement que vous avez raison. Mais avez-vous, dans votre Launai, un peu de société ? Il me semble que la retraite n’est bonne qu’avec bonne compagnie.
Vous savez, mon cher Cideville,
Que ce fantôme ailé qu’on nomme le bonheur
N’habite ni les champs, ni la cour, ni la ville.
Il faudrait, nous dit-on, le trouver dans son cœur ;
C’est un fort beau secret qu’on chercha d’âge en âge.
Le sage fuit des grands le dangereux appui,
Il court à la campagne, il y sèche d’ennui ;
J’en suis bien fâché pour le sage.
Ce n’est pas des sages comme vous et moi que je parle ; je suis bien sûr que l’ennui n’approche pas plus de votre Launai que de mes Délices. Je prends acte surtout que je n’ai pas quitté mes pénates champêtres, par inquiétude, pour aller chez l’électeur palatin par vanité. Je vous avouerai que j’ai mis dans cette cour, et entre les mains de l’électeur, une partie de mon bien, qu’on pille presque partout ailleurs. Il a bien voulu avoir la bonté de faire avec moi un petit traité qui me met en sûreté, moi et les miens, pour le reste de ma vie.
Le bon Horace dit :
Det vitam, det opes ; æquum mi animum ipse parabe.
Lib. I, ep. XVIII.
Il aurait dû ajouter det amicos ; mais vous me direz que c’est notre affaire et non celle du ciel. C’est l’amitié de mes nièces qui fait de près le bonheur de ma vie, c’est la vôtre qui le fait de loin :
Excepto quod non simul essem, cætera lætus.
HOR., lib. I, ep. X.
Je vous ai bien souvent regretté, et votre souvenir m’a consolé. Vous n’êtes pas homme à franchir les Alpes, et à me venir voir sur les bords de mon lac, comme madame du Boccage vous vous contentez de cueillir les fleurs d’Anacréon dans vos jardins ; vous n’allez pas chercher comme elle la couronne du Tasse au Capitole :
Satis beatus unicis Sabinis.
HOR., lib. II, od. XVIII.
Adieu, mon cher et ancien ami ; mes deux nièces, toute ma famille, vous font les plus tendres compliments. V.
Eh bien, les Anglais ont donc quitté vos côtes normandes, nonobstant clameur de haro ! Est-il vrai qu’ils ont pris beaucoup de canons, de vaches, de filles, et d’argent ? Le Canada va donc être entièrement perdu, le commerce ruiné, la marine anéantie, tout notre argent enterré en Allemagne ? Je vous trouve très heureux, mon cher Cideville, de posséder la terre de Launai. Je n’ai aux Délices que l’agréable, et vous possédez l’agréable et l’utile.
Beatus ille qui, procul idiculis,
Fœcunda rural bobus exercet suis !
HOR., Epod. II.
à M. Tronchin, de Lyon.
Aux Délices, 2 Septembre (1).
J’ai été sur le point d’acheter auprès de Nancy une très jolie terre (2) ; ce qui aurait assuré à mes héritiers un fonds plus solide que des papiers sur le roi et sur la compagnie des Indes. Le marché était très avantageux, et c’est pour cela qu’il a manqué. Quant aux bonnes nouvelles de nos armées, je ne les crois pas. Une planche, vite une planche dans le naufrage ! Vendons nos effets royaux, dès que nous le pourrons honnêtement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Fontenoy. (G.A.)
à M. le comte Algarotti.
Aux Délices, 2 septembre 1758.
Ritorno dalle sponde del Reno alle mie Delizie ; qi vedo la signora (1) errante ed amabile ; qui leggo, moi caro cigno di Padova, la vostra vezzosa lettera. Siete dunque adesso a Bologna la grassa, ed avete lasciato Benezia la ricca. E, per tutti i santi, perchè non venire al nostro paese libero ? voi che vi delittate nel viaggiare, voi che godete d’amici, d’applausi, di novi amori, dovunque andate. Vi è più facile di venire tra i pappafighi, che non è a me di andare fra i pappimani. Ov’è la raccolta delle vostre leggiadre opere ? dove la potro io trovare ? dove l’avete mandata ? per qual via ? non los o. Aspetto li figliuoti per consolarmi dell’ assenza del padre. Voi passate i vostri bgli anni tra l’amore e la virtuù. Orazio vi direbbe :
Quum tu, inter, scabiem tantam, et contagia lucri,
Nil parvum sapias, et adhuc sublimia cures.
Lib. I, epist XII.
Ed il Petrarca soggiugnerebbe :
Non lasciar la magnanima tua impresa.
P. I, son. VII.
La signora di Bentinck è, come il re di Prussia, condannata dal consiglio aulico, e questa povera Marfisa non è seguita da un escrito per difendersi.
Cette pauvre milady Blakaker, ou comtesse de Pimbesche, va encore plaider à Vienne. C’est bien dommage qu’une femme si aimable soit si malheureuse ; mais je ne vois partout que des gens à plaindre, à commencer par le roi de France, l’impératrice, le roi de Prusse, ceux qui meurent à leur service, ceux qui s’y ruinent, et à finir par d’Argens.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes !
VIRG., Georg. Lib. II.
Le premier vers est pour vous, le second pour moi. Pour milady Montague (2), je doute que son âme soit à son aise. Si vous la voyez, je vous supplie de lui présenter mes respects.
Farewel, flos Italiœ, farewell, wise man
Whose sagacity has found the secret
To part from Argaleon without being
Molested by him.
Si jamais vous repassez les Alpes, souvenez-vous de votre ancien ami, de votre ancien partisan le Suisse V.
1 – La comtesse de Bentinck. (G.A.)
2 – Alors à Venise. (G.A.)