CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
A Monrion, 6 Février 1757.
Moi, aller à Petersbourg, mon cher ange ! savez-vous bien que ma petite retraite des Délices est plus agréable que le palais d’été de l’autocratrice ? Si Dosmont joue la comédie, je la joue aussi ; et je fais le bon homme Lusignan dans huit jours. Cela me convient fort ;
Car à revoir Paris je ne dois plus prétendre ;
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre.
Zaïre, act.II, sc. III.
Nous avons un bel Orosmane, un fils du général Constant, qui a soupé avec vous à Argenteuil, avec mademoiselle du Bouchet (1). Votre tragédie de Robert-François Damiens, et de tant de fous, n’est donc pas encore finie ? Je ne sais pas pourquoi les comédiens ne hasardent pas Mahomet dans ces circonstances.
Vous avez une belle âme d’aimer toujours le tripot au milieu de toutes les atrocités qui vous entourent. Les plus sages sont assurément ceux qui cultivent les arts et qui aiment le plaisir, tandis que les autres se tourmentent.
Le roi de Prusse m’a écrit de Dresde une lettre très touchante. Je ne crois pourtant pas que j’aille à Berlin plus qu’à Petersbourg : je m’accommode fort de mes Suisses et de mes Génevois. On me traite mieux que je ne mérite. Je suis bien logé dans mes deux retraites. On vient chez moi ; on trouve bon qu’en qualité de malade je n’aille chez personne.
Je leur donne à dîner et à souper, et quelquefois à coucher. Madame Denis gouverne ma maison. J’ai tout mon temps à moi ; je griffonne des histoires, je songe à des tragédies ; et, quand je ne souffre point, je suis heureux. Vous m’avouerez que ce Dosmont a tort de vouloir que je quitte tout cela pour l’aller entendre à Petersbourg. S’il avait vu mes plates-bandes de tulipes au mois de février, il ne me proposerait pas ses glaces.
On dit que mademoiselle Dumesnil et Lekain se sont en effet surpassés dans Sémiramis. L’abbé coadjuteur de Retz (2) n’aurait-il pas mieux fait d’aller là qu’à son abbaye ?
Adieu, mon cher et respectable ami. Il n’y a que vous de sage, j’y compte aussi les anges. Le Suisse Voltaire.
1 – Madame d’Argental, née du Bouchet. (G.A.)
2 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Monrion, 6 Février 1757 (1).
Celui qui a écrit une lettre chrétienne à un cardinal chrétien a une âme héroïque et sage, qui distingue la religion de ses abus. Cela est d’autant plus beau, que ces abus ont été sur le point de lui coûter la vie et ont assassiné ses prédécesseurs.
La lettre touchante que j’ai reçue du roi de Prusse, et l’invitation que l’impératrice me fait d’aller à Petersbourg ne me feront pas quitter les Délices. Je n’ai nulle envie d’aller à Paris où l’on est complètement fou.
Je ne crois point vous avoir dit combien la catastrophe de M. d’Argenson (2) m’a pénétré ; le bon homme Lusignan a été quelques jours malade. Ce pauvre M. d’Argenson avait servi le roi quarante ans ; il va mourir dans l’exil, et, sans l’aumône de foin que lui fait son neveu, il mourrait dans la misère. De pareils événements doivent affermir dans l’amour de la philosophie et de la liberté.
Mes raisons pour croire que l’Espagne joindrait ses flottes à celles de France contre les Anglais (supposé qu’elle ait des flottes) étaient fondées sur la convenance des temps, sur les affronts que les Anglais ont faits à la dignité de la couronne d’Espagne, sur l’indignation où cette cour est toujours de voir le port de Gibraltar entre des mains étrangères, sur les nouvelles démarches de la cour de France, sur le crédit que l’ambassadeur d’Espagne à Paris a eu de faire mettre à la Bastille je ne sais quel écrivain qui avait reproché aux Espagnols leur tiédeur dans une occasion si pressante. Je me suis trompé. Il faut que la cour de Madrid ait peu de vaisseaux, peu de matelots et peu d’argent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Renvoyé du ministère. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Monrion, près de Lausanne, 8 Février (1).
Madame, voici les dernières nouvelles (2) ci-jointes. Votre altesse sérénissime plaindra la France.
Le roi de Prusse m’a écrit de Dresde, le 19 Janvier, une lettre toute pleine de bonté. La czarine veut que j’aille à Petersbourg écrire l’histoire de Pierre 1er. Ah ! madame, si j’allais quelque part, ce serait à vos pieds. Que votre altesse sérénissime conserve ses bontés pour celui de ses serviteurs qui lui est attaché avec le plus profond et le plus tendre respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Données par le comte d’Argenson. (G.A.)
à M. Vernes.
Ce dimanche, à Monrion, Février 1757.
Je crois qu’on ne jouera l’Enfant prodigue que samedi 12 du mois. Vous pourriez mon cher monsieur, en qualité de ministre du saint Evangile, assister à une pièce tirée de l’Evangile même, et entendre le parole de Dieu dans la bouche de madame la marquise de Gentil (1), de madame d’Aubonne, et de madame d’Hermenches, qui valent mieux que les trois Madelènes, et qui sont plus respectables. Vous devriez, vous et M. Claparède (2), quitter votre habit de prêtre, et venir à Monrion en habit d’homme. Nous vous garderons le secret ; on ne scandalise point à Lausanne ; on y respire les plaisirs honnêtes et les douceurs de la société.
Bonsoir ; vous avez en moi un ami pour la vie. Je suis bien en peine de mon petit Patu (3). Je l’aime de tout mon cœur.
1 – Sœur de Constant d’Hermenches. (G.A.)
2 – David Claparède. Voyez, Questions sur les miracles. (G.A.)
3 – Il mourut six mois plus tard. (G.A.)
à Madame la Margrave de Bareuth.
A Monrion, près de Lausanne, pays de Vaud, 8 Février.
Madame, je crois que la suite des nouvelles que j’ai eu l’honneur d’envoyer à votre altesse royale lui paraîtra aussi curieuse qu’atroce, et que le roi son frère en sera surpris.
Il a eu la bonté de m’écrire une lettre où il daigne m’assurer de ses bonnes grâces. Mon cœur l’a toujours aimé ; mon esprit l’a toujours admiré, et je crois que je l’admirerai encore davantage.
L’impératrice de Russie me demande à Petersbourg, pour écrire l’histoire de Pierre Ier ; mais Pierre Ier n’est pas le plus grand homme de ce siècle, et je n’irai point dans un pays dont le roi votre frère battra l’armée.
Je ne sais si la nouvelle du changement de ministère en France est parvenue déjà à votre altesse royale. On croit que l’abbé de Bernis aura le premier crédit. Voilà ce que c’est que d’avoir fait de jolis vers.
Madame, madame, le roi de Prusse est un grand homme.
Que votre altesse royale conserve sa santé ; qu’elle daigne, ainsi que monseigneur, honorer de sa protection et de ses bontés ce vieux Suisse qui lui a été tendrement attaché avec le plus profond respect, dès qu’il a eu l’honneur d’être admis à sa cour ! Qu’elle n’oublie pas frère V…(1) !
1 – Suivait un bulletin sur l’affaire Damiens, rédigé sans doute par d’Argenson. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Monrion, 9 Février 1757.
Mon cher et ancien ami, je souhaite que le fatras dont je vous ai surchargé vous amuse. J’ai vu un temps où vous n’aimiez guère l’histoire. Ce n’est, après tout, qu’un ramas de tracasseries qu’on fait aux morts.
Mais, à propos de Pierre Damiens, lisez le chapitre (1) de Henri IV. On peut prendre et laisser le livre quand on veut ; les titres-courants sont au haut des pages ; cela soulage le lecteur ; il lit ce qui l’intéresse, et laisse le reste. Notre ami le grand abbé a-t-il reçu son exemplaire ? Mais a-t-on le temps de lire au milieu des belles choses dont Paris retentit chaque jour ? Pierre Damiens, bâtard de Ravaillac, et ses consorts, et les lettres au dauphin, et les poisons, et les exils, et le remue-ménage, et la guerre, et les vaisseaux de la compagnie des Indes qu’on nous gobe : tout cela absorbe l’attention. Les horreurs présentes ne donnent pas le temps de lire les horreurs passées.
J’ai tendrement regretté le marquis d’Argenson, notre vieux camarade. Il était philosophe, et on l’appelait à Versailles d’Argenson la bête. Je plains davantage la chèvre (2), s’il est vrai qu’on l’envoie brouter en Poitou… Les fleurs et les fruits de la cour étaient faits pour elle. Qui m’aurait dit, mon ami, que je serais dans une retraite plus agréable que ce ministre ? Ma situation des Délices est fort au-dessus de celle des Ormes. Je passe l’hiver dans une autre retraite, auprès d’une ville où il y a de l’esprit et du plaisir. Nous jouons Zaïre ; madame Denis fait Zaïre, et mieux que Gaussin. Je fais Lusignan : le rôle me convient, et l’on pleure. Ensuite on soupe chez moi ; nous avons un excellent cuisinier. Personne n’exige que je fasse de visites ; on a pitié de ma mauvaise santé ; j’ai tout mon temps à moi ; je suis aussi heureux qu’on peut l’être quand on digère mal. En vérité, cela vaut bien le sort d’un secrétaire d’Etat qu’on renvoie.
Beatus lle qui procul negotiis . . . . . .
HOR., Epod., od. II, v. 1.
La liberté, la tranquillité, l’abondance de tout, et madame Denis, voilà de quoi ne regretter que vous.
Le roi de Prusse m’a écrit une lettre très tendre ; l’impératrice de Russie veut que j’aille à Petersbourg écrire l’histoire de Pierre, son père ; mais je resterai aux Délices et à Monrion : je ne veux ni roi ni autocratrice ; j’en ai tâté, cela suffit. Les amis et la philosophie valent mieux ; mais il est triste d’être si loin de vous.
Voilà Fontenelle mort ; c’est une place vacante dans votre cœur ; il me la faut. Vale, et me ama. Le Suisse V.
1 – Essai sur les mœurs, chap. CLXXIV. (G.A.)
2 – Le comte d’Argenson. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
A Monrion, 9 Février.
Est-il vrai ce qu’on m’écrit, que le garde des sceaux (1) et M. d’Argenson sont exilés ? que l’abbé de Bernis (2) a les affaires étrangères ? si cela est, celui qui a fait le traité de Vienne mettra sa gloire à le soutenir.
Le roi de Prusse m’a écrit une lettre assez tendre de Dresde, le 19 Janvier. La cszarine veut que j’aille à Petersbourg. Je me tiendrai dans la Suisse. J’ai tâté des cours.
Portez-vous bien, madame, vous et votre aimable amie.
1 – Machault d’Arnouville. (G.A.)
2 – Il fut d’abord nommé ministre d’Etat, puis, six mois après, il eut les affaires étrangères. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin (1)
ORDONNANCE. (2)
M. Tronchin, mon malade, ira chez lui dans un carrosse bien fermé ; il fera bassiner son lit en arrivant, et prendra des vulnéraires infusés dans de l’eau bouillante, une tasse ou deux, excitera une transpiration douce et égale, prendra un bouillon de veau et de poulet quand il sentira un peu de faim, et pourra prendre un peu de quinquina avant son premier repas.
10 Février 1757.
VOLTAIRE, son ancien.
1 – Editeurs de Cayrol et A.François. (G.A.)
2 – Le docteur s’était trouvé indisposé chez Voltaire. (A. François.)
à M. le docteur Tronchin
PROFESSEUR EN MÉDECINE, MON MALADE.
10 Février.
J’envoie savoir comment mon cher malade a passé la nuit. Je me flatte que mes remèdes l’auront soulagé. La confiance qu’il a en son ancien est déjà un bon pronostic : Honora medicum. Le résident ne croit point la nouvelle des jésuites ; on ne lui en mande rien de Versailles : ainsi elle est très suspecte. C’est apparemment quelque janséniste qui aura inventé ces horreurs, dont tout jésuite a toujours été incapable, comme on sait.