CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
à M. Darget.
Aux Délices, 20 Mai 1757.
On gâte ses yeux, mon cher et ancien ami, en lisant, en buvant, et en faisant mieux : voyez si vous n’êtes pas coupable de quelque excès dans ces trois belles opérations. Se frotter les yeux d’eau tiède en hiver, et d’eau fraîche en été, est tout ce qu’il y a de mieux : frotter n’est pas le mot, c’est bassiner que je voulais dire ; les remèdes les plus simples sont les meilleurs en tout genre.
Je vous assure que je suis bien fâché que ce ne soit pas vous qui achetiez la terre de M. de Boisi (1). Elle n’est qu’à une lieue de chez moi. Le château n’est pas si agréable que ma maison, il s’en faut beaucoup ; mais c’est une terre très vivante, et mon petit domaine est très ruinant ; j’ai préféré dulce utili.
Eh bien, voilà donc comme on traite ce cher frère, à qui on (2) dit des choses si tendres dans l’épître dédicatoire ! Je ne sais plus où j’en suis sur tout cela. Il peut encore arriver malheur : on peut avancer trop loin : des Cyrus peuvent trouver des Thomyris : il ne faut qu’un coupe-gorge pour ruiner un grand joueur. J’enfile des proverbes comme Sancho Pança, mais c’est que je suis accoutumé aux Don Quichottes : voyez comme a fini Charles XII. Bienheureux qui vit fort loin de tous ces illustres et dangereux mortels ! Figurez-vous que Patkul a demeuré deux ans à quatre pas de chez moi ; donc il ne faut pas en sortir. Ce monde est un grand naufrage ; sauve qui peut ! c’est ce que je dis souvent. Faites souvenir de moi madame Dupin. Adieu, mon cher et ancien ami. Le Suisse VOLTAIRE.
1 – Ferney, que Voltaire acheta l’année suivante. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 24 Mai 1757 (1).
Madame, je suis presque aussi malade qu’une armée autrichienne. Quand je surprends un petit moment de répit pour écrire à votre altesse sérénissime, je laisse la lettre sur ma table pour recevoir les ordonnances du docteur Tronchin, et puis je date tout de travers. Il n’en est pas ainsi de madame la duchesse de Gotha. Les lettres dont elle m’honore arrivent avec exactitude, du jour de leur date. Elle est régulière dans les petites choses comme dans les grandes, je la remercie des relations dont elle a daigné me faire part.
La ville de Genève, qui n’a guère d’autre emploi que de gagner de l’argent et de faire des nouvelles, disait déjà que Prague était prise, et que les Prussiens allaient à Vienne. Peut-être tout cela est-il devenu vrai au moment que j’ai l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime ; peut-être aussi la perte des Autrichiens n’est pas aussi grande que le prétendent les vainqueurs ; ils disent que le prince Charles est dans Prague avec des forces suffisantes, et que le maréchal de Brown, blessé légèrement, a rassemblé le reste de l’armée. Ce seront les suites de la victoire qui la rendront plus ou moins complète. J’imagine qu’un gourmand qui voudrait faire bonne chère ne devrait pas aller dîner à présent à l’armée autrichienne.
Nous avons ici un Russe qui jure par saint Nicolas que ses compatriotes arrivent pour être de la partie ; il y a des gens qui jurent par Frédéric qu’ils seront battus. Mais voilà bien du monde à battre ; et à force de tuer et d’être tué, il ne restera bientôt plus personne. J’ai bien peur encore que pour éclaircir le genre humain, le duc de Cumberland, renforcé de quelques Prussiens, n’aille faire, la baïonnette au bout du fusil, des propositions à l’armée française qui s’avance pour le bien de la paix.
Je crois, madame, Dieu me pardonne, qu’il y a des troupes de votre altesse sérénissime dans l’armée hanovrienne ; en ce cas, madame, voilà mon cœur partagé entre ma fringante patrie et la Thuringe. Je n’ai qu’à souhaiter que tout le monde retourne chez soi honnêtement. Je plains seulement ce gros fiscal de l’Empire, qui a perdu à tout cela son papier et son encre. Plût à Dieu qu’il n’y eût que de l’encre perdue. La race humaine est bien méchante et bien malheureuse ; mais il faut l’aimer en faveur de votre altesse sérénissime, de votre auguste famille et de la reine des cœurs. Daignez, madame, accepter mon profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Monrion, 26 Mai 1757.
Feu l’amiral Byng vous assure de ses respects, de sa reconnaissance, et de sa parfaite estime ; il est très sensible à votre procédé, et meurt consolé par la justice que lui rend un si généreux soldat, so generous a soldier ; ce sont les propres mots dont il chargea son exécuteur testamentaire je les reçois dans le moment, en arrivant à Monrion, avec les pièces inutilement justificatives de cet infortuné.
C’est là, mon héros, tout ce que je puis vous dire de l’Angleterre, où les amis et les ennemis de l’amiral Byng rendent justice à votre mérite.
Je crois qu’on ne se doutait pas en France de la campagne à la Turenne que fait le roi de Prusse. Faire accroire aux Autrichiens qu’il demande des palissades, sous peine de l’honneur et de la vie, pour mettre Dresde hors d’insulte ; entrer en Bohême par quatre côtés, à la même heure ; disperser les troupes ennemies, s’emparer de leurs magasins ; gagner une victoire signalée, sans laisser aux Autrichiens le temps de respirer ! vous avouerez, monseigneur, vous qui êtes du métier, que la belle campagne du maréchal de Turenne ne fut pas si belle. Je ne sais jusqu’à quel point de si rapides progrès pourront être poussés ; mais on prétend qu’il envoie vingt mille hommes au duc de Cumberland, et que bientôt on verra les Prussiens se mesurer contre les Français. Tout ce que je sais, c’est qu’il en a toujours eu la plus forte envie. S’il y a une bataille, il est à croire qu’elle sera bien meurtrière.
Parmi tant de fracas, conservez votre bonne santé et votre humeur. Daignez, monseigneur, ne pas oublier les paisibles Suisses, et recevez avec votre bonté ordinaire les assurances de mon tendre et profond respect.
à M. Tronchin, de Lyon.
Monrion, 29 Mai 1757 (1).
Je vois que je ne serai instruit du sort de mon petit traité avec l’altesse électorale palatine qu’à la fin de juin ; cela sera plus commode pour les comptes. J’ai reçu aujourd’hui une lettre fort agréable de l’électeur, mais qui me renvoie pour les calculs à son Moras, et son Moras n’a point encore fini. Le roi de Prusse va un peu plus vite en besogne ; on prétend qu’il administrera bientôt les finances de Vienne, comme celles de Saxe. J’augure assez mal de tout ceci, et je ne serai point surpris s’il arrive malheur à notre brillante armée qui manque de pain.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 31 Mai 1757.
Je vous dirai d’abord, ma chère nièce, que vous avez une santé d’athlète, dont je vous fais de très sincères compliments, et que si jamais votre vieux malingre d’oncle se porte aussi bien que vous, il viendra vous trouver à Hornoy (1) : ensuite vous saurez que madame Denis était chargée d’envoyer trois cents livres à Daumart, dans sa province du Maine, quand il a débarqué chez vous, lui, son fils et deux bidets. Je vous prie de lui dire que je lui donnerai trois cents livres tous les ans à commencer à la Saint-Jean prochaine. Je vous enverrai un mandat à cet effet sur M. Delaleu, ou vous pourrez avancer cet argent sur les revenus du pupille, et sur la rente qu’il me fait : cela est à votre choix. J’ignore ce qui convient au jeune Daumart (2) ; je sais seulement que cent écus lui conviendront. Trouvez bon que je m’en tienne à cette disposition que j’avais déjà faite.
Madame Denis embellit tellement le lac de Genève qu’il reste peu de chose pour les arrière-cousins. Quant à ma bâtarde de Fanime, son protecteur, M. d’Argental, vous dira que je ne prétends pas que cette amoureuse créature se produise sitôt dans le monde. Mademoiselle de Ponthieu (3) y fait un si grand rôle, et ses compagnes se présentent avec tant d’empressement, qu’il faut ne se pas prodiguer. Quand même la pièce vaudrait quelque chose, ce ne serait pas assez de donner du bon, il faut le donner dans le bon temps.
A vous maintenant, monsieur le capitaine des chariots de guerre de Cyrus (4). Vous pouvez être sûr que je n’ai jamais écrit de ma vie à M. le maréchal d’Estrées, et que, s’il a été instruit de notre invention guerrière, ce ne peut être que par le ministère. J’aurais souhaité, pour vous et pour la France, que mon petit char eût été employé : cela ne coûte presque point de frais, il faut peu d’hommes, peu de chevaux ; le mauvais succès ne peut mettre le désordre dans une ligne ; quand le canon ennemi fracasserait tous vos chariots, ce qui est bien difficile, qu’arriverait-il ? ils vous serviraient de rempart, ils embarrasseraient la marche de l’ennemi qui viendrait à vous. En un mot, cette machine peut faire beaucoup de bien, et ne peut faire aucun mal ; je la regarde, après l’invention de la poudre, comme l’instrument le plus sûr de la victoire.
Mais, pour saisir ce projet, il faut des hommes actifs, ingénieux, qui n’aient pas le préjugé grossier et dangereux du train ordinaire. C’est en s’éloignant de la route commune, c’est en faisant porter le dîner et le souper de la cavalerie sur des chariots, avant qu’il y eût de l’herbe sur la terre, que le roi de Prusse a pénétré en Bohême par quatre endroits, et qu’il inspire la terreur.
Soyez sûr que le maréchal de Saxe se serait servi de nos chars de guerre.
Mais c’est trop parler d’engins destructeurs, pour un pédant tel que j’ai l’honneur de l’être.
On a imprimé dans Paris une thèse de médecine où l’on traite notre Esculape-Tronchin de charlatan et de coupeur de bourse. Il y a répondu par une lettre au doyen de la Faculté digne d’un grand homme comme lui. Il y répond encore mieux par les cures surprenantes qu’il fait tous les jours.
Une jeune fille fort riche a été inoculée ici par des ignorants, et est morte. Le lendemain vingt femmes se sont fait inoculer sous la direction de Tronchin, et se portent bien.
Je vous embrasse tous du meilleur de mon cœur.
1 – Château de madame de Fontaine. (G.A.)
2 – Arrière-cousin maternel de Voltaire. (G.A.)
3 – Adèle de Ponthieu, tragédie. (G.A.)
4 – Le marquis de Florian. (G.A.)
à M. Thierot.
A Monrion, 2 Juin 1757.
Je reçois, mon ancien ami, votre très agréable lettre du 25 de mai dans mon petit ermitage de Monrion, auquel je suis venu dire adieu. On joue si bien la comédie à Lausanne, il y a si bonne compagnie, que j’ai fait enfin l’acquisition d’une belle maison (1) au bout de la ville ; elle a quinze croisées de face, et je verrai de mon lit le beau lac Léman et toute la Savoie, sans compter les Alpes. Je retourne demain à mes Délices, qui sont aussi gaies en été que ma maison de Lausanne le sera en hiver. Madame Denis a le talent de meubler des maisons et d’y faire bonne chère, ce qui, joint à ses talents de la musique et de la déclamation, compose une nièce qui fait le bonheur de ma vie. Je ne vous dirai pas
Omitte mirari beatæ
Fumum et opes strepitumque Romæ.
HOR.,lib. III, od. XXIX.
car vous êtes trop admirator Romœ et prœstantissimœ Montmorenciœ.
Ne manquez pas, je vous prie, à présenter mes très sensibles remerciements à madame la comtesse de Sandwich. Il faut qu’elle sache que j’avais connu ce pauvre amiral Byng à Londres dans sa jeunesse ; j’imaginais que le témoignage de M. le maréchal de Richelieu en sa faveur pourrait être de quelque poids. Ce témoignage lui a fait honneur, et n’a pu lui sauver la vie. Il a chargé son exécuteur testamentaire de me remercier, et de me dire qu’il mourait mon obligé, et qu’il me priait de présenter à M. de Richelieu, qu’il appelle a generous soldier, ses respects et sa reconnaissance. J’ai reçu aussi un mémoire justificatif très ample, qu’il a donné ordre en mourant de me faire parvenir. Il est mort avec un courage qui achève de couvrir ses ennemis de honte.
Si j’osais m’adresser à madame la duchesse d’Aiguillon, je la prierais de venger la mémoire du cardinal de Richelieu du tort qu’on lui fait en lui attribuant le Testament politique. Si elle voulait faire taire sa belle imagination, et écouter sa raison, qui est encore plus belle, elle verrait combien ce livre est indigne d’un grand ministre. Qu’elle daigne seulement faire attention à l’état où est aujourd’hui l’Europe ; qu’elle juge si un homme d’Etat, qui laisserait un testament politique à son roi, oublierait de lui parler du roi de Prusse, de Marie-Thérèse, et du duc de Hanovre. Voilà pourtant ce qu’on ose imputer au cardinal de Richelieu. On avait alors la guerre contre l’empereur, et l’armée du duc de Weimar était l’objet le plus important. L’auteur du Testament politique n’en dit pas un mot, et il parle du revenu de la Sainte-Chapelle, et il propose de faire payer la taille au parlement. Tous les calculs, tous les faits, sont faux dans ce livre. Qu’on voie avec quel mépris en parle Auberi, dans son Histoire du cardinal Mazarin. Je sais qu’Auberi est un écrivain médiocre et un lâche flatteur ; mais il était fort instruit et il savait bien que le Testament politique n’était pas du grand et méchant homme à qui on l’attribue.
Présentez, je vous prie, mes applaudissements et mes remerciements à Gamache le riche (2), qui fait de si belles noces. Il donne de grands exemples, qui seront peu imités peut-être par ses cinquante-neuf confrères. Je suis très flatté que mon fatras historique ne lui ait pas déplu ; Il est bon faiseur. Son suffrage m’encouragera beaucoup à fortifier cet Essai de bien des choses qui lui manquent. Les Cramer se sont trop pressés de l’imprimer. Ou je ne sais pas à quel point le genre humain est sot, méchant, et fou ; on le verra, s’il plaît à Dieu, dans une seconde édition.
Ce qu’on m’avait dit de l’atroce (3) est une mauvaise plaisanterie qu’on a voulu faire à deux bonnes gens à qui on prétendait faire accroire qu’ils devaient pleurer sur leur patriarche ; mais ils l’ont abandonné comme les autres. Nos calvinistes ne sont point du tout attachés à Calvin. Il y a ici plus de philosophes qu’ailleurs. La raison fait, depuis quelque temps, des progrès qui doivent faire trembler les ennemis du genre humain. Plût à Dieu que cette raison pût parvenir jusqu’à faire épargner le sang dont on inonde l’Allemagne ma voisine !
P.S. – J’arrive aux Délices. Il faut que je vous dise un mot de Jeanne. Je vous répète que cette bonne créature n’est connue de personne ; elle nous amusera sur nos vieux jours. Je n’y pense guère à présent. Il faut songer à son jardin et au temporel. Malheureusement, cela prend un temps bien précieux. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Rue du Grand-Chêne. (G.A.)
2 – Leriche La Popelinière. Il mariait tous les ans quelques jeunes filles qu’il dotait. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à Thieriot du 20 Mai. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 4 Juin 1757.
Ma conscience m’oblige, monseigneur, de vous présenter les remontrances de mon parlement : ce parlement est le parterre. Je suis assassiné de lettres qui disent que Lekain est le seul acteur qui fasse plaisir, le seul qui se donne de la peine, et le seul qui ne soit pas payé. On se plaint de voir des moucheurs de chandelles qui ont part entière, dans le temps que celui qui soutient le théâtre de Paris n’a qu’une demi-part. On s’en prend à moi ; on dit que vous ne faites rien en ma faveur, et on croit que je ne vous demande rien ; cependant, je demande avec instance. Je conviens que Baron avait un plus bel organe que Lekain, et de plus beaux yeux ; mais Baron avait deux parts ; et faut-il que Lekain meure de faim, parce qu’il a les yeux petits et la voix quelquefois étouffée ? Il fait ce qu’il peut ; il fait mieux que les autres : les amateurs font des vers à sa louange ; mais il faut que son métier lui procure des chausses ; il n’a que la moitié d’un cothurne, je vous conjure de lui donner un cothurne tout entier.
J’aimerais mieux vous écrire en faveur de quelque Prussien que vous auriez fait prisonnier de guerre vers Magdebourg ; mais puisqu’à présent vous êtes occupé d’emplois pacifiques, souffrez que je vous parle en faveur d’Orosmane, de Mahomet, et de Gengi-kan. Les héros doivent-ils laisser mourir de faim les héros ? On dit que vos chevaux manquent de fourrage en Vestphalie, et qu’on leur donne du jambon. Pour Dieu, faites donner à dîner à Lekain, tout laid qu’il est.
Vous avez dû recevoir les dernières volontés de l’amiral Byng : les miennes sont que je vous serai attaché toute ma vie avec le plus tendre respect.