CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

15 Juin 1758.

 

 

          Mon divin ange, ce paquet contient de plats articles pour ce Dictionnaire encyclopédique. L’article HEUREUX a pourtant quelque chose d’intéressant, ne fût-ce que par le sujet. Il n’appartient guère à un homme éloigné de vous de traiter cette matière.

 

          Si vous avez la bonté de donner ces paperasses avec HISTOIRE, on commence à présent le huitième volume, et votre présent sera bien reçu. Diderot ne m’a point écrit ; c’est un homme dont il est plus aisé d’avoir un livre qu’une lettre. Il est vrai qu’il n’a pas trop de temps, et qu’on peut lui pardonner. Ce n’est qu’à la campagne qu’on a du temps, encore n’en ai-je guère.

 

          Il est toujours bon, mon cher ange, de dire aux auteurs que leur pièce est bonne. Il n’y a que moi à qui on puisse dire franchement la vérité ; d’ailleurs la pièce (1) en question est si intriguée, si chargée, que je n’y comprends plus rien. On dit que les places du parlement ont été mises au double, et que cela indispose le public contre l’auteur ; il n’y a que le temps qui décide du mérite des ouvrages. Il faut donc attendre.

 

          Je rends mille grâces à votre aimable ami, au plus aimable des ambassadeurs (2). Je suis pénétré de reconnaissance pour vous et pour lui. Sa médiation sera d’autant mieux placée, qu’elle sera seulement l’effet de la bonté de son cœur, qu’elle ne paraîtra point mendiée, qu’elle ne pourra embarrasser en rien la personne à qui cette médiation s’adressera, et que probablement elle sera très bien reçue. Rien ne presse, et on peut attendre très patiemment le

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   mollia fandi

Tempora .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

VIRG., Æneid., lib. IV.

 

 

          Ce qui me tient beaucoup plus au cœur, c’est que vous veniez à Lyon, mon cher ange. Il faut absolument que Tronchin, qui va partir, fasse cette négociation (3), et qu’il la fasse de lui-même, et qu’il y réussisse. Comptez qu’il entend ces affaires-là comme celles du change. Mon Dieu, le joli coup que ce serait ! On est riche comme un puits. On radote. J’aurais le bonheur de vous voir. J’ai toujours peur de radoter moi-même en me livrant trop à mes idées ; mais pardonnez-moi la plus douce illusion du monde.

 

          Madame de Fontaine vous rapportera Fanime et la Femme qui a raison. Si ces misères vous amusent, elles en amuseront bien d’autres.

 

          Je me flatte que madame d’Argental est en bonne santé. Je baise les ailes de tous les anges.

 

          Je fais mille tendres compliments à M. de Sainte-Palaie (4) ; je suis aussi honoré qu’enchanté de l’avoir pour confrère.

 

 

1 – Sans doute la Fille d’Aristide, de madame de Graffigny. (G.A.)

 

2 – Chauvelin. (G.A.)

 

3 – Il s’agissait d’obtenir de madame de Grolée pour d’Argental une invitation à la venir voir. (G.A.)

 

4 – Reçu à l’Académie en 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 16 Juin 1758.

 

 

          Vous avez dû, madame, avoir M. le prince de Soubise, qui probablement a passé par Strasbourg pour aller prendre sa revanche. M. le comte de Clermont joue peut-être sa première partie au moment où je vous écris (1). En attendant, nous payons les cartes. Permettez-moi de vous demander où est M. votre fils pendant toutes ces aventures. Ne sert-il pas toujours ? n’a-t-il pas été de son lit de mariage à son lit de camp ? était-il dans l’armée de Hanau ? est-il dans l’armée du Rhin ? Je fais toujours des vœux pour sa conservation, pour son avancement, et pour la tranquillité de votre vie.

 

          J’ai été sur le point, madame, de venir vous faire une visite. Je promets tous les ans à monseigneur l’électeur palatin de lui aller faire ma cour. Je viendrais vous demander un lit, et jouir de la consolation de causer avec vous, si je pouvais faire le voyage  mais ma mauvaise santé et ma famille, que j’ai auprès de moi, me retiennent. Daignez au moins m’apprendre quelques bonnes nouvelles des bords de votre Rhin. Notre lac de Genève est plus tranquille ; on n’y extermine que des truites qui pèsent trente livres ; et on y est presque dégoûté de la félicité paisible qu’on y goûte. Nous sommes trop heureux, et les Allemands et les Français sont trop à plaindre. Vous n’avez vu dans votre vie que des malheurs. Vivez heureuse au milieu de tant de désolations, s’il est possible. Pourquoi donc votre pauvre neveu a-t-il choisi le voisinage de Lyon pour sa maison de campagne ? Que de misère générale et particulière dans ce monde ! Consolez-vous avec votre très aimable chanoinesse (2), et conservez vos bontés pour les ermites du lac. V.

 

 

1 – La bataille de Crevelt n’eut lieu que le 23. (G.A.)

 

2 – Madame de Brumath. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 16 Juin 1758 (1).

 

 

          Vous savez combien je suis flatté de vous voir réussir dans tout ce que vous entreprenez. Nous savions déjà l’affaire des six millions ; mais je ne dis à personne que vous êtes chargé de cette grande affaire (2) ; c’est un triomphe qui ne sera pas longtemps ignoré. M. de La Bat, votre ami, prétend qu’il sera difficile aux Génois de fournir tout d’un coup cette somme, et peut-être la Suisse, toute Suisse qu’elle est, serait-elle en état de donner ce que les Génois n’auront pas de prêt. En ce cas, je pourrais, en qualité de Suisse, mettre mon denier de la veuve dans cette grande offrande, s’il y avait place dans le tronc.

 

          Il s’en faut bien que nos affaires militaires soient conduites comme vous traitez les affaires de finance. La marche du prince Ferdinand de Brunswick et son passage du Rhin sont un chef-d’œuvre de l’art militaire ; et ce n’en est pas un de l’avoir laissé passer. Voilà un terrible événement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez le post-scriptum de la lettre à d’Argental du 24 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 16 Juin 1758.

 

 

          Mon cher ange, je cours grand risque de vous déplaire, en ne vous envoyant que de la prose pour l’Encyclopédie, au lieu de vous dépêcher des cargaisons de vers pour Clairon et pour Lekain. Je fais partir, sous l’enveloppe de M. de Chauvelin, IMAGINATION et IDOLÂTRIE ; ce sont deux morceaux qui m’ont coûté bien de la peine. C’est une entreprise hardie de prouver qu’il n’y a point eu d’idolâtres. Je crois la chose prouvée, et je crains de l’avoir trop démontrée. C’est à vous à protéger les vérités délicates que j’ai dites dans les articles IDOLÂTRIE et  IMAGINATION. Elles pourront passer au tribunal des examinateurs, si elles ne sont pas annoncées sous mon nom. Ce nom est dangereux, et met tout bon théologien en garde.

 

          Enfin,

 

 

          .  .  .  .  .  .  Nostrorum sermonum candide judex,

 

HOR., lib. I, ep. IV.

 

 

voyez si vous pouvez avoir la bonté de donner ces articles à Diderot. Je vous ai déjà envoyé celui d’HISTOIRE, par M. de Chauvelin ; tout cela composerait un livre. J’ai sacrifié mon temps à l’Encyclopédie ; je ne plaindrai pas mes peines, si le livre devient meilleur de jour en jour, et je souhaite que mes articles soient les moins bons.

 

          Peut-être est-ce prendre bien mal son temps de vous parler de ce qui ne peut occuper que des philosophes, tandis qu’il se passe tant de choses qui doivent intéresser tout le monde.

 

          Je me flatte au moins que vous n’avez de maison ni à Saint-Malo, ni sur les bords du Rhin.

 

          Puisse M. le comte de Clermont battre les Hanovriens ! puissent les Anglais, qui sont descendus près de Saint-Malo, ne pas retourner chez eux ! et puissiez-vous approuver et faire approuver HISTOIRE, IDOLÂTRIE, IMAGINATION ! Je n’en ai plus de cette imagination ; mais les sentiments qui m’attachent à vous sont plus vifs que jamais.

 

          J’ajoute encore un petit mot sur ma triste figure. Je vous jure que je suis aussi laid que mon portait  croyez-moi. Le peintre n’est pas bon, je l’avoue ; mais il n’est pas flatteur. Faites-en faire, mon cher ange, une copie pour l’Académie. Qu’importe, après tout, que l’image d’un pauvre diable, qui sera bientôt poussière, soit ressemblante ou non ? Les portraits sont une chimère comme tout le reste. L’original vous aimera bien tendrement tant qu’il vivra.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 21 Juin 1758.

 

 

          Premièrement, mon divin ange, le confident Tronchin fera sa principale occupation de ménager mon bonheur, c’est-à-dire de vous attirer à Lyon, et je veux absolument croire qu’il en viendra à bout.

 

          Quant à la négociation d’un très aimable ambassadeur (1), je n’en connais pas de plus facile, et je vous aurai la plus grande obligation, à vous et à lui, du petit mot, en général, qu’il veut bien avoir la bonté de dire de lui-même. Il peut très aisément, et sans se compromettre, encourager les sentiments favorables qu’on (2) me conserve ; il peut faire regarder comme une chose honnête, et même honorable, de revoir un ancien camarade en poésie, en Académie, et non pas en visage. Il y a du mérite, il y a de la gloire à faire certaines actions, et tout cela peut être représenté sans être mendié, et sans autre dessein que de vouloir échauffer, dans le cœur d’un homme qui se pique de sentiments, les bontés dont votre aimable ambassadeur lui donne l’exemple. C’est d’ailleurs un plaisir de dire à un auteur que je suis un des plus ardents partisans de sa pièce (3), et que je la prône partout. Je ne veux point qu’on me donne un éloge. Je ne veux rien ; mais je désire ardemment que votre ancien ami parle à votre ancien ami comme vous parleriez vous-même, et je vous prie de remercier d’avance votre ambassadeur.

 

          Il faut que je vous confie, mon cher ange, que je vais passer quelques jours à la campagne, chez monseigneur l’électeur palatin. Je laisserai mes nièces se réjouir et apprendre des rôles de comédie pendant ma petite absence. Je ne peux remettre ce voyage ; il faut que, pour mon excuse, vous sachiez que ce prince m’a donné les marques les plus essentielles de sa bonté, qu’il a daigné faire un arrangement pour ma petite fortune et pour celle de ma nièce, que je dois au moins l’aller voir et le remercier. M. l’abbé de Bernis a bien voulu m’envoyer, de la part du roi, un passeport dans lequel sa majesté me conserve le titre de son gentilhomme ordinaire, de façon que mon petit voyage se fera avec tous les agréments possibles. J’aimerais mieux, je vous en réponds, en faire un pour venir remercier madame la princesse de Robecq de la bonté qu’elle a de m’accorder son suffrage. Elle a bien senti que rien ne devait être plus glorieux et plus consolant pour moi. C’est à vous que je dois l’honneur de son souvenir, et c’est par vous que mes remerciements doivent passer. Adieu, mon cher et respectable ami ; je pars dans quelques jours, et, à mon retour, je ne manquerai pas de vous écrire.

 

 

1 – Chauvelin. (G.A.)

 

2 – L’abbé de Bernis. (G.A.)

 

3 – Le traité de Versailles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à MM. Desmahis et de Margenci.

 

 

Ainsi Bachaumont et Chapelle

Ecrivirent dans le bon temps ;

Et leurs simples amusements

Ont rendu leur gloire immortelle.

Occupé d’un heureux loisir,

Eloignés de s’en faire accroire,

Ils n’ont cherché que le plaisir,

Et sont au temple de Mémoire.

Vous avez leur art enchanteur

D’embellir une bagatelle (1) ;

Ils vous ont servi de modèle,

Et vous auriez été le leur.

 

 

          Mais ils écrivaient au gros gourmand, au buveur Broussin, avec lequel ils soupaient ; et vous n’écrivez, messieurs, qu’à un vieux philosophe qui cultive la terre. Je finis comme Virgile commença, par les Géorgiques. Voilà tout ce que j’avais de commun avec lui ; j’y ajoute encore que les Horaces de nos jours m’écrivent de très jolis vers. Souvenez-vous qu’Horace fit un voyage vers Naples, où il rencontra ce Virgile qui était, disait-il, un très bon homme.

 

 

          Je suis bon homme aussi ; mais ce n’est pas assez pour de beaux esprits de Paris, et il faudrait quelque chose de mieux pour vous faire entreprendre le voyage des Alpes, qui n’est pas si plaisant que celui d’Horace votre devancier.

 

          Je crois que, malgré les mauvais vers qui pleuvent, il y a encore dans Paris assez de goût pour que les commis de la poste n’ignorent pas la demeure des gens de votre espèce. Vous ne m’avez point donné d’adresse ; je présente, à tout hasard, mes obéissances très humbles à mes deux confrères. Le gentilhomme ordinaire de la chambre du roi est doublement mon camarade, car le roi m’a conservé mon brevet, mais le dieu des vers m’a ôté le sien. Rien n’est si triste qu’un poète vétéran.

 

Nunc itaque et versus et cætera ludicra pono.

 

HOR., lib, I. ep. I.

 

 

          Mais j’aime les vers passionnément, quand on en fait comme vous. Je me borne à vous lire, et à vous dire combien je vous estime tous deux.

 

 

1 – Le Voyage à Saint-Germain. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1758 - Partie 12

 

 

 

 

 

 

 

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