CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à M. Dupont.
A Monrion, près de Lausanne, 10 Mars 1757.
Mon cher ami, les Cramer ont dû vous envoyer cette esquisse des sottises et des atrocités humaines depuis l’illustre brigand Charlemagne, surnommé le saint, jusqu’à nos ridicules jours. Plus je lis et plus je vois les hommes, plus je regrette votre société. Je vis pourtant dans le pays le plus libre et le plus tranquille de la terre, et où il y a de l’esprit et des talents. Si je vous disais qu’à Lausanne (1) nous avons joué Zaïre mieux qu’à la Comédie de Paris ; que nous jouons aujourd’hui l’Enfant prodigue ; que, dans peu de jours, nous représentons une pièce nouvelle (2) ; que nous avons un très joli théâtre ; que notre société chante des opéras buffa après la grande pièce ; qu’on donne des rafraîchissements à tous les spectateurs ; qu’ensuite on fait des soupers excellents, me croiriez-vous ? Cela n’est pas d’usage à Colmar ; mais en récompense vous avez des jésuites et des capucins. Soyez bien sûr que je vous regrette au milieu de tous nos plaisirs ; ils étaient faits pour vous. Voulez-vous bien avoir la bonté de demander pour moi au libraire Schœpflin deux exemplaires des Annales de l’Empire ? Je vous serai très obligé. Il n’aurait qu’à les faire remettre au coche à mon adresse, à Lausanne. Je lui en paierai le prix, ou je lui enverrai l’Essai sur l’Histoire générale, à son choix. Je vous serai très obligé.
Mille respects, je vous en prie, à M. le premier président et à madame la première. Madame Denis et moi nous vous aimerons toujours. Nous en disons autant à madame Dupont.
1 – Ou plutôt à [illisible-Repos], à l’extrémité de Lausanne, chez madame la marquise de Gentil. (G.A.)
2 – Fanime, nouvelle version de Zulime. (G.A.)
à M. de Brenles.
Jeudi 10 Mars 1757.
Sæpe, premente deo, fert deus alter opem.
OVID., Trist., lib. I, eleg.II.
Mon cher philosophe, un prêtre nous manque pour l’orchestre profane ; nous en avons un autre. M. d’Hermenches a autant de ressources que de zèle pour notre tripot. Mais Dieu se venge ; Baires est enroué, madame Denis ne peut pas parler. Cependant c’est pour demain ; recommandez-nous à la miséricorde divine.
Je vous remercie au nom de la bande joyeuse. Je ne suis guère joyeux, mais je me livre aux plaisirs des autres.
Posthabui tamen illorum mea seria Iudo.
VIRG., ecl. VII.
Bonsoir, couple de sages.
à M. le marquis de Thibouville.
A Monrion, près de Lausanne, 20 Mars 1757.
Je ne sais, mon cher confrère, si je vous ai remercié de votre roman (1) que je n’ai pu encore lire, parce que je ne l’ai point reçu ; mais, au lieu de vous remercier, je vous félicite : on ne me parle que de son succès dans toutes les lettres de Paris. Madame Denis ne peut sitôt vous écrire ; elle joue, elle apprend des rôles, elle est entourée de tailleurs, de coiffeuses, et d’acteurs. Il n’y a point de Zulime ; je ne sais ce que c’est, et je veux que ni vous, ni mademoiselle Clairon, ni moi, ne le cachions ; mais il y a une Fanime un peu différente ; nous l’avons jouée à Paris : je n’ai jamais vu verser tant de larmes. Nous avons ici environ deux cents personnes qui valent bien le parterre de Paris, qui n’écoutent que leur cœur, qui ont beaucoup d’esprit, qui ignorent les cabales, et qui auraient sifflé le Catilina de Crébillon. Je vous embrasse ; je me meurs d’envie de lire le roman. Madame Denis vous en dira davantage quand elle pourra.
1 – L’Ecole de l’amitié. (G.A.)
à M. Levesque de Burigny.
A Monrion, 20 Mars 1757.
On ne se douterait pas, monsieur, qu’un théâtre établi à Lausanne, des acteurs peut-être supérieurs aux comédiens de Paris, enfin une pièce nouvelle, des spectateurs pleins d’esprit, de connaissances, et de lumières, en un mot, tous les soins qu’entraînent de tels plaisirs, m’ont empêché de vous écrire plus tôt. Je fais trêve un moment aux charmes de la poésie et aux embellissements singuliers qui ornent notre petit pays roman, et qui font naître des fleurs au milieu des neiges du mont Jura et des Alpes, pour vous réitérer mes sincères et tendres remerciements. Je vous en dois beaucoup pour la bonté que vous avez eue de remarquer quelques-unes des inadvertances de cette Histoire générale. Je vous en dois davantage pour la Vie d’Erasme (1) et pour celle de Grotius, que vous voulez bien me promettre. Par qui pouvaient-ils être mieux célébrés que par un homme qui a toute leur science et tous leurs sentiments ? J’ai vu un petit manuscrit de M. de Pouilli (que je regretterai toujours) sur Grotius ; mais c’était un ouvrage très court, et qui entrait dans fort peu de détails.
J’attends avec impatience le présent dont vous avez la bonté de m’honorer. Je ne vous enverrai l’Histoire générale qu’avec les corrections dont je vous ai l’obligation. On en fait usage dans une seconde édition, mais il faut laisser écouler la première. Les libraires à qui j’en ai fait présent se sont avisés d’en tirer sept mille exemplaires pour une première édition que je ne regarde que comme un essai, et comme une occasion de recueillir les avis des hommes éclairés. La Vie d’Erasme et celle de Grotius serviront beaucoup à me remettre dans la bonne voie.
1 – Deux volumes parus en 1757. (G.A.)
à M. Palissot.
A Monrion, près de Lausanne.
Votre dernière lettre, monsieur, est remplie de goût et de raison. Elle redouble l’estime et l’amitié que vous m’avez inspirées. Il est vrai qu’il y a bien des charlatans de physique et de littérature dans Paris ; mais vous m’avouerez que les charlatans de politique et de théologie sont plus dangereux et plus haïssables. L’homme (1) dont vous me parlez est du moins un philosophe ; il est très savant, il a été persécuté : il est au nombre de ceux dont il faut prendre le parti contre les ennemis de la raison et de la liberté.
Les philosophes sont un petit troupeau qu’il ne faut pas laisser égorger. Ils ont leurs défauts comme les autres hommes ; ils ne font pas toujours d’excellents ouvrages ; mais, s’ils pouvaient se réunir tous contre l’ennemi commun, ce serait une bonne affaire pour le genre humain. Les monstres, nommés jansénistes et molinistes, après s’être mordus, aboient ensemble contre les pauvres partisans de la raison et de l’humanité. Ceux-ci doivent au moins se défendre contre la gueule de ceux-là.
On m’avertit que le libraire Lambert achève d’imprimer un énorme fatras ; et dans ce chaos il y a quelque germe de philosophie. Je me flatte qu’il vous le présentera : il me fera un très grand plaisir de vous donner cette faible marque des sentiments que je vous dois. Cette philosophie dont je vous parle exclut les formes visigothes de votre très humble. Je vous embrasse.
1 – Diderot. (G.A.)
à M. Saurin.
J’entre dans vos peines, monsieur, et je les partage d’autant plus que je les ai malheureusement renouvelées, en cherchant la vérité. Le doute par lequel je finis l’article de La Motte n’est point une accusation contre feu M. votre père ; au contraire, je dis expressément qu’il ne fut jamais soupçonné de la plus légère satire, pendant plus de trente années écoulées depuis ce funeste procès. J’aurais dû dire qu’il n’en fut jamais soupçonné dans le public, car je vous avouerai, avec cette franchise qui règne dans mon Histoire (1), et je vous confierai, à vous seul, qu’il me récita des couplets contre La Motte. Voici la fin d’un de ces couplets dont je me souviens :
De tous les vers du froid La Motte,
Que le fade de Bousset note,
Il n’en est qu’un seul de mon goût ;
Quel ? Qui sait être heureux sait tout.
Je ne ferai jamais usage de cette anecdote, mais vous devez sentir que mon doute est sincère ; et il faut bien qu’il le soit, puisque je l’expose à vous-même. Vous devez sentir encore de quel poids est le testament de mort du malheureux Rousseau. Il faut vous ouvrir mon cœur ; je ne voudrais pas, moi, à ma mort, avoir à me reprocher d’avoir accusé un innocent ; et, soit que tout périsse avec nous, soit que notre âme se réunisse à l’Etre des êtres après cette malheureuse vie, je mourrais avec bien de l’amertume si je m’étais joint, malgré ma conscience, aux cris de la calomnie.
Il y a ici une autre considération importante. On m’avait assuré votre mort, il y a quelques années, et je vous avais regretté bien sincèrement. J’ai peu de correspondance à Paris, que je n’ai jamais aimé, et où j’ai très peu vécu. Je n’ai appris que par votre lettre que vous étiez encore en vie. Je me trouve dans la même ville où M. votre père habita longtemps ; car je passe mes étés dans une petite terre auprès de Genève, et mes hivers à Lausanne. Je vois de quelle conséquence il est pour vous que les accusations consignées contre la mémoire de M. votre père, dans le Supplément au Bayle (2), dans le Supplément au Moréri, et dans les journaux, soient pleinement réfutées. Le temps est venu où je peux tâcher de rendre ce service, et peut-être n’y a-t-il point d’ouvrage plus propre à justifier sa mémoire qu’une Histoire générale aussi impartiale que la mienne. On en fait actuellement une seconde édition ; et, quoique le septième volume soit imprimé, je me hâterai de faire réformer la feuille qui renferme l’article de M. Joseph Saurin. Il y a encore, à la vérité, quelques vieillards à Lausanne qui sont bien rétifs, mais j’espère les faire taire ; et le témoignage d’un historien qui est sur les lieux sera de quelque poids.
Il ne s’agit ici d’accuser personne ; il s’agit de justifier un homme dont la famille subsiste, et dont le fils mérite les plus grands égards ; mais je ne ferai rien sans savoir si vous le voulez, et si les mêmes considérations qui ont retenu votre plume ne vous portent pas à arrêter la mienne. Parlez-moi avec la même liberté que je vous parle. Si vous avez quelque chose de particulier à me faire connaître sur l’affaire des couplets, instruisez-moi, éclairez-moi, et mettez mon cœur à son aise.
Boindin était un fou atrabilaire. Le complot qu’il suppose entre un poète, un géomètre, et un joaillier, est absurde mais la déclaration de Rousseau (Jean-Baptiste), en mourant, est quelque chose. Je voudrais savoir si M. votre père n’en a pas fait une de son côté. En ce cas, il n’y aurait pas à balancer entre son testament soutenu d’une sentence juridique, et le testament d’un homme condamné par la même sentence. Enfin tous deux sont morts, et vous vivez ; c’est votre repos, c’est votre honneur qui m’intéresse.
On me mande que le libraire Lambert travaille à une édition de l’Essai sur l’Histoire générale ; vous pourriez vous informer de ce qui en est. J’enverrais à Lambert un article sur M. votre père. Comptez que ce sera une très grande satisfaction pour moi de pouvoir vous marquer les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – L’Essai. (G.A.)
2 – C’est le Dictionnaire de Chaufepié. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Monrion, 26 Mars 1757 (1).
Mon cher et ancien ami, de tous les éloges dont vous comblez ce faible Essai sur l’Histoire générale, je n’adopte que celui de l’impartialité, de l’amour extrême de la vérité, du zèle pour le bien public, qui ont dicté cet ouvrage.
J’ai fait tout ce que j’ai pu, toute ma vie, pour contribuer à étendre cet esprit de philosophie et de tolérance qui semble aujourd’hui caractériser le siècle. Cet esprit qui anime tous les honnêtes gens de l’Europe, a jeté d’heureuses racines dans ce pays, où d’abord le soin de ma mauvaise santé m’avait conduit, et où la reconnaissance et la douceur d’une vie tranquille m’arrêtent.
Ce n’est pas un petit exemple du progrès de la raison humaine, qu’on ait imprimé à Genève, dans cet Essai sur l’Histoire, avec l’approbation publique, que Calvin avait une âme atroce aussi bien qu’un esprit éclairé.
Le meurtre de Servet paraît aujourd’hui abominable ; les Hollandais rougissent de celui de Barneveldt.
Je ne sais encore si les Anglais auront à se reprocher celui de l’amiral Byng.
Mais savez-vous que vos querelles absurdes, et enfin l’attentat de ce monstre de Damiens, m’attirent des reproches de toute l’Europe littéraire ? Est-ce là, me dit-on, cette nation que vous avez peinte si aimable, et ce siècle que vous avez peint si sage ? A cela je réponds, comme je peux, qu’il y a des hommes qui ne sont ni de leur siècle ni de leur pays. Je soutiens que le crime d’un scélérat et d’un insensé de la lie du peuple n’est point l’effet de l’esprit du temps. Châtel et Ravaillac furent enivrés des fureurs épidémiques qui régnaient en France : ce fut l’esprit du fanatisme public qui les inspira et cela est si vrai, que j’ai lu une Apologie pour Jean Châtel (2) et ses fauteurs, imprimée pendant le procès de ce malheureux. Il n’en est pas ainsi aujourd’hui : le dernier attentat a saisi d’étonnement et d’horreur la France et l’Europe.
Nous détournons les yeux de ces abominations dans notre petit pays roman, appelé autrement le pays de Vaud, le long des bords du beau lac Léman ; nous y faisons ce qu’on devrait faire à Paris, nous y vivons tranquilles, nous y cultivons les lettres sans cabale.
Tavernier (3) disait que la vue de Lausanne sur le lac de Genève ressemble à celle de Constantinople ; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est l’amour des arts qui anime tous les honnêtes gens de Lausanne.
On ne vous a point trompé quand on vous a dit qu’on y avait joué Zaïre, l’Enfant prodigue, et d’autres pièces, aussi bien qu’on pourrait les représenter à Paris ; n’en soyez point surpris ; on ne parle ; on ne connaît ici d’autre langue que la nôtre ; presque toutes les familles y sont françaises, et il y a ici autant d’esprit et de goût qu’en aucun lieu du monde.
On ne connaît ici ni cette plate et ridicule Histoire de la guerre de 1741 qu’on a imprimée à Paris sous mon nom, ni ce prétendu Portefeuille trouvé, où il n’y a pas trois morceaux de moi, ni cette infâme rapsodie, intitulée la Pucelle d’Orléans, remplie des vers les plus plats et les plus grossiers que l’ignorance et la stupidité aient jamais fabriqués, et des insolences les plus atroces que l’effronterie puisse mettre sur le papier.
Il faut avouer que depuis quelque temps on a fait à Paris des choses bien terribles avec la plume et le canif.
Je suis consolé d’être loin de mes amis, en me voyant loin de toutes ces énormités, et je plains une nation aimable qui produit des monstres.
1 – Cette lettre parut dans le Mercure, puis séparément. (G.A.)
2 – Par François de Vérone (Jean Boucher), 1595. (G.A.)
3 – Ce célèbre voyageur avait habité Aubonne près de Lausanne. (G.A.)