CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 14

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à la duchesse de Saxe Gotha.

 

A Schwetzingen, 16 Juillet 1758 (1).

 

 

          Madame, je n’arrive que dans ce moment à Schwetzingen, maison de plaisance de monseigneur l’électeur palatin, ayant été assez longtemps malade en chemin. Je trouve la lettre du 4 Juillet dont m’honore votre altesse sérénissime.

 

          Je commence par lui souhaiter d’abord et à toute son auguste famille une neutralité tranquille, qui la mette à l’abri des dévastations cruelles que l’Allemagne éprouve. Je ne vois partout que des malheurs, et Dieu sait quand ils finiront. Mes misères publiques sont cimentées de sang, et tous les partis ont des larmes à répandre. J’ose assurer monseigneur le duc que c’est un coup de hasard que j’aie trouvé M. La Bat, après avoir frappé en vain à trente portes. Je pense, madame, qu’il en coûtera moins à vos altesses sérénissimes, en traitant par un de vos ministres avec ce Génevois, que si vous aviez emprunté à Berne, et que tout sera plus prompt et plus facile ; car Berne ne prête aux princes qu’avec la garantie de leurs Etats, ce qui entraîne toujours des lenteurs et des frais, et j’imagine que La Bat fera toucher de l’argent sur une simple lettre d’un de vos ministres. Cette insolence que j’ai eue, madame, de me faire caution, est entre La Bat et moi. Mais cela n’exige assurément aucun billet de la part de vos altesses sérénissimes ; La Bat n’a pas l’honneur de les connaître : c’est un négociant chargé de famille, qui veut prendre ses sûretés. Mais moi, madame, je vous suis attaché depuis longtemps. Je connais votre cœur et votre manière de penser généreuse ; la bonté de votre belle âme ne voudra pas m’offenser par un billet. Les sentiments dont elle daigne m’honorer sont le meilleur des billets.

 

          Je me flatte que sa santé est actuellement meilleure. Je  crains bien que les désastres publics ne l’aient altérée. Prions Dieu qu’il rende bientôt à l’Allemagne la paix dont elle a besoin. On s’attend encore à des batailles de tous côtés. S’il y avait quelque nouvelle favorable au genre humain, j’aurais l’honneur de la mander, mais on ne doit s’attendre qu’à du carnage. Que dit à tout cela la grande maîtresse des cœurs ? Je crois qu’elle gémit ; autant en fait le bon Suisse V., qui se met aux pieds de vos altesses sérénissimes avec le plus profond respect. V.

 

 

P.S. – Si jamais vos altesses sérénissimes avaient quelque chose à faire dire au ministre des affaires étrangères en France, je les supplie de me charger de leurs ordres, en cas qu’elle n’aient point de ministre à Paris. Je m’en acquitterai avec le zèle qu’elles me connaissent. M. l’abbé de Bernis, qui m’honore de ses bontés, est un des plus aimables hommes de l’Europe.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

A Schwetzingen, près Manheim, 17 Juillet 1758.

 

 

          Mon ancien ami, mon ancien camarade de Potsdam, me voilà confondu. J’ai été obligé de faire un petit voyage à la cour de monseigneur l’électeur palatin à qui j’ai les plus grandes obligations (1). On voyage quelquefois chez les princes par intérêt. J’ai fait cent trente lieues par reconnaissance, et c’est un grand effort d’avoir quitté, pour quelques jours, mes petites Délices où ma famille est rassemblée. Adressez, je vous prie, à ces Délices, votre réponse sur ce qui me confond si terriblement. Le voici : je répondis, le 8 Janvier, à une de vos lettres. Vous m’aviez écrit avec confiance, et je vous écrivis de même. On m’apporte le Journal encyclopédique de Liège (mois de juillet), et j’y trouve ma lettre tout du long. Quel démon vous a dérobé cette lettre, qui, assurément, n’était pas faite pour être rendue publique ? J’ai grand’peur qu’elle ne fasse un très mauvais effet. A qui donc en avez-vous laissé prendre copie ? Pourquoi est-elle imprimée ? Quel est l’auteur du Journal encyclopédique (2) ? Instruisez-moi de tout. Mettez un peu de baume sur la blessure que vous m’avez faite, et continuez-moi votre amitié. Elle a toujours été prudente, et je me flatte qu’elle empêchera que la publication de cette lettre n’ait des suites désagréables pour moi.

 

          Vous savez, mon ancien ami, que nous sommes dans un temps de jalousies et d’ombrages. Il serait bien triste que mon repos fût troublé par une lettre que je vous ai écrite dans l’effusion de mon cœur. Ce cœur est toujours à vous ; il est toujours français, et ne cessera d’aimer ses anciens amis. Je suis persuadé que vous irez au-devant de tout ce qui pourrait me faire de la peine. Rassurez et aimez votre compagnon de Potsdam, votre bon Suisse. V.

 

          Ecrivez-moi, je vous prie, aux Délices, où je retournerai bientôt.

 

 

1 – Il était allé chez ce prince, son débiteur, pour règlement d’affaires. (G.A.)

 

2 – Pierre Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

A Schwetzingen, maison de plaisance de

monseigneur l’électeur palatin, 17 Juillet.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu, en passant à Strasbourg, le paquet dont vous m’avez honoré, par le courrier de Vienne. J’ai lu toutes vos remarques et toutes vos instructions. Je suis confirmé dans l’opinion que vous étiez plus capable que personne au monde d’écrire l’histoire de Pierre-le-Grand. Je ne serai que votre secrétaire, c’est ce que je voulais être.

 

          La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre intéressant pour toutes les nations ; c’est là le grand point. Pourquoi tout le monde lit-il l’histoire d’Alexandre, et pourquoi celle de Gengis-Kan, qui fut un plus grand conquérant, trouve-t-elle si peu de lecteurs ?

 

          J’ai toujours pensé que l’histoire demande le même art que la tragédie, une exposition, un nœud, un dénouement, et qu’il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau, qu’elles fassent valoir le principal personnage, sans affecter jamais l’envie de le faire valoir. C’est dans ce principe que j’écrirai et que vous dicterez.

 

          Si ma mauvaise santé et les circonstances présentes le permettaient, j’entreprendrais le voyage de Petersbourg, je travaillerais sous vos yeux, et j’avancerais plus en trois mois que je ne ferai en une année, loin de vous ; mais les peines que vous voulez bien prendre suppléeront à ce voyage.

 

          Ce que j’ai eu l’honneur d’envoyer à votre excellence n’est qu’une première et légère esquisse du grand tableau dont vous me fournissez l’ordonnance.

 

          Je vois, par vos mémoires, que le baron de Stralemheim, qui nous a donné de meilleures notions de la Russie qu’aucun étranger, s’est pourtant trompé dans plusieurs endroits. Je vois que vous relevez aussi quelques méprises dans lesquelles est tombé M. le général Le Fort lui-même, dont la famille m’a communiqué les mémoires manuscrits. Vous contredites surtout un manuscrit très précieux, que j’ai depuis plusieurs années, de la main d’un ministre (1) public qui résida longtemps à la cour de Pierre-le-Grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu’elles ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu’heureusement elles sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons.

 

          Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des lois, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n’en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Suétone, qui ne raconte que la vie privée.

 

          J’ajouterai qu’il y a des opinions publiques qu’il est bien difficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait en effet une valeur personnelle dont aucun prince n’approche. Cette valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un défaut dans un roi.

 

          M. le maréchal de Schwerin, et d’autres généraux qui servirent sous lui, m’ont dit que, quand il avait arrangé le plan général d’un combat, il leur laissait tous les détails ; qu’il leur disait : « Faites donc vite ; toutes ces minuties dureront-elles encore longtemps ? » et il partait le premier, à la tête de ses drabans, se faisait un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait ensuite, après la bataille, d’un aussi grand sang-froid que s’il fût sorti de table.

 

          Voilà, monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays appellent un héros ; mais c’est le vulgaire de tous les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appelé un héros ; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législateur, fondateur et guerrier, est le véritable grand homme, et le grand homme est au-dessus du héros. Je crois donc que vous serez content quand je ferai cette distinction. Permettez-moi de soumettre à vos lumières une observation plus importante. Olearius, et, depuis, le comte de Carlisle, ambassadeur à Moscou, regardent la Russie comme un pays où presque tout était encore à faire. Leurs témoignages sont respectables, et si on les contredisait en assurant que la Russie connaissait dès lors les commodités de la vie, on diminuerait la gloire de Pierre 1er, à qui on doit presque tous les arts ; il n’y aurait plus alors de création.

 

          Il se peut que quelques seigneurs aient vécu avec splendeur, du temps du comte de Carliste ; mais il s’agit d’une nation entière, et non de quelques boyards. Il faut que l’opulence soit générale, il faut que les commodités de la vie se trouvent dans tous les ordres de l’Etat, sans quoi une nation n’est point encore formée, et la société n’a point reçu son dernier degré de perfection.

 

          Il est peu important que l’on ait porté un manteau par-dessus une soutane ; cependant, par pure curiosité, je désire savoir pourquoi, dans toutes les estampes de la relation d’Olearius, les habits de cérémonie sont toujours un manteau par-dessus la soutane, retroussé avec une agrafe. Je ne peux m’empêcher de regarder cet habillement ancien comme très noble.

 

          Quant au mot tsar, je désirerais savoir dans quelle année fut écrite la Bible slavone, où il est question du tsar David et du star Salomon. J’ai plus de penchant à croire que tsar ou thsar vient de sha que de César ; mais tout cela n’est d’aucune conséquence.

 

          Le grand objet est de donner une idée précise et imposante de tous les établissements faits par Pierre Ier, et des obstacles qu’il a surmontés ; car il n’y a jamais eu de grandes choses sans de grandes difficultés.

 

          J’avoue que je ne vois, dans sa guerre contre Charles XII, d’autre cause que celle de sa convenance, et que je ne conçois pas pourquoi il voulait attaquer la Suède vers la mer Baltique, dans le temps que son premier dessein était de s’établir sur la mer Noire. Il y a souvent dans l’histoire des problèmes bien difficiles à résoudre.

 

          J’attendrai, monsieur, les nouvelles instructions dont vous voudrez bien m’honorer, sur les campagnes de Pierre-le-Grand, sur la paix avec la Suède, sur le procès de son fils, sur sa mort, sur la manière dont on a soutenu les grands établissements qu’il a commencés, et sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de votre empire. Le gouvernement de l’impératrice régnante est ce qui me paraît le plus glorieux, puisque c’est de tous les gouvernements le plus humain.

 

          Un grand avantage dans l’Histoire de Russie est qu’il n’y a point de querelles avec les papes. Ces misérables disputes, qui ont avili l’Occident, ont été inconnues chez les Russes.

 

 

1 – De Printz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Schwetzingen, 26 Juillet (1).

 

          Madame, votre altesse sérénissime honore de trop de bontés et de trop d’éloges un homme qui n’a fait que son devoir. Je serais indigne de votre bienveillance et même de mon attachement à votre personne, si j’en avais usé autrement. Il n’y a pas d’ailleurs grand mérite ; il n’y a que du bonheur à vous avoir enfin trouvé à Genève ce La Bat qui prête de l’argent, tandis que chacun resserre le sien ou le perd. Je lui ai surtout bien recommandé, madame, de mettre dans cette affaire toute la facilité et la promptitude possibles, me chargeant de tous les hasards qu’un républicain croit toujours courir, quand il négocie avec des princes. Je n’ai pris ce parti, madame, que pour accélérer la remise qu’il doit faire à vos altesses sérénissimes. Je sais bien que je ne cours aucun risque.

 

          Je ne suis point étonné qu’au 22 Juillet votre ministre n’ait point encore reçu de réponse de ce M. La Bat. Depuis que je suis chez monseigneur l’électeur palatin, je n’ai encore reçu aucune lettre de ma famille, que j’ai laissée dans mes petites Délices, auprès de Genève. Peut-être les débordements de toutes les rivières sont-ils cause de ce retardement ; peut-être ce La Bat est-il dans le canton de Berne, dans sa baronnie de Grandcourt qu’il a achetée. Je lui écris dans le moment pour le presser de remplir la parole qu’il m’a donnée. Je lui mande qu’il faut passer par-dessus toutes les formalités ; qu’il faut envoyer son argent sur un simple billet de vos altesses sérénissimes ; que je me charge de tout, et qu’enfin je lui réponds de la valeur de vos simples promesses, qui sont assurément bien au-dessus des contrats.

 

          Dès que je serai à Genève, madame, je ne manquerai pas d’aller présenter mes respects et mes services à messeigneurs les princes de Mecklembourg. Mais ce ne serait pas à Genève que j’irais, si j’étais le maître de mon temps et de mes marches ; ce serait auprès de la plus vertueuse et de la plus aimable princesse de l’Europe, toujours égale dans le bonheur et dans l’adversité, toujours bienfaisante, et digne surtout d’avoir toujours avec elle la grande maîtresse des cœurs. Je redouble mes vœux pour votre auguste famille. Je supplie monseigneur le duc d’agréer mes profonds respects. Que votre altesse sérénissime conserve toujours ses bontés à son Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux, et A. François. (G.A.)

 

1758 - Partie 14

 

 

 

 

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