CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

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à M. Diderot.

 

A Monrion, pays de Vaud, 28 Février (1).

 

 

          L’ouvrage (2) que vous m’avez envoyé, monsieur, ressemble à son auteur ; il me paraît plein de vertus, de sensibilité et de philosophie. Je pense, comme vous qu’il y aurait beaucoup à réformer au théâtre de Paris. Mais tant que les petits-maîtres se mêleront sur la scène avec les acteurs, il n’y a rien à espérer. Le plus impertinent de tous les abus, c’est l’excommunication et l’infamie attachée au talent de débiter en public des sentiments vertueux. Cette contradiction irrite ; mais c’est encore une de nos moindres sottises.

 

          J’oublie avec plaisir dans ma retraite tous ceux qui travaillent à rendre les hommes malheureux ou à les abrutir, et plus j’oublie ces ennemis du genre humain, plus je me souviens de vous. Je vous exhorte à répandre, autant que vous le pourrez, dans l’Encyclopédie, la noble liberté de votre âme. On ne mettait point Cicéron dans le donjon de Vincennes (3) pour son livre De naturadeorum. Notre siècle est encore bien barbare. Val et scribe. Tuus V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le Fils naturel, drame. (G.A.)

 

3 – Allusion à l’emprisonnement de Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Bestucheff.

 

A Monrion, Février 1757.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu une lettre que j’ai crue d’abord écrite à Versailles ou dans notre Académie, et c’est vous, monsieur, qui me faites l’honneur de me l’adresser. Vous me proposez ce que je désirais depuis trente ans ; je ne pouvais mieux finir ma carrière qu’en consacrant mes derniers travaux et mes derniers jours à un tel ouvrage.

 

          Je ferais le voyage de Petersbourg, si ma santé pouvait le permettre ; mais, dans l’état où je suis, je vois que je serai réduit à attendre dans ma retraite les matériaux que vous voulez bien me promettre.

 

          Voilà quel serait mon plan. Je commencerais par une description de l’état florissant où est aujourd’hui l’empire de Russie, de ce qui rend Petersbourg recommandable aux étrangers, des changements faits à Moscou, des armées de l’empire, du commerce, des arts, et de tout ce qui a rendu le gouvernement respectable.

 

          Ensuite je dirais que tout cela est d’une création nouvelle, et j’entrerais en matière par faire connaître le créateur de tous ces prodiges. Mon dessein serait de donner ensuite une idée précise de tout ce que l’empereur Pierre-le-Grand a fait depuis son avènement à l’empire, année par année.

 

          Si M. le comte de Schowalow a la bonté, monsieur, comme vous m’en flattez, de me faire parvenir des mémoires sur ces deux objets, c’est-à-dire sur l’état présent de l’empire, et sur tout ce qu’a fait Pierre-le-Grand, avec une carte géographique de Petersbourg, une de l’empire, l’histoire de la découverte du Kamtschatka, et enfin des renseignements sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de votre pays, je ne perdrai pas un instant, et je regarderai ce travail comme la consolation et la gloire de ma vieillesse.

 

          La suite des médailles est inutile ; elles se trouvent dans plusieurs recueils, et la matière de ces médailles est d’un prix que je ne puis accepter. Je souhaiterais seulement que M. le comte de Schowalow voulût bien m’assurer que sa majesté l’impératrice désire que ce monument soit élevé à la gloire de l’empereur son père, et qu’elle agrée mes soins.

 

          Voilà monsieur, quelles sont mes dispositions. Je me tiendrai très honoré et très heureux si elles s’accordent avec les vôtres : j’attendrai vos ordres et ceux de M. le comte de Schowalow, à qui vous me permettrez de présenter ici mes respects en recevant les miens.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Monrion, 3 Mars 1757.

 

 

          Je n’entends point parler de vous, mon ancien ami, depuis que vous lisez l’histoire des sottises humaines depuis Charlemagne. Je voudrais bien savoir aussi ce que c’est qu’un Portefeuille trouvé. On me met en pièces, on se divise mes vêtements, et on jette le sort sur ma robe.

 

          Je voudrais que vous eussiez passé l’hiver avec moi à Lausanne. Si vous n’aviez été enchaîné, selon votre louable coutume, au char des jeunes et belles dames, vous auriez vu jouer Zaïre en Suisse mieux qu’on ne la joue à Paris ; vous auriez entendu la Serva padrona sur un joli théâtre ; vous y verriez des pièces nouvelles exécutées par des acteurs excellents, les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays roman, mes beaux rivages du lac Léman, devenus l’asile des arts, des plaisirs, et du goût ; tandis qu’à Paris la secte des margouillistes occupe les esprits, que le parlement et l’archevêque bataillent pour une place à l’hôpital et pour des billets de confession, qu’on ne rend point la justice, et qu’enfin on assassine un roi. Jouissez de tant de charmes et de tant de gloire, messieurs les Parisiens, et applaudissez encore au Catilina de Crébillon.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Monrion, 3 Mars 1757.

 

 

          Mon cher ange, on peut mal servir mademoiselle Clairon sans la rater (1) absolument. On peut être de communimartyrum, sans être de frigidis et maleficiatis. Ce sera à peu près le rôle que je jouerai avec elle. Je lui donnerai, quand vous voudrez, cette Zulime bien changée et sous un autre nom. Vous déciderez du temps le plus favorable quand vous serez quitte de la mauvaise tragédie de Robert-François Damiens, quand les querelles qui anéantissent le goût des arts seront apaisées, quand Paris respirera.

 

          Pour l’autre pièce, ce n’est pas une affaire prête ; il ne faut pas d’ailleurs être toujours de Voltaire qui

 

 

Volume sur volume incessamment desserre. (BOILEAU.)

 

 

si on ne souhaite pas ma personne, je veux au moins qu’on souhaite mes ouvrages.

 

          Béni soit Dieu qui vous donne la persévérance dans le goût des beaux-arts, et surtout du tripot de la comédie, tandis qu’on n’entend parler que des querelles des parlements et des prêtres, qu’on ne rend point la justice, que la secte des margouillistes fait de petits progrès, et qu’on assassine des rois ! Vous m’approuverez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que pour son plaisir, et où Zaïre a été mieux jouée, à tout prendre, qu’à Paris. J’ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses. Madame Denis n’a pas les beaux yeux (2) de Gaussin, mais elle joue infiniment mieux qu’elle. On vient de trente lieues pour nous entendre. Nous mangeons des gélinottes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres ; et, dès que les arbres auront remis leur livrée verte, nous allons à cet ermitage des Délices, qui mérite son nom.

 

          Ne sommes-nous pas fort à plaindre ? Oui, mon cher et respectable ami, nous le sommes, puisque nous vivons loin de vous.

 

          J’ai une extrême curiosité de savoir si on envoie cent mille hommes en Allemagne ; mais vous ne vous en souciez guère, et vous ne m’en direz rien. J’aimerais encore mieux que votre parlement se mît à rendre enfin la justice, et me fît payer de cinquante mille francs dont ce fat de Bernard, fils de Samuel Bernard, et fat de dix millions, m’a fait banqueroute en mourant. Adieu, mon divin ange ; jugez Damiens, et portez-vous bien.

 

 

1 – Comme Ximenès. (G.A.)

 

2 – Madame Denis louchait. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Monrion, près de Lausanne, 5 Mars 1757. (1)

 

 

          Madame, quoi ! votre altesse sérénissime a la bonté de s’excuser de ne m’avoir pas honoré assez tôt d’une de ses lettres ! Elle sent de quel prix elles sont pour moi. Mais est-il possible qu’elle daigne être occupée de mon attachement pour elle, et du respectueux, du tendre intérêt que je prends à sa prospérité, tandis qu’elle se trouve au milieu des alarmes publiques et particulières, entourée d’armées, et embarrassée peut-être entre le danger de prendre un parti et celui de n’en prendre aucun ? Sa sagesse et celle de monseigneur le duc me rassurent contre les craintes que m’inspire la situation violente de l’Allemagne ; il se peut même, madame, que vos Etats trouvent quelque avantage dans le besoin que les deux partis auront des denrées de votre territoire. Les princes sages et modérés gagnent quelquefois au malheur de leurs voisins.

 

          J’ai perdu, madame, le correspondant (2) qui me fournissait les nouvelles dont je faisais part à votre altesse sérénissime ; il est parti avant l’armée que la France envoie en Allemagne. Puisse cette armée contribuer à établir un nouveau traité de Vestphalie, qui assure la paix et la liberté, le plus précieux de tous les biens ! Mais qui peut savoir ce qui résultera de tous ces grands mouvements ? On prétend que le roi de Pologne a contre lui un violent parti dans la Pologne même, et que les Turcs pourraient bien empêcher les Russes de se mêler des affaires de l’Allemagne. Le comte d’Estrées vient d’être fait maréchal de France, avec sept autres. Le scélérat Damiens n’est pas encore jugé. Les malheurs de la Saxe produisent des banqueroutes dans toute l’Europe : j’en ai essuyé une violente ; les petits souffrent des querelles des grands. Recevez, madame, mon profond respect, et pardonnez au papier.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – d’Argenson, tombé en disgrâce. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Ce dimanche.

 

 

          On prétend que M. votre beau-frère (1), le prêtre, voudrait voir une pièce tirée du Nouveau-Testament. Nous prêchons peut être l’Enfant prodigue jeudi, après quoi on a pour le dessert un opéra buffa (2). Prenez vos mesures là-dessus, mon cher philosophe ; si ce n’est pas jeudi qu’on prêche, ce sera assurément cette semaine. Bonsoir, je vous serai attaché, à vous et à la philosophe votre compagne, toutes les semaines de ma vie.

 

 

1 – Chavanes. (G.A.)

 

2 – La Serva padrona. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

A Monrion, 6 Mars 1757.

 

 

          Le bon homme Lusignan dit les choses les plus tendres à madame de Fontaine et consorts : il est devenu à présent le bon homme Euphémon dans l’Enfant prodigue : c’est un vieillard qui aime toujours la bonne compagnie ; jugez s’il vous chérit.

 

          Je suis impatient de savoir si votre aimable secrétaire (1) est enfin venu à bout, avec M. de Paulmi, d’une affaire qui était si difficile avec M. d’Argenson. Il est arrivé souvent qu’on a été négligé par ceux à qui on était attaché, et qu’on réussit auprès de ceux dont on devait moins attendre. Je m’intéresse aussi aux petits chariots : c’est une chose qui certainement peut produire de grands avantages ; mais comment faire de tels préparatifs secrètement ? tout ce qui est nouveau rebute le ministère, et cette invention nouvelle devient inutile dès qu’elle est sue.

 

          Est-il bien sûr enfin qu’on a fait partir cinquante mille hommes, qu’on va faire une guerre très vive au-dehors, et que les affaires s’accommodent au-dedans ? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne songeons qu’à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu’on ne la joue à Paris : on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu’il y en ait en Europe. Il y a dans mon petit pays roman, car c’est son nom, beaucoup d’esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d’intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres. Nous sommes libres, et nous n’abusons point de notre liberté ; les tribunaux ne cessent point de rendre justice ; il n’y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Robert-François Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre ; nous avons plus longtemps de beaux jours ; il n’y a que de très méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d’excellent : nous avons mangé, l’automne et l’hiver, des gelinottes et des grianneaux (2) que vous ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette de tout mon cœur ; portez-vous bien, et aimez-moi.

 

 

1 – Le marquis de Florian. Il s’agit ici de l’élection de Voltaire à l’Académie des inscriptions. Le patriarche ne put jamais en faire partie. (G.A.)

 

2 – Coqs de bruyère. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

A Monrion, près de Lausanne, 8 Mars .

 

 

          J’ai été malade, madame, et j’ai perdu mon correspondant qui me mandait bien des nouvelles que j’avais l’honneur de vous envoyer. Je retombe dans mon néant. Je ne sais plus si les troupes marchent ou non, si mon pauvre amiral Byng a eu la tête cassée. Je sais seulement que les Anglais ont la tête bien dure, ou plutôt le cœur, que l’Allemagne va être bouleversée, que Paris est bien triste, que l’argent est bien rare, et que cette vie n’est pas semée de roses. La chèvre (1) n’a remporté de Paris que le mauvais quolibet, Attendez-moi sous l’orme. Portez-vous bien, madame ; vivez avec votre digne amie ; méprisez ce malheureux monde comme il le mérite ; conservez-moi vos bontés.

 

 

1 – D’Argenson. (G.A.)

 

 

 

 

1757 - 5

 

 

 

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