CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
A VOUS SEUL.
24 Juin.
Mon cher ange, encore un mot avant que je parte pour le Palatinat. Il paraît par le compte que me rend le confident (1), que la tante (2) prétend que la santé de la nièce ne lui permettra pas de faire un voyage à Lyon. Cette extraordinaire tante dit qu’elle n’a à présent qu’un appartement, et qu’elle n’en aura deux qu’en 1759, à la Saint-Jean. Elle ajoute qu’alors M. de Pont de Veyle viendra ; et moi j’ajoute qu’il serait bien peu convenable que les deux frères ne vinssent point. Nous les logerions aux Délices, nous leur donnerions la comédie ; enfin je ne peux me défaire de l’idée charmante de vous revoir.
Je reçois dans ce moment la lettre de Diderot. Vous avez dû voir IMAGINATION et IDOLÂTRIE. Je crois que ce dernier article, tout neuf qu’il est, est si vrai, qu’il passera chez l’examinateur théologien, pourvu qu’il ne lui soit pas donné sous mon nom. Donnez-moi, mon cher ange, la consolation de recevoir une lettre de vous, dans un mois, aux Délices, à mon retour de Manheim. Adieu, mon cher et respectable ami.
P.S. – J’ai oublié de vous dire que Tronchin a été chargé de l’emprunt des six millions que la ville de Lyon fournit au roi. Puisse-t-il réussir auprès de la tante, comme auprès du contrôleur-général !
1 – François Tronchin. (G.A.)
2 – Madame de Grolée. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 24 Juin (1).
Madame, je viens enfin de trouver à Genève le seul homme qui puisse prêter de l’argent à votre altesse sérénissime. J’ai retardé, pour venir à bout de cette affaire, un voyage que je suis obligé de faire chez monseigneur l’électeur palatin. Je pars avec la satisfaction de donner à votre altesse sérénissime une preuve de ma respectueuse et tendre reconnaissance, et avec la douleur de ne pouvoir venir me mettre à vos pieds. Il ne s’agira, madame, que de faire écrire ou par un de vos ministres ou par votre banquier de Francfort à M. de La Bat, baron de Grandcourt, à Genève. Que votre altesse sérénissime ne soit ni surprise, ni fâchée contre moi de la liberté que je prends de servir de caution. C’est un usage de républicains, quand ils contractent avec des princes, et cet usage est même établi à Paris. Ce n’est qu’une formalité entre M. de La Bat et moi, dans laquelle vos altesses sérénissimes n’entrent pour rien ; et je regarde comme le plus heureux jour de ma vie celui où je peux leur marquer avec quel tendre respect je leur suis attaché.
Je me flatte que votre altesse sérénissime touchera cinquante mille florins d’Empire soit à Francfort, soit à Amsterdam, sur le premier ordre qu’elle donnera. Je prends la liberté d’assurer votre altesse sérénissime qu’il est très convenable dans le temps présent, où l’argent est si rare, qu’un grand prince comme monseigneur le duc de Saxe-Gotha, indemnise M. de La Bat de la perte réelle qu’il fait, en retirant son argent de France pour vous le remettre. Sa délicatesse ne lui permet pas de demander un autre intérêt que de cinq pour cent pendant les quatre années qu’il vous laisse son argent ; et votre générosité, madame, ne vous permettra pas de ne lui point accorder de votre pure volonté un pour cent de plus : c’est une bagatelle. Votre ministre peut lui écrire dans cette idée ; un simple billet que votre banquier de Francfort ou d’Amsterdam lui enverra signé de monseigneur le duc et de votre altesse sérénissime terminera toute l’affaire. Les choses de ce monde ne méritent pas qu’on y consume plus de temps. Que ne puis-je, madame, employer tout le temps de ma vie, à vous témoigner mon zèle inviolable ! Puisse bientôt la paix, nécessaire aux princes et aux peuples, rendre à votre auguste famille le repos, qui est la récompense de la vertu !
Conservez, madame, vos bontés, à votre vieux Suisse, qui n’oublie pas la grande maîtresse des cœurs.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Diderot.
Aux Délices, 26 Juin.
Vous ne doutez pas, monsieur de l’honneur et du plaisir que je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre grande pyramide. C’est bien dommage que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et même l’histoire, on ne puisse pas dire la vérité. Les articles qui devraient le plus éclairer les hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble l’erreur et l’ignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-on persécuté pour n’avoir pas menti assez. Pour moi, j’ai dit si insolemment la vérité dans les articles HISTOIRE, IMAGINATION et IDOLÂTRIE,que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à l’examen. Ils pourront passer, si on ne nomme pas l’auteur ; et, s’ils passent, tant mieux pour le petit nombre de lecteurs qui aiment le vrai.
Je vais faire un petit voyage à la cour palatine. Cette diversion m’empêche d’ajouter de nouveaux articles à ceux que M. d’Argental veut bien se charger de vous rendre. J’enverrai seulement HUMEUR (MORAL), et je l’adresserai à Briasson.
Je vous avais trouvé deux aides-maçons (1), dont l’un est un savant dans les langues orientales, et l’autre un amateur de l’histoire naturelle, qui connaît toutes les curiosités des Alpes, et qui peut donner de bons mémoires sur les fossiles et sur les changements arrivés à ce globe, ou globule, qu’on nomme la terre. Ces deux messieurs ne demandaient qu’un exemplaire, afin de se régler par ce qui a déjà été imprimé. L’un d’eux a fourni quelques articles, mais il ne paraît pas que les libraires veuillent leur faire ce petit présent. Il y a grande apparence qu’on peut se passer de leurs secours.
Je souhaite que vos peines vous procurent autant d’avantages que de gloire. Comptez qu’il n’y a personne au monde qui fasse plus de vœux pour votre bonheur, et qui soit plus pénétré d’estime et d’attachement pour vous que le petit Suisse.
1 – Polier de Bottens et Elie Bertrand. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 26 Juin 1758.
Je fais, madame, ce voyage que je croyais ne pouvoir pas faire. Je vais à la cour palatine. Ce qui m’a déterminé, c’est que vous êtes sur la route. Je voyage à très petites journées, en qualité de malade. Je vous demande un lit dans votre île Jard. Je me fais une idée charmante et la plus douce des consolations de vous faire ma cour, de causer avec vous sur le passé, sur le présent, et même sur l’avenir. Mon voyage sera très court, mais il sera très agréable, puisque j’aurai le bonheur de vous revoir. Le Suisse VOLTAIRE.
P.S. – Je reçois dans le moment la lettre de M. l’abbé de Klinglin ; je compte l’en venir remercier incessamment.
à mon impitoyable Esculape (TRONCHIN)° (1).
Mon cher grand homme, le rôle de confidente n’est pas dangereux : il n’y a point de rôle comique qui ne demande plus d’action et de voix. Une confidente dit son avis tout doucement à sa maîtresse. Votre présidente a une dureté au foie que le plaisir seul peut fondre. Mais vous êtes son maître et le nôtre, et nous sommes tous vos brebis : conduisez nous.
On parle d’une victoire du roi de Prusse ; on parle de la suite de la victoire (2) du prince de Brunswick ; on parle d’horreurs. A Paris, on murmure ; à Versailles, on ne dit mot. Interim vale.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La victoire de Crevelt remportée sur les Français le 23 Juin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 30 Juin 1758.
Mon cher ange, quand j’allais partir pour Manheim, madame du Boccage est venue juger entre Genève et Rome, et j’ai retardé mon voyage. On a donné pour elle une représentation de la Femme qui a raison ; elle en a été si contente, qu’elle a voulu absolument vous l’apporter. J’ai obéi dès qu’elle m’a prononcé votre nom. Il est vrai que nous n’espérons ni elle ni moi que cette pièce soit aussi bien jouée à Paris qu’elle l’a été à Genève, à moins que ce ne soit Préville qui fasse le principal rôle. Vous avez un La Thorillière et un Bonneval qui sont l’antipode du comique. Je suis toujours émerveillé de la disette où vous êtes de gens à talent. Je ne sais si la Femme qui a raison vaut quelque chose, et si l’on n’est pas plus difficile à Paris qu’à Genève. J’ignore surtout si on peut être plaisant à mon âge ; c’est à vous à en décider, à donner la pièce, si vous la jugez passable, et à la jeter au feu, si vous la croyez mauvaise. Pour Fanime, nous la jouerons encore à Lausanne, s’il vous plaît, après quoi vous en serez le maître absolu, comme vous l’êtes de l’auteur. Je vais faire un voyage dont je n’ai pu me dispenser ; et le seul voyage que je voudrais faire m’est interdit. Il est triste de courir chez des princes, et de ne pas voir son ami.
J’ai vu enfin les Sept péchés mortels (1) de M. de Chauvelin ; c’est le plus aimable damné du monde. Je le remercie du huitième péché mortel qu’il veut faire, en disant à qui vous savez (2) combien je lui suis attaché, etc.
Je me flatte que madame d’Argental est en bonne santé. Mes respects à tous les anges. Adieu, mon cher et respectable ami. Je me console toujours de mon voyage, en espérant une lettre de vous à mon retour.
1 – Pièce de vers. (G.A.)
2 – Bernis.
à M. de Saint-Lambert.
Le 5 Juillet 1758.
Mon cher Tibulle, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrèce. Je ne me pendrai absolument pas comme fit le bon philosophe, et j’ai la plus grande envie de vivre avec tous. Je suis pénétré des bontés de M. de Boufflers, et je voudrais l’en venir remercier. Voici mon cas : je suis depuis quelques jours chez l’électeur palatin ; par reconnaissance, je lui suis attaché tout souverain qu’il est, pace qu’il m’a fait un très grand plaisir, et j’ai fait cent quarante lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J’en ferais davantage pour votre cour, pour madame de Boufflers et pour vous.
J’ai toute ma famille dans un de mes ermitages nommé les Délices, auprès de Genève. Je suis devenu jardinier, vigneron, et laboureur. Il faut que je fasse en petit ce que le roi de Pologne fait en grand, que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rats, quand il rêve des palais. Je déteste les villes, je ne puis vivre qu’à la campagne ; et étant vieux et malingre, je ne peux vivre que chez moi ; il est fort insolent d’avoir deux chez moi, et d’en vouloir un troisième ; mais ce troisième m’approcherait de vous. J’ai très bonne compagnie à Lausanne et à Genève ; mais vous êtes meilleure compagnie. Mes Délices n’ont que soixante arpents, coûtent fort cher, et ne me rapportent rien du tout : c’est d’ailleurs terre hérétique dans laquelle je me damne visiblement ; et j’ai voulu me sauver avec la protection du roi de Pologne. Fontenoy m’a paru tout propre à faire mon salut, attendu qu’il me rapporte dix-mille livres de rentes, et que j’enrage d’avoir des terres qui ne me rapportent rien. Je ne peux abandonner absolument mes Délices, qui sont, révérence parler, ce qu’il y a de plus joli au monde pour la situation. Craon est un beau nom, Fontenoy aussi, à cause de la bataille. Craon n’est-il pas une maison de plaisance, et puis c’est tout ? Il n’y a rien là à cultiver, à labourer, et planter. J’ai une nièce qui joue Mérope et Alzire à merveille, toute grosse et courte qu’elle est, et qui, malgré le droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les boues à Francfort-sur-le-Mein, en prison, au nom de sa gracieuse majesté le roi de Prusse ; et comme ce monarque ne fait rien pour elle, du moins jusqu’à présent, je me crois obligé, en conscience, de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien assuré : voilà ce qui m’a fait penser à Fontenoy. Il n’y a plus qu’une petite difficulté, c’est de savoir son on vend cette terre. Quoi qu’il en soit, la tête me tourne de l’envie de vous revoir. Ma reconnaissance à madame de Boufflers. Si vous voyez l’évêque de Toul (1), dites-lui que le bruit de ses sermons est venu jusque dans le pays de Calvin, et que ce bruit-là m’a converti tout net.
Avez-vous à Commercy M. de Tressan ? C’est bien le meilleur et le plus aimable esprit qui soit en France ; et M. Devaux, jadis Panpan, est-il aussi à Commercy ? Conservez-moi un peu d’amitié. Comment va votre machine, jadis si frêle ? Je suis un squelette de soixante-quatre ans, mais avec des sentiments vifs tels que vous les inspirez.
Mandez-moi aux Délices près de Genève de quoi il est question, et raimez un peu le Suisse VOLTAIRE.
1 – Claude Drouas de Boussey. (G.A.)