CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

 1758 - Partie 11

 

                                                                                  Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à Madame de Graffigny.

 

Aux Délices, 16 Mai.

 

 

          Je suis bien sensible, madame, à la marque de confiance que vous me donnez. Nous pouvons nous dire l’un à l’autre ce que nous pensons du public, de cette mer orageuse que tous les vents agitent, et qui tantôt vous conduit au port, tantôt vous brise contre un écueil ; de cette multitude qui juge de tout au hasard, qui élève une statue pour lui casser le nez, qui fait tout à tort et à travers ; de ces voix discordantes qui crient hosanna le matin, et crucifige le soir ; de ces gens qui font du bien et du mal sans savoir ce qu’ils font. Les hommes ne méritent certainement pas qu’on se livre à leur jugement, et qu’on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. J’ai tâté de cet abominable esclavage, et j’ai heureusement fini par fuir tous les esclavages possibles.

 

          Quand j’ai quelques rogatons tragiques ou comiques dans mon portefeuille, je me garde de les envoyer à votre parterre. C’est mon vin du cru  je le bois avec mes amis. J’histrionne pour mon plaisir, sans avoir ni cabale à craindre, ni caprice à essuyer. Il faut vivre un peu pour soi, pour sa société ; alors on est en paix. Qui se donne au monde est en guerre ; et, pour faire la guerre, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe ; ce qui est arrivé quelquefois à quelques puissances de ce monde.

 

          Au reste, les cabales n’empêcheront jamais que vous ne soyez la personne du monde qui a l’esprit le plus aimable et le meilleur goût. Je n’ose vous prier de m’envoyer votre Grecque (1) ; mais je vous avoue pourtant que les lettres de la mère me donnent une grande envie de voir la Fille. Comptez, madame, sur la tendre et respectueuse amitié du Suisse V.

 

 

1 – La Fille d’Aristide. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 19 Mai.

 

 

          Mon cher et respectable ami, je bénis actuellement les Anglais qui ont brûlé votre maison. Puissiez-vous être payé, et eux confondus ! Pardon de vous importuner de l’Encyclopédie. Vous aimeriez mieux une tragédie ; mais il faut que je m’adresse à vous pour ne pas perdre mon temps. J’ai fait des recherches très pénibles pour rendre les articles HISTOIRE et IDOLÂTRIE(1) intéressants et instructifs ; je travaille à tous les autres. Mon temps m’est très précieux. Ce serait me faire perdre une chose irréparable, m’outrager sensiblement, et donner beau jeu aux ennemis de l’Encyclopédie, d’avoir avec moi un mauvais procédé, tandis que je me tue à faire valoir cet ouvrage, et à procurer des travailleurs. Je vous demande en grâce d’exiger de Diderot une réponse catégorique et prompte. Je ne sais s’il entend les arts, et s’il a le temps d’entendre le monde. Mon cher ange, vous qui entendez si bien l’amitié, vous pardonnerez mes importunités.

 

 

1 – Voyez ces mots dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

Aux Délices, 19 Mai 1758.

 

 

          Digne Cacouac (1), fils de Cacouac, fili mi dilecte, in quo bene complacui, vous soient rendues pour vous être souvenu de moi dans votre planète de Mercure (2) ! Quoique je ne sois plus de ce monde, j’apprends que votre bénéfice, qui n’est pas simple, est pourtant chargé de grosses pensions. Il y a plus de quinze ans que je n’ai lu aucun Mercure ; mais je vais lire tous ceux qui paraîtront. Je vous prie de me faire inscrire parmi les souscrivants. Quand vous n’aurez rien de nouveau, je pourrai vous fournir quelque sottise qui ne paraîtra pas sous mon nom, et qui servira à remplir le volume. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je me réjouis avec le public de ce qu’un ouvrage si longtemps décrié est enfin tombé entre les mains d’un véritable homme d’esprit et d’un philosophe capable de le relever et d’en faire un très bon journal. Adieu ; nos Délices vous font mille compliments.

 

 

1 – Digne philosophe. (G.A.)

 

2 – Le 15 mai, Marmontel avait écrit à Voltaire une lettre, orientale de forme, pour lui demander sa collaboration au Mercure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 24 Mai.

 

 

          Mon divin ange je vous envoie de la prose. Vous aimeriez mieux une tragédie, je le sais bien ; et j’aimerais mieux travailler pour vous que pour l’Encyclopédie ; mais entre nous, il est plus aisé de faire le métier de Diderot que celui de Racine. Je vous demande en grâce de lire cet article HISTOIRE ; il me semble qu’il y a quelque chose d’assez neuf et d’assez utile ; mais si vous n’en jugez pas ainsi, j’en jugerai comme vous. J’ai plus de foi à votre goût que je n’ai d’amour-propre.

 

          Je n’en ai point sur mon portrait, c’est d’amour-propre dont je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas ; vous êtes la belle Javotte, et moi le beau Cléon. Vous croyez donc qu’après huit ans (1) la charpente de mon visage n’a point changé. Je vous jure, en toute humilité, que le portrait ressemble. Je le trouve encore bien honnête à mon âge de soixante-quatre ans ; et si vous vouliez vous entendre avec mon patron d’Olivet pour en faire tirer une copie et la nicher dans l’Académie, au-dessous de la grosse et rubiconde face de M. l’abbé de Bernis, vous empêcheriez nos amis les dévots de dire qu’on n’a pas osé mettre la mine d’un profane comme moi au-dessous du plus gras des abbés. J’aurais plus de raison, mon cher et respectable ami, de vous demander votre effigie que vous de demander la mienne ; mais j’espère vous voir en personne. Je ne peux pas concevoir que madame de Grolée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir, et alors je serai un homme heureux. J’aurais bien des choses à vous dire à présent secreto, et surtout sur le ridicule dont je suis affublé de ne pouvoir venir qu’après la paix. Cette aventure est d’un très bon comique.

 

          Il est vrai, mon cher ange, que dans les horreurs et les vicissitudes de cette guerre, il y a eu des scènes bouffonnes comme dans les tragédies de Shakespeare. Premièrement, le roi de Prusse, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français de ma tragédie de Mérope, en faisant son traité (2) avec l’Angleterre, et m’envoie ce beau chef-d’œuvre ; ensuite, quand il est battu et que les Hanovriens sont chassés d’Hanovre, il veut se tuer ; il fait son paquet ; il prend congé en vers et en prose  moi, qui suis bon dans le fond, je lui mande qu’il faut vivre. Je le conseille comme Cinéas conseillait Pyrrhus. J’aurais voulu même qu’il se fût adressé à M. le maréchal de Richelieu, pour finir, tout en cédant quelque chose. Arrive alors l’inconcevable affaire de Rosbach ; et voilà que mon homme, qui voulait se tuer, tue en un mois Français, Autrichiens, et est le maître des affaires. Cette situation peut changer demain, mais elle est très affermie aujourd’hui.

 

          Or, maintenant je suppose que les Autrichiens ont intercepté mes lettres, y a-t-il là de quoi leur donner la moindre inquiétude ? n’est-ce pas le lion qui craint une souris ? qu’ai-je à faire à tout cela, s’il vous plaît ? Tout le monde, je crois, souhaite la paix. Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne. J’avoue que je voudrais que M. de Staremberg (3) fût bien persuadé que personne n’a plus applaudi que moi au traité de Versailles, en qualité de spectateur de la pièce ; j’ai battu des mains dans un coin du parterre.

 

          C’est une chose rare que le roi de Prusse m’ayant tant fait de mal, les Autrichiens m’en fassent encore. Patience ; Dieu est juste. Mais, en attendant que je sois récompensé dans l’autre monde, votre ami, le chevalier de Chauvelin, l’ambassadeur, ne pourrait-il pas, à votre instigation, dire un petit mot de moi à cet ambassadeur impérial et royal ? ne pourrait-il pas lui glisser qu’il y a un barbouilleur de papier qui a trouvé son traité admirable, et qui désire d’en écrire un jour les suites heureuses ? Ce serait là une belle négociation ; M. de Chauvelin verrait ce que M. de Staremberg pense. Pour moi, je pense que ce monde est fou, et que vous êtes le plus aimable des hommes.

 

 

1 – Voltaire avait quitté Paris à la fin de Juin 1750 ; mais il était allé passer quelques semaines à Plombières, avec d’Argental, en 1754. (Clogenson.)

 

2 – 16 Janvier 1756. (G.A.)

 

3 – Ministre d’Autriche à Versailles et signataire du traité du 1er mai 1756. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 26 Mai (1).

 

 

          Madame, le jour même où je reçus la lettre dont votre altesse sérénissime m’honora, j’exécutai ses ordres ; j’écrivis à Berne à un des principaux membres du conseil. On assembla incontinent la chambre des finances. Il se trouva, madame, que, dans l’intervalle de ma première lettre et des ordres reçus d’elle en conséquence, la chambre des finances de Berne avait prêté à la ville de Bremen quatre-vingt mille écus qu’elle avait à placer. Votre altesse sérénissime voit que toutes les affaires de ce monde tiennent à bien peu de chose. Quinze jours plus tôt, l’affaire aurait eu un succès aisé et prompt. Je vais me tourner du côté de Genève. L’Etat n’est pas riche, il s’en faut bien ; mais les particuliers le sont. Il est vrai que ces particuliers ont, en huit jours de temps, placé quatre millions en rentes viagères à dix pour cent ; cependant il y a encore des citoyens qui se croiraient heureux de confier leur argent à la chambre des finances de vos altesses sérénissimes.

 

          Pour donner, madame, un plus plein éclaircissement de la manière dont les Génevois placent leur argent, je ferai d’abord observer que, dès qu’il y a un emprunt ouvert en rentes viagères en France, les pères de famille y placent leur bien, soit sur leur tête, soit sur celle de leurs enfants. Quand il n’y a point de tels emprunts, ils prêtent à Paris, à terme, à la caisse des fermiers-généraux du royaume, et retirent actuellement six pour cent de leur argent ; mais, à la paix, ils n’en retireront que cinq.

 

          Puisse-t-elle bientôt arriver, cette paix si désirable pour les peuples et même pour les princes ! La guerre ruine les grands et les petits pour enrichir ceux qui pillent les cours et les armées en les servant. L’Europe gémit, tandis que quelques entrepreneurs de vivres, ou de fourrages, ou d’hôpitaux, s’engraissent du malheur public. On dit que l’armée qu’on appelle de l’Empire est morte d’inanition et qu’il n’en reste rien, que la plupart des soldats sont retournés chez eux se faire laboureurs ou jardiniers : je voudrais que tous les soldats du monde prissent ce parti. La terre a plus besoin d’être cultivée que d’être ensanglantée. Je fais toujours des vœux, madame, pour le territoire de la Thuringe. Si la félicité des peuples dépend des vertus des souverains, le pays de Gotha doit être le plus heureux de la terre.

 

          Je prends la liberté de présenter mon profond respect à monseigneur le duc, et à toute votre auguste famille ; je suis enchanté que la grande maîtresse des cœurs se porte bien ; je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime. L’ERMITE SUISSE.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Schowalow.

 

Ferney, 1er de juin.

 

 

          J’ai l’honneur d’envoyer à votre excellence un second cahier, c’est-à-dire un second essai qui a besoin de vos lumières et de vos bontés. Ce sont plutôt des matériaux qu’un édifice commencé, et c’est à vous à daigner me dire si ces matériaux doivent être employés, et à m’indiquer les nouveaux qui pourraient me servir. Il y a un an que je fais des recherches dans toute l’Europe. La matière est bien belle, mais les secours sont bien rares. Presque tous ceux qui pouvaient me servir de bouche sont morts, et il est difficile de démêler la vérité dans la foule des mémoires contradictoires qui me sont parvenus. On m’a communiqué beaucoup de petits détails indignes de la majesté de l’histoire et du héros dont j’écris la vie. Je marche toujours à travers des broussailles et des épines, pour arriver jusqu’à la personne de Pierre-le-Grand. C’est lui que je cherche à rendre toujours grand, jusque dans les plus petites choses ; et il me semble que cette grandeur rejaillit sur son épouse, l’impératrice Catherine.

 

          J’ai pensé qu’il fallait un peu adoucir quelquefois le style sévère qu’imposent les grands objets de la politique et de la guerre, varier son sujet, l’égayer même avec discrétion et avec mesure, lui ôter l’air insipide d’annales, l’air rebutant de la compilation, l’air sec que donnent les petits faits rangés scrupuleusement suivant leurs dates. Il faut plaire au grand nombre des lecteurs, et ce n’est qu’en sachant jeter de l’intérêt et de la variété dans son ouvrage, qu’on peut se faire lire, ou plutôt, monsieur, ce n’est qu’en vous consultant. Il y aura des défauts qu’il faudra imputer à la faiblesse de ma santé, à mon âge avancé, et non au défaut de mon zèle. Je reprendrais de nouvelles forces, si je pouvais me flatter de satisfaire votre cour par mon travail, et surtout l’auguste fille du héros dont j’écris l’histoire. Peut-être, en lisant les deux essais que je vous soumets, il vous viendra quelque nouvelle idée. Vous pouvez, monsieur, me faire fournir quelques pièces utiles ; disposez de moi et du peu de temps qui me reste à travailler, et à vivre. J’ai l’honneur d’être, avec le zèle le plus empressé, etc.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 7 Juin.

 

 

          Je vous remercie, mon cher philosophe, de l’ouvrage (1) sur l’ancienne langue de notre pays roman. Je voudrais seulement qu’il fût plus long.

 

          Les libraires de Paris me paraissent aussi intéressés que tous les libraires de ce monde, et je ne sais s’ils entendent bien leurs intérêts. Il faut que les marchands, associés pour débiter nos pensées, tiennent un grand conseil, dans lequel on décidera, à la pluralité des voix, s’il est convenable à leur république d’envoyer un exemplaire de leur Encyclopédie à un homme qui veut bien avoir la bonté de travailler pour eux. Briasson, le libraire, me mande qu’il attend le résultat de ce grand conseil. On a mis bien des sottises dans l’Encyclopédie, les libraires en font de leur côté ; ainsi va le monde, ainsi vont nos affaires de terre et de mer. Mille tendres respects à M. et madame Freudenreich. Bonsoir, mon cher philosophe. Le malade suisse, V.

 

 

1 – Recherches sur les langues anciennes et modernes de la Suisse, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

7 Juin 1758.

 

 

          M. de Florian ne sera pas assurément le seul, mon très cher gouverneur, qui vous écrira du petit ermitage des Délices ; c’est un plaisir dont j’aurai aussi ma part. Il y a bien longtemps que je n’ai joui de cette consolation. Ma déplorable santé rend ma main aussi paresseuse que mon cœur est actif ; et puis on a tant de choses à dire qu’on ne dit rien. Il s’est passé des aventures si singulières dans ce monde, qu’on est tout ébahi, et qu’on se tait ; et comme cette lettre passera par la France, c’est encore une raison pour ne rien dire. Quand je lis les Lettres de Cicéron, et que je vois avec quelle liberté il s’explique au milieu des guerres civiles, et sous la domination de César, je conclus qu’on disait plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps des postes. Cette belle facilité d’écrire d’un bout de l’Europe à l’autre traîne avec elle un inconvénient assez triste, c’est qu’on ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n’est que quand les lettres passent par le territoire de nos bons Suisses qu’on peut ouvrir son cœur. Par quelque poste que ce billet passe, je peux au moins vous assurer que vous n’avez ni de plus vieux serviteur, ni de plus tendrement attaché que moi. Peut-être, quand vous aurez la bonté de m’écrire par la Suisse, me direz-vous ce que vous pensez sur bien des choses, par exemple, sur l’Encyclopédie, sur la Fille d’Aristide, sur l’Académie française. N’aurai-je jamais à Plombières ? pourquoi Tronchin ne m’ordonne-t-il point les eaux ? pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement, quand mon cœur en est si près ? Mille tendres respects. Le Suisse VOLTAIRE.

 

 

 

  1758 - Partie 11

 

 

 

 

 

 

 

 

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