CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 18

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 19 Novembre 1757.

 

 

          Vous avez un cœur plus tendre que le mien, mon cher ange ; vous aimez mieux mes tragédies que moi. Vous voulez qu’on parle d’amour, et je suis honteux de nommer ce beau mot avec ma barbe grise. Toutes mes bouteilles d’eau rose sont à l’autre bout du grand lac, à Lausanne. J’y ai laissé Fanime et la Femme qui a raison, et tout l’attirail de Melpomène et de Thalie ; c’est à Lausanne qu’est le théâtre. Nous plantons aux Délices, et actuellement je ne pourrais que traduire les Géorgiques. Cependant je vous envoie à tout hasard le petit billet (1) que vous demandez. Je croyais l’avoir mis dans ma dernière lettre ; j’ai encore des distractions de poète, quoique je ne le sois plus guère.

 

          Je serais bien fâché, mon divin ange, de donner des spectacles nouveaux à votre bonne ville de Paris, dans un temps où vous ne devez être occupé qu’à réparer vos malheurs et votre humiliation ; il faut qu’on ait fait ou d’étranges fautes, ou que les Français soient des lévriers qui se soient battus contre des loups. Luc n’avait pas vingt-cinq mille hommes, encore étaient-ils harassés de marches et de contre-marches. Il se croyait perdu sans ressource, il y a un mois, et si bien, si complètement perdu, qu’il me l’avait écrit ; et c’est dans ces circonstances qu’il détruit une armée de cinquante mille hommes. Quelle honte pour notre nation ! Elle n’osera plus se montrer dans les pays étrangers. Ce serait là le temps de les quitter, si malheureusement je n’avais fait des établissements fort chers que je ne peux plus abandonner.

 

          Ces correspondances (2) dont on vous a parlé, mon cher ange, sont précisément ce qui devrait engager à faire ce que vous avez eu la bonté de proposer (3), et ce que je n’ai pas demandé. Je trouve la raison qu’on vous a donnée aussi étrange que je trouve vos marques d’amitié naturelles dans un cœur comme le vôtre.

 

Si madame de Pompadour avait encore la lettre (4) que je lui écrivis quand le roi de Prusse m’enquinauda à Berlin, elle y verrait que je lui disais qu’il viendrait un temps où l’on ne serait pas fâché d’avoir des Français dans cette cour. On pourrait encore se souvenir que j’y fus envoyé en 1743, et que je rendis un assez grand service ; mais M. Amelot, par qui l’affaire avait passé, ayant été renvoyé immédiatement après, je n’eus aucune récompense. Enfin je vois beaucoup de raisons d’être bien traité, et aucune d’être exilé de ma patrie ; cela n’est fait que pour des coupables, et je ne le suis en rien.

 

Le roi m’avait conservé une espèce de pension que j’ai depuis quarante ans (5), à titre de dédommagement ; ainsi ce n’était pas un bienfait, c’était une dette comme des rentes sur l’Hôtel-de-Ville. Il y a sept ans que je n’en ai demandé le paiement ; vous voyez que je n’importune pas la cour.

 

Le portrait que vous daignez demander, mon cher ange, est celui d’un homme qui vous est bien tendrement uni, et qui ne regrette que vous et votre société dans tout Paris. L’Académie aura la copie du portrait peint par Latour. Il faut que je vous aime autant que je fais, pour songer à me faire peindre à présent. Quant au roman (6) que vous m’envoyez, il faudrait en aimer l’auteur autant que je vous aime, pour le lire ; et vous savez que je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. Il faut que je démêle dans l’histoire du monde, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, ce qui est roman et ce qui est vrai. Cette petite occupation ne laisse guère le loisir de lire les Anecdotes syriennes et égyptiennes.

 

Puisque vous avez un avocat nommé Doutremont, je changerai ce nom dans la Femme qui a raison ; j’avais un Doutremont dans cette pièce. Je me suis déjà brouillé avec un avocat qui se trouva par hasard nommé Gripon : il prétendit que j’avais parlé de lui, je ne sais où.

 

M. le maréchal de Richelieu me boude et ne m’écrit point. Il trouve mauvais que je n’aie pas fait cent lieues pour l’aller voir.

 

 

1 – Le Compliment dont il est parlé dans la lettre du 8 Novembre. (G.A.)

 

2 – Avec Frédéric II. (G.A.)

 

3 – D’Argental avait proposé au ministère français de prendre Voltaire pour négocier la paix. (G.A.)

 

4 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

5 – Elle était de deux mille francs. (G.A.)

 

6 – Les Dangers des passions, par Thibouville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville

 

Aux Délices, Novembre.

 

 

          Madame Denis est malade, mon cher ami ; je lui lis, d’une voix un peu cassée, vos histoires amoureuses d’Egypte et de Syrie. Vous faites nos plaisirs dans notre retraite. Madame Denis est, à la vérité, un peu paresseuse ; mais vous savez qu’une femme qui souffre sur sa chaise longue, au pied des Alpes, a peu de choses à mander ; c’est à vous, qui êtes au milieu du fracas de Paris, au centre des nouvelles et des tracasseries, à consoler les malades solitaires par vos lettres. Nous avons renoncé au monde ; mais nous l’aimerions si vous nous en parliez. Nous pensons qu’un homme qui écrit si bien les aventures syriaques et égyptiennes, pourrait nous égayer beaucoup avec les Parisiennes ; mais vous ne nous en dites jamais un mot. Cela refroidit le zèle de madame Denis ; elle dit qu’elle s’intéresse presque autant à ce qui se passe entre Mersbourg et Weissenfeld qu’à ce qui s’est fait à Memphis. Nous sommes consternés de la dernière aventure. Ma nièce croyait que cinquante mille Français pourraient la venger des quatre baïonnettes de Francfort. Elle s’est trompée.

 

          Elle vous fait mille tendres compliments ; et je vous renouvelle, du monde de mon cœur, les sentiments qui m’attachent à vous depuis si longtemps.

 

          Nous avons une comédie nouvelle, que nous jouerons à Lausanne ; y voulez-vous un rôle ?

 

 

 

 

 

à Dom Fangé.

 

20 Novembre 1757.

 

 

          Il serait difficile, monsieur, de faire une inscription digne de l’oncle et du neveu ; à défaut de talent, je vous offre ce que me dicte mon zèle :

 

 

Des oracles sacrés que Dieu daigna nous rendre,

Son travail assidu perça l’obscurité ;

Il fit plus, il les crut avec simplicité,

Et fut, par ses vertus, digne de les entendre.

 

 

          Il me semble, au moins, que je rends justice à la science, à la foi, à la modestie, à la vertu de feu dom Calmet ; mais je ne pourrai jamais célébrer, ainsi que je le voudrais, sa mémoire, qui me sera infiniment chère, etc.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 20 Novembre 1757.

 

 

          Je vois par vos lettres, mon ancien ami, que la rivière d’Ain en a englouti une vers le temps de la mort de madame de Sandwich ; car je n’ai jamais reçu celle par laquelle vous me parliez de la mort et du testament de cette philosophe anglaise, de votre pension remise, etc. Je vous répète qu’il se noya dans ce temps-là un courrier, et que jamais on n’a retrouvé sa malle.

 

          Je crois qu’on serait moins affligé à Paris et à Versailles, si les courriers qui ont apporté la nouvelle de la dernière bataille s’étaient noyés en chemin. Je n’ai point encore de détails, mais on dit le désastre fort grand, et la terreur plus grande encore. Le roi de Prusse se croyait perdu, anéanti sans ressource, quinze jours auparavant, et le voilà triomphant aujourd’hui ; c’est un de ces événements qui doivent confondre toute la politique. La postérité s’étonnera toujours qu’un électeur de Brandebourg, après une grande bataille perdue contre les Autrichiens, après la ruine totale de ses alliés, poursuivi en Prusse par cent mille Russes vainqueurs, resserré par deux armées françaises qui pouvaient tomber sur lui à la fois, ait pu résister à tout, conserver ses conquêtes, et gagner une des plus mémorables batailles qu’on ait données dans ce siècle. Je vous réponds qu’il va substituer les épigrammes aux épîtres chagrines. Il ne fait pas bon à présent pour les Français dans les pays étrangers. On nous rit au nez, comme si nous avions été les aides-de-camp de M. de Soubise. Que faire ? Ce n’est pas ma faute. Je suis un pauvre philosophe qui n’y prends ni n’y mets ; et cela ne m’empêchera pas de passer mon hiver à Lausanne, dans une maison charmante, où il faudra bien que ceux qui se moquent de nous viennent dîner.

 

 

Tros Rutulusve fuat, nullo discrimine habebo.

 

Æneid, X.

 

 

          Ce qui me console, c’est que nous avons pris dans la Méditerranée un vaisseau anglais chargé de tapis de Turquie, et que j’en aurai à fort bon compte. Cela tient les pieds chauds, et il est doux de voir de sa chambre vingt lieues de pays, et de n’avoir pas froid. S’il y a quelque chose de nouveau à Paris, mandez-le moi, je vous en prie ; mais vous n’écrivez que par boutades. Ayez vite la boutade d’écrire à votre ancien ami, qui vous aime.

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

          André est un paresseux qui n’a pas porté mes billets écrits hier au soir, selon ma louable coutume. Ces billets demandaient les ordres du ressusciteur (1) et de la ressuscitée. Le carrosse ou le fiacre le plus doux est à leurs ordres, à midi.

 

          Je n’ai pas un moment de santé ; je ne mange plus, et j’ai des indigestions. Je suis sans inquiétude, et je ne dors point. C’est la vecchiaia, la debolezza ; et c’est ce qui fait que je n’ai pu encore aller chez les dévotes (2) du révérend père Tronchin.

 

          A midi précis le fiacre part. Frère V.

 

 

1 – Le médecin Tronchin. (G.A.)

 

2 – Madame d’Epinay, de Montferrat, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 23 Novembre 1757 (1).

 

 

          Vous aurez reçu les relations de vos Génevois, par lesquelles il est bien constaté qu’on avait conduit l’armée dans un coupe-gorge, entre deux plateaux garnis d’artillerie. Il y a, dit-on, dans l’histoire un exemple de cette faute. Les choses, ont bien changé ; vous ne devez plus vous attendre à cette belle lettre dont il était question. Je vous assure qu’on est bien fier. Nous verrons si M. le maréchal de Richelieu rabaissera ou augmentera cette fierté.

 

 

P.S. : Le roi de Prusse avoue qu’il a eu cent hommes de tués et deux cent soixante de blessés dans notre bataille des éperons. Voyez la malice d’avoir placé de l’artillerie sur des plateaux sans que nos généraux s’en soient doutés !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 24 Novembre 1757 (1).

 

 

          Madame, la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore est un grand témoignage de la générosité de votre cœur. Vos Etats ont été le théâtre de la guerre, et vous daignez penser à moi. Quel jour, madame, que celui où elle a daigné m’écrire (2) ! C’est celui où cette nation, dans laquelle vous avez trouvé des gens aimables, était bien malheureuse ; c’est celui où un roi à qui ses ennemis ne peuvent refuser leur admiration, se couvrait de gloire par la plus habile conduite et par le plus grand courage. Il a dû repasser par vos Etats, madame, des milliers de blessés. Encore si c’étaient de vos maudits Croates qui sont si incivils ? mais ce sont des gens très polis, et qui certainement avaient eu pour votre altesse sérénissime tout le respect qu’on lui doit. Plût à Dieu que cette sanglante journée fût au moins un acheminement à une paix générale : c’est tout ce que je peux dire. Je plains ma nation ; je m’intéresse tendrement à tout ce qui vous touche, madame. J’admire l’homme dont votre altesse sérénissime me parle ; je la remercie de tout ce qu’elle aura daigné lui dire de moi. Je n’ai en vérité d’autre objet, d’autre espérance que la retraite, et à mon âge la tranquillité est le comble de la fortune. Mais il est toujours bien doux de n’être pas haï de ceux qu’on admire. C’est à vos bontés, madame, que je dois les siennes. Il a été assez grand pour me confier ses malheurs, et il est peut-être actuellement si occupé, qu’il ne me parlera pas de ses succès, ou, s’il daigne m’en parler, ce sera avec une modération qui relèvera sa gloire.

 

          Je me mets à vos pieds, madame, avec la plus vive reconnaissance, avec le plus profond et le plus tendre respect. Je ne regrette que de ne pouvoir être témoin des progrès des princes vos enfants, et de ne point voir leur auguste mère. Je présente les mêmes respects et les mêmes regrets à monseigneur.

 

          La grande maîtresse des cœurs ne donne-t-elle pas du bouillon à quelque blessé dans le meilleur monde possible ?

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Le jour de la bataille de Rosbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

          Heureusement madame d’Epinay ne craint point le froid ; sans cela je craindrais bien pour elle ce maudit vent du nord qui tue tous les petits tempéraments. Puisse-t-il, madame, respecter vos grands yeux noirs et vos pauvres nerfs ! Quand honorerez-vous notre cabane de votre présence ?

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

26 Novembre 1757.

 

 

          Mon cher et humain philosophe, l’aîné Cramer est en Portugal, le cadet court et fait l’amour ; je lui parlerai de souscrire, et je crois qu’il le fera.

 

          César disait que les Français étaient quelquefois plus qu’hommes, et quelquefois moins que femmes. Ils n’ont pas été hommes avec le roi de Prusse.

 

          Il ne faut pas renoncer sitôt à sa religion pour quelques objections spécieuses. On vous a envoyé des pétrifications. Eh bien ! y en a-t-il de plus singulières que le concha Veneris et la langue du chien marin ? Cependant ni les chiens marins ne sont venus déposer leur langue en Calabre, ni Vénus n’y a laissé son bijou. On vous a montré des coquilles. Eh bien ! y avait-il de meilleures huîtres que dans le lac Lutrin ? et tous les lacs n’ont-il pas pu fournir des huîtres et des poissons ? Que la mer soit venue à cinquante lieues dans les terres, qu’elle forme et qu’elle absorbe des îles, cela est commun ; mais qu’elle ait formé la chaîne des montagnes du globe, cela me paraît physiquement impossible (1). Tout est arrangé, tout est d’une pièce.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti.

 

HOR., lib.I, ep. VI.

 

 

          Interim vale, et me ama. Je fais un beau jardin que la mer n’engloutira pas. V.

 

 

1 – Voltaire combat ici la théorie de la terre de Buffon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

          Madame, quand je vous appelai la véritable philosophe des femmes, cela n’empêcha pas que notre docteur ne fût le véritable philosophe des hommes. Il s’intitula fort mal à propos singe de la philosophie. Plût à Dieu que je fusse son singe ! mais, madame, faut-il que la pluie empêche deux têtes comme la vôtre et la sienne de venir raisonner dans mon ermitage ? Nous aurons l’honneur de venir chez vous, madame, quand vous l’ordonnerez, quand vous voudrez nous recevoir, et que je serai quitte de ma colique. Je vous présente mon respect.

 

1757 - Partie 18

 

 

 

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