CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 10

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Lausanne, 28 Avril (1).

 

 

          Madame, quoique les bords du lac de Genève, soient très beaux, on ne laisse pas d’y être malade ; et c’est ce qui sauve souvent à votre altesse sérénissime des lettres importunes de ma part. Dieu a bien fait, madame, de me rendre malade ; sans quoi elle aurait plus de mes lettres qu’elle n’a eu chez elle de housards. On me flatte qu’elle est délivrée aujourd’hui de ces hôtes dangereux, et que les dindons de ses sujets sont en sûreté.

 

          J’ignore assez ce qui se passe dans le monde, mais il se pourrait faire que les visites des armées auraient beaucoup coûté à vos altesses sérénissimes. L’Etat de Berne a fort souvent de l’argent à placer ; si elle en avait besoin pour quelques arrangements, et qu’elle voulût, dans l’occasion, m’honorer de ses commandements, je tâcherais de la servir d’une manière dont elle ne serait pas mécontente. Mais je présume que, malgré les irruptions que son pays a essuyées, la sagesse de son gouvernement la met à l’abri des ressources que le gouvernement de France est toujours obligé de chercher. Je ne cesse d’être étonné, madame, que le roi de France, qui n’est qu’auxiliaire dans cette guerre et dont les troupes ont dû vivre si longtemps aux dépens d’autrui, ait pourtant emprunté trois cents millions depuis deux ans ; tandis que le roi de Prusse, qui a soutenu les efforts de la moitié de l’Europe depuis le même temps, n’a pas mis un sou d’impôt sur ses sujets. Tout ce qui s’est passé doit être compté parmi les prodiges. Gustave-Adolphe fit des choses moins extraordinaires. Puissent ces grands événements être suivis d’une heureuse paix, dont il paraît que tout le monde a grand besoin ! Il y a malheureusement plus de soldats que de laboureurs. Chaque puissance a beaucoup perdu, sans qu’aucune ait réellement gagné, et il ne résultera de toutes ces vicissitudes que du sang répandu et des villes ruinées.

 

          Le roi de Prusse m’écrivit-il, il y a un mois, qu’il était en Silésie, dans un couvent avec l’abbé de Prades. Je ne sais où il est à présent ; mais moi, madame, je voudrais être à vos pieds et à ceux de votre auguste famille. L’ermite suisse, V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Lausanne, 29 Avril.

 

 

          Ce n’est point à mon cœur, ce n’est point à mon âme, ce n’est point à ma main, ce n’est point à mon visage, madame, que vous devez vous en prendre, si je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire depuis si longtemps ; c’est, ne vous déplaise, à mon derrière qui m’a joué de fort cruels tours. On souffre de partout, madame, dans ce monde-ci. Il y a pourtant du bon dans la vie. Le mariage de M. votre fils (1), par exemple, est une des bonnes choses que je connaisse. Vingt mille francs de pension pour épouser sa maîtresse ! Il n’y a rien assurément de si bien arrangé et de si heureux. Madame Denis et moi nous vous en faisons, madame, les plus sincères compliments. Vous voilà très heureuse par M. votre fils ; soyez-le toujours par vous-même. Jouissez d’une santé toujours égale, que vous devrez à votre sage régime et à votre tranquillité. Quelque chose qui arrive sur les bords du Rhin, vers Wesel, soyez contente à l’île Jard ; quelques millions que le roi emprunte, soyez payée de vos revenus : voilà ce que je vous souhaite du meilleur de mon cœur. Si vous avez quelques nouvelles, amusez-vous-en, et daignez m’en amuser ; mais ne perdons ni le sommeil ni l’appétit : supportons les malheurs du genre humain tout doucement. Adieu, madame. La philosophie est, après la santé, ce que je connais de mieux. Je vous suis toujours attaché avec le plus tendre respect.

 

 

1 – Avec madame de Crèvecoeur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 4 Mai.

 

 

          Mon divin ange, j’avoue d’abord que l’envie de vous voir est très capable de me faire donner les conseils les plus intéressés. Je ferais des friponneries pour obtenir de vous un petit voyage aux Délices ; mais, si je suis capable de ne pas écouter un si grand intérêt, je vous dirai que le vôtre est assurément de faire un tour à Lyon. Soyez bien sûr que le confident (1) vous servira comme vous méritez d’être servi ; mais votre présence fera bien mieux. Ce serait une façon bien simple, bien honnête, de vous faire prier par madame de Grolée de venir la voir. Je suis persuadé que le confident n’aura pas de peine à lui faire dire qu’elle en meurt d’envie, quoique, à son âge, on n’ait peut-être d’autre envie que celle de vivre  mais s’il lui reste quelque étincelle de bon goût, comment ne souhaiterait-elle pas très ardemment de vous avoir quelque temps auprès d’elle ?

 

          Je vous crois bien gauche, mon cher et respectable ami, quand il s’agit de mitonner un héritage ; mais le confident travaillera pour vous. Votre unique besogne est de plaire, et c’est à quoi vous réussissez mieux que personne au monde, sans même y songer. Le confident sera à Lyon au mois de mai ; plût à Dieu que vous y fussiez au mois d’août ! Voilà peut-être une belle chimère, mais je ne connais point de vérité qui me fasse autant de plaisir qu’une si chère illusion. Et pourquoi serait-ce une chimère ? Vous sentez bien qu’il n’y a pas de temps à perdre ; les visites qu’on doit à des dames de quatre-vingts ans ne peuvent guère être différées. C’est à madame de Grolée à vous payer de votre maison de l’île d’Aix, puisque le gouvernement ne peut vous indemniser. Madame de Crèvecoeur a eu vingt mille francs de pension pour épouser le fils de madame de Lutzelbourg. Si on fait beaucoup de pareils arrangements, il ne reste pas de quoi payer les maisons brûlées ; il ne restera pas même de quoi empêcher qu’on en brûle d’autres, s’il est vrai qu’on ait pris les vaisseaux de M. Duquesne (2), et si les affaires de terre sont aussi délabrées qu’on le dit. Cependant a-t-on joué la Fille d’Aristide ? a-t-on donné quelque tragédie nouvelle ? recommence-t-on le travail de l’Encyclopédie ? D’Alembert se laisse-t-il fléchir ? Je voudrais bien savoir où l’on en est, afin de m’arranger pour mes petits articles.

 

          Mes respects à madame d’Argental et à tous les anges.

 

 

1 – Tronchin, banquier à Lyon. (G.A.)

 

2 – Chef d’escadre, petit-neveu du célèbre Duquesne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M.Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 5 Mai (1).

 

 

          Quoique M. le chevalier des Soupirs m’envoie des triplicata de son arrivée sur la côte de Coromandel, je tremble pour nos affaires d’Orient et d’Occident. Je voudrais que le Canada fût au fond de la mer Glaciale, même avec les RR. PP. jésuites de Québec, et que nous fussions occupés à la Louisiane à planter du cacao, de l’indigo, du tabac et des mûriers, au lieu de payer tous les ans quatre millions pour nos nez à nos ennemis les Anglais, qui entendent mieux la marine et le commerce que MM. les Parisiens.

 

          Le roi de Prusse m’a accordé un congé pour un de vos Génevois prisonniers ; c’est un Turretin, famille honorée ici presque comme les Tronchin. Cette petite aventure m’a fait un extrême plaisir. Je n’ai, Dieu merci, rien à demander pour moi à aucun roi de ce bas monde, et je suis enchanté d’obtenir pour les autres.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. ‒ Nous ne garantissons pas le classement de ce billet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 8 Mai.

 

 

          Mon cher et ancien ami, il me paraît qu’on n’est pas plus instruit du secret de l’historiographe de toutes les Russies que de celui de la Pucelle.  Ce sont les mystères de mon gouvernement. Si vous voulez y être initié, vous n’avez qu’à venir dans ma chancellerie ; mais je suis bien sûr qu’on ne quitte point de jeunes, belles et brillantes baronnes chrétiennes (1) pour des Suisses hérétiques.

 

          L’énigme de madame la duchesse d’Orléans (2) est une attrape-Foncemagne. Ce n’est pas la première fois que les belles se sont moquées des savants. Voici comme on pourrait lui répondre, en assez mauvais vers :

 

 

Votre énigme n’a point de mot ;

Expliquer chose inexplicable

Est ou d’un docteur ou d’un sot :

L’un et l’autre est assez semblable.

Mais si l’on donne à deviner

Quelle est la princesse adorable

Qui sur les cœurs sait dominer

Sans chercher cet empire aimable,

Pleine de goût sans raisonner,

Et d’esprit sans faire l’habile,

Cette énigme peut étonner,

Mais le mot n’est pas difficile.

 

 

          Je serai fort aise que Marmontel, qui a certainement de l’esprit et du talent, et qu’on a dégoûté fort mal à propos, ait au moins le bénéfice du Mercure (3). Ce sera un antidote contre les poisons de Fréron.

 

          Je doute fort que ceux qui vous ont dit que Fréret a mis Newton en poudre soient des connaisseurs. J’ai lu autrefois le manuscrit (4) de Fréret ; il fut composé avant que le système de Newton fût imprimé. Fréret et le jésuite Souciet, autre savantasse, écrivirent tous deux contre Newton, sous un faux exposé de son système, qui parut alors dans un de ces journaux dont l’Europe est accablée. Fréret ne savait ce qu’il disait ; j’ignore s’il l’a mieux su depuis. Je ferai venir ce livre pour le joindre à tout ce que j’ai sur cette matière.

 

          Il y a une excellente histoire (5) des finances, depuis 1595 jusqu’en 1721. Si vous rencontrez l’auteur, qui est un M. de Forbonnais, directeur des monnaies, dites-lui que je le fais contrôleur-général des finances.

 

          Pourriez-vous à votre loisir me faire un petit catalogue des bons livres qui ont paru depuis dix ans ? Je crois qu’il sera court ; mais je veux avoir tout ce qui peut être utile, et même les livres médiocres dans lesquels il y a du bon : car on peut toujours tirer aurum ex stercore Ennii. Interim vale, et mihi scribe.

 

 

1 – Madame de Montmorency, chez laquelle il vivait. (G.A.)

 

2 – Voyez, aux POÉSIES, notre note à propos des vers que nous reproduisons ici. (G.A.)

 

3 – Marmontel en avait le privilège depuis la fin d’avril. (G.A.)

 

4 – Défense de la chronologie, publiée en 1758. (G.A.)

 

5 – Recherches et considérations sur les finances de France. Bâle, 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 8 Mai.

 

 

          Mon cher ange, il doit y avoir une petite caisse plate, qui contient quelque chose, d’assez plat, à votre adresse, au bureau des coches de Dijon. Cette platitude est mon portrait. Un gros et gras Suisse, barbouilleur en pastel, qu’on m’avait vanté comme un Raphaël, me vint peindre à Lausanne, il y a six semaines, en bonnet de nuit et en robe de chambre. Je fis partir ma maigre effigie par le coche de Dijon, ou par les voituriers. Une madame Rameau, commissionnaire de Dijon, s’est chargée de vous faire tenir ce barbouillage. Je vous demande pardon pour ma face de carême  mais non seulement vous l’avez permis, vous l’avez ordonné, et j’obéis toujours tôt ou tard à mon cher ange. Est-il vrai que la Fille d’Aristide-le-Juste ait été aussi maltraitée par le parterre parisien que son père le fut par les Athéniens ? Cela n’est pas poli ; heureusement vous aurez bientôt madame du Boccage, qui revient (1), dit-on, avec une tragédie. Madame Geoffrin ne nous donnera-t-elle rien ?

 

          J’ignore ce qu’on fait sur mer et sur terre. Il paraît que les chiens de la guerre, comme dit Shakespeare, cessent de mordre et même d’aboyer ; les Anglais admirent cette expression. Je suis toujours émerveillé de ce qui se passe ; celui que vous appeliez tous Mandrin, il y a deux ans, il y a un an, devient un homme supérieur à Gustave-Adolphe et à Charles XII, par les événements. On sera réduit à faire la paix. Dieu nous doit cette douce humiliation ! Cependant nous avons une assez bonne troupe aux portes de Genève. La nièce et l’oncle vous baisent les ailes.

 

 

1 – D’Italie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 9 Mai.

 

 

          Vraiment,  mon cher philosophe, il vous est venu là une très bonne idée. Vous pouvez donner aisément une cinquantaine d’articles d’histoire naturelle, et surtout l’article TREMBLEMENT DE TERRE vous est dévolu de droit. Je vais sur-le-champ écrire aux encyclopédistes, et leur donner part du service que vous voulez bien leur rendre. J’insisterai pour qu’on vous envoie les exemplaires déjà imprimés.

 

          J’ai été fort malade à Lausanne. Les Délices réparent un peu le mal que Lausanne m’a fait. Je ne sais si M. de Freudenreich ne viendra pas cette année dans nos cantons ; je me flatte qu’en ce cas vous serez du voyage, et que j’aurai l’honneur de recevoir dans mon petit ermitage les personnes à qui je suis le plus attaché. Vous verrez mes petites Délices un peu plus ajustées qu’elles n’étaient. Je cultive aussi l’histoire naturelle ; mais c’est en plantant des arbres, en faisant des terrasses, des allées, des potagers. Je fais plus de cas d’une bonne pêche que de toutes les coquilles du monde. J’ai reçu votre Gazette italienne des fantaisies qui passent par la tête de nous autres écrivains en Europe. On écrit tant, que je suis honteux d’écrire  mais cela amuse. Quand faudra-t-il envoyer le paiement de ce journal ? et à qui ? Je ne sais, Dieu merci, aucune nouvelle ; il me semble qu’il y a plus de quinze jours qu’on n’a massacré personne. C’est une époque singulière.

 

          Mille respects, je vous prie, à M. et à madame de Freudenreich.

 

          Nous avons une assez bonne comédie aux portes de Genève. Cette ville n’a point encore de théâtre comme Amsterdam ; mais quand il y aura quelques millions de plus dans la ville, il faudra bien alors avoir du plaisir. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 15 Mai.

 

 

          Je suis chargé, mon cher ange, de vous supplier encore de vouloir bien donner un petit coup d’aiguillon au rapporteur de MM. de Douglas. Je plains plus que jamais les plaideurs que les rapporteurs négligent. Il y a huit ans que madame Denis et moi nous sommes très négligés dans une affaire plus grave que celle de MM. de Douglas. Mon émerveillement dure toujours que le fils de Samuel nous ait fait banqueroute, six mois après avoir pris notre argent, et qu’il ait trouvé le secret de fricasser huit millions, obscurément et sans plaisir. Votre premier président (1), son beau-frère, ne se serait-il pas, entre nous, un peu engagé, par son honneur et par celui de sa place, à faire finir une affaire si odieuse ? Le fils d’un banqueroutier, dans notre Suisse, ne peut jamais parvenir à aucun emploi, à moins d’avoir payé les dettes de son père  mais c’est que nous sommes des barbares, et vous autres, gens polis, vous donnez vite une belle charge d’avocat-général au fils d’un banqueroutier frauduleux. Cependant une partie de la succession entre dans les coffres du receveur des consignations, qui prend d’abord cinq pour cent par an pour garder l’argent, et qui gagne six pour cent à le faire valoir, le tout pendant vingt années.

 

 

Est-ce là faire droit ? est-ce là comme on juge ?

 

RAC., les Plaid., act. I, sc. VII.

 

 

          Pardon ; je suis un peu en colère, parce que j’ai perdu environ le quart de mon bien en opérations de cette espèce  mais je ne dois pas me plaindre devant celui dont les Anglais ont brûlé la maison.

 

          Mon divin ange, je songe à une chose. Si Babet (2) vous procurait une ambassade ? Vous me direz que vous êtes trop honnête homme pour négocier ; mais il y a des honnêtes gens partout. Je voudrais que vous relevassiez M. de Chavigny (3). Comptez que tous nos Suisses seraient enchantés. Que sait-on ? Ce que je vous dis là n’est point si sot ; pensez-y.

 

          Ma nièce Fontaine est à Lyon ; j’espère qu’elle m’apportera mes paperasses encyclopédiques. Savez-vous des nouvelles de cette Encyclopédie ? Je les aime mieux que les nouvelles publiques, qui sont presque toujours affligeantes. Mille respects à tous les anges. Je baise toujours le bout de vos ailes. Le Suisse V.

 

 

1 – Matthieu-François Molé, premier président du parlement. (G.A.)

 

2 – Bernis, ministre des affaires étrangères. (G.A.)

 

3 – Ambassadeur en Suisse. (G.A.)

 

 

1758 - Partie 10

 

 

 

 

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