CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 17
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à M. Dupont.
Au Chêne, à Lausanne, 5 Novembre (1).
Croyez-moi, je renonce à toutes les chimères
Qui m’ont pu séduire autrefois ;
Les faveurs du public et les faveurs des rois
Aujourd’hui ne me touchent guères.
Le fantôme brillant de l’immortalité
Ne se présente plus à ma vue éblouie.
Je jouis du présent, j’achève en paix ma vie
Dans le sein de la liberté.
Je l’adorai toujours, et lui fus infidèle ;
J’ai bien réparé mon erreur ;
Je ne connais de vrai bonheur
Que du jour que je vis pour elle.
Mon bonheur serait encore plus grand, mon cher Dupont, si vous pouviez le partager. Libre dans ma retraite auprès de Genève, libre auprès de Lausanne, sans rois, sans intendant, sans jésuites (2) ; n’ayant d’autres devoirs que mes volontés ; ne voyant que des souverains qui vont à pied, et qui viennent dîner chez moi ; aussi agréablement logé qu’on puisse l’être ; tenant, avec ma nièce, une fort bonne maison, sans aucun embarras, il ne me manque que vous. Nos spectacles de Lausanne ne commenceront qu’en janvier. C’est malheureusement le temps où vous plaidez :
Et pro sollicitis non tacitus reis,
Et centum puer artium.
HOR., lib. IV, od. I
C’est grand dommage que vous soyez à Colmar. Une femme, des enfants et des plaideurs vous arrêtent dans votre Haute-Alsace. Vous seriez bien content de la vie de Lausanne et des agréments de ma petite terre des Délices ; mais votre destinée vous retient où vous êtes.
Quand je vous dis que j’ai renoncé aux rois, cela ne m’empêche pas de recevoir souvent des lettres du roi de Prusse. Je suis occupé depuis trois mois à le consoler ; c’est une belle et douce vengeance. Il avoue que je suis plus heureux que lui, et cela me suffit. J’ai fait depuis peu, avec l’électeur palatin, une affaire aussi bonne qu’avec le duc de Wurtemberg. Voilà comme il faut en user avec les souverains, et ne jamais dépendre d’eux. J’embrasse madame Dupont et vos enfants aimables. Vale, vive felix, et me ama.
Mes respects à monsieur et madame de Klinglin.
1 –Cette lettre est plutôt du 3 que du 5 Novembre. (G.A.)
2 – Allusion à Kroust, Mérat, etc. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Délices, 5 Novembre (1).
Les gens (2) dont je vous parlais dans mes dernières lettres me paraissent toujours dans le plus grand désespoir, et se vantent de résolutions extrêmes ; mais, pour se consoler, vous voyez qu’ils prennent tout l’argent qu’ils peuvent (3). Les héros ressemblent toujours par un coin aux voleurs de nuit : ils vont droit au coffre-fort ; après quoi ils étalent de grands sentiments. Je n’ai pas encore tiré bien au clair l’affaire de Berlin. Je ne sais si le général Hadish (4) aura pris dans cette ville autant d’argent que les Prussiens en ont tiré de Leipsick.
Au reste, je n’aurai de nouvelles des principaux personnages que dans un mois. On (5) a été si occupé, qu’on a fait un quiproquo en cachetant. On m’a envoyé une lettre pour une autre. Cette méprise pourrait faire croire qu’on n’a pas l’esprit bien libre.
1 –Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La margrave de Bareuth et Frédéric II. (G.A.)
3 – Les Prussiens avaient mis à contribution Leipsick. (G.A.)
4 – Ou mieux Haddick, général autrichien, qui pénétra dans Berlin et mis aussi la ville à contribution. (G.A.)
5 – La margrave. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 5 Novembre.
Je sais bien que quand on fait des marches savantes, quand on a quatre-vingt mille hommes et de grandes affaires, un héros ne répond guère à un pauvre diable de Suisse. Mais, en vérité, monseigneur, je vous ai mandé une anecdote (1) assez singulière, assez intéressante, assez importante pour devoir me flatter que vous voudrez bien ne me pas laisser dans l’incertitude inquiétante si vous avez reçu ou non ma lettre. Les choses sont toujours dans le même état. On persiste dans la première résolution qu’on avait prise (2), on dit qu’on l’exécutera, si l’on est poussé à bout.
Je vous ai mandé que j’avais pris la liberté de conseiller qu’on s’adressât à vous préférablement à tout autre. Je vous demande en grâce au moins de mander, par un secrétaire, à votre ancien courtisan, le Suisse Voltaire, si vous avez reçu la lettre dans laquelle je vous faisais part d’une chose aussi singulière.
Madame Denis se porte toujours fort mal, et vous présente ses hommages, aussi bien que le solitaire votre admirateur, affligé de votre silence.
1 – Voyez, plus haut, la lettre à Richelieu seul. (G.A.)
2 – Frédéric était résolu à se tuer. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Délices, 7 Novembre 1757 (1).
Je crois Leipsick secouru après avoir payé. Les Autrichiens y sont venus quelques jours trop tard. On est ivre de joie à Vienne d’avoir été deux jours dans Berlin, et d’avoir emporté deux cent mille écus à celui qui prenait tout. Ils ont bien promis d’y revenir. L’impératrice a dit : « Daun m’a fait plus de bien ; mais Hadish m’a fait plus de plaisir. » La révolution va grand train. Les Autrichiens font tout ; les Français semblent se borner aux quartiers d’hiver. Le temps dévoilera ce mystère.
Esculape-Tronchin nous attire ici toutes les jolies femmes de Paris. Elles s’en retournent guéries et embellies. Il est allé au-devant de madame d’Epinay, qui s’est trouvée mal sur le chemin de Lyon à Genève. Il lui rendra la santé comme aux autres. Je ne crois d’autres miracles que les siens. Nous avons aussi l’abbé de Nicolaï, qu’il arracha dans Paris à dix-huit saignées et à la mort. Enfin je vis, et je le remercie aussi pour ma part.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 8 Novembre 1757.
Cela est d’une belle âme, mon cher ange, de m’envoyer de quoi vous faire des infidélités. Je veux avoir des procédés aussi nobles que vous ; vous trouverez le premier acte assez changé. C’est toujours beaucoup que je vous donne des vers quand je suis abîmé dans la prose, dans les bâtiments, et dans les jardins. J’ai bien moins de temps à moi que je ne croyais ; on s’est mis à venir dans mes retraites ; il faut recevoir son monde, dîner, se tuer, et, qui pis est, perdre son temps. J’en ai trouvé pourtant pour votre Fanime ; mais je vous avertis que je la veux un peu coupable, c’est-à-dire coupable d’aimer comme une folle, sans avoir d’autres motifs de sa fuite que les craintes que l’amour lui a inspirées pour son amant. Je serai d’ailleurs honteux pour le public s’il reçoit cette tragédie amoureuse plus favorablement que Rome sauvée et qu’Oreste ; cela n’est pas juste. Une scène de Cicéron, une scène de César, sont plus difficiles à faire, et ont plus de mérite que tous les emportements d’une femme trompée et délaissée. Le sujet de Fanime est bien trivial, bien usé : mais enfin vos premières loges sont composées de personnes qui connaissent mieux l’amour que l’histoire romaine. Elles veulent s’attendrir, elles veulent pleurer, et avec le mot d’amour on a cause gagnée avec elles. Allons donc, mettons-nous à l’eau rose pour leur plaire. Oublions mon âge. Je ne devrais ni planter des jardins, ni faire des vers tendres ; cependant j’ai ces deux torts, et j’en demande pardon à la raison.
Je ne décide pas plus entre Brizard et Blainville, qu’entre Genève et Rome (1). Je vous envoie, selon vos ordres, mon compliment à l’un et à l’autre, et vous choisirez.
Vraiment, on (2) m’a demandé déjà la charpente de mon visage pour l’Académie. Il y a un ancien portrait d’après Latour, chez ma nièce de Fontaine ; il faut qu’elle fasse une copie de ce hareng sauret : mais elle est actuellement avec son ami (3) et ses dindons dans sa terre, et ne reviendra que cet hiver. Vous aurez alors ma maigre figure. D’Alembert s’était chargé auprès d’elle de cette importante négociation. Je ne suis pas fâché que mon Salomon du Nord ait quelques partisans dans Paris, et qu’on voie que je n’ai pas loué un sot. Je m’intéresse à sa gloire par amour-propre, et je suis bien aise en même temps, par raison et par équité, qu’il soit un peu puni. Je veux voir si l’adversité le ramènera à la philosophie. Je vous jure qu’il y a un mois qu’il n’était guère philosophe ; le désespoir l’emportait ; ce n’est pas un rôle désagréable pour moi de lui avoir donné dans cette occasion des conseils très paternels. L’anecdote est curieuse. Sa vie et, révérence parler, la mienne sont de plaisants contrastes ; mais enfin il avoue que je suis plus heureux que lui, c’est un grand point et une belle leçon. Mille respects à tous les anges.
1 – Henriade, ch. II. (G.A.)
2 – L’abbé d’Olivet. (G.A.)
3 – Le marquis de Florian. (G.A.)
à M. Darget.
Aux Délices, 9 de Novembre 1757.
Vous aurez votre part, mon cher et ancien ami, à l’histoire de Russie, si ma mauvaise santé me permet d’achever cet ouvrage. Je vous remercie de votre nouveau présent (1). Ce gros Manstein est, je pense, celui qui a été massacré par des pandours. Il est plaisant que lui, qui était aussi pandour qu’eux, se soit avisé d’être auteur. Je lui avais conseillé de retrancher au moins le récit de son bel exploit de recors, quand il alla saisir (2) le maréchal de Munich, et qu’il l’emmena garrotté avec son écharpe. Je me souviens que le maréchal Keith était de mon avis, et qu’il trouvait fort mauvais qu’un lieutenant-colonel se vantât de cette action d’huissier à verge. Mais je vois, par votre manuscrit, qu’il n’a pu résister au plaisir que donne la gloire ; son nouveau maître l’a toujours aimée, et ne l’a pas toujours bien connue. Ce Pyrrhus (3) n’a pas toujours écouté ses Cinéas. Je ne suis pas surpris qu’il vous ait rendu votre fils ; mais pourquoi n’a-t-il pas permis que tout le bien de cet enfant sortît avec lui ? Apparemment qu’en cas d’un malheur (qui n’arrivera pas, à ce que j’espère) ce bien devrait revenir aux parents de sa mère ; mais les parents de sa mère n’étaient pas, ce me semble, ses sujets.
Enfin vous voilà fixé. Votre fils fait votre consolation, vous êtes tranquille ; et il paraît que vous avez borné vos désirs, car, si je ne me trompe, vous étiez à portée de faire une fortune assez considérable dans bien des emplois dont vos anciens amis ont disposé. Je vous prie de ne me pas oublier auprès de M. de Croismare, et de vouloir bien recevoir en échange de vos manuscrits (je vous les renverrai dans quelques semaines) le fatras de mes rêveries imprimées, que les Cramer de Genève sont chargés de vous remettre. Si on m’avait consulté pour l’impression, il y en aurait quatre fois moins ; mais la manie des gens à bibliothèque est aussi grande que celle des auteurs. Poco e bene devrait être la devise des barbouilleurs de papier et des lecteurs ; c’est justement tout le contraire. Je joins à mes anciennes folies celle de bâtir près de Lausanne, et de planter des jardins près de Genève. Chacun a son Sans-Souci ; mais les housards ne viendront pas dans le mien. Je voudrais que vous pussiez voir mes retraites : nous avons tous les jours du monde de Paris, et vous êtes l’homme que je désirerais le plus de posséder. Mais il faut y renoncer, et me contenter de vous aimer de loin. Adieu, conservez-moi un souvenir qui m’est bien cher.
1 – Les Mémoires de Manstein. (G.A.)
2 – En 1742. (G.A.)
3 – Frédéric II. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
11 Novembre 1757 (1).
« On (2) est aigri par l’infortune ; on dit qu’on hasarderai une seconde démarche, si on avait quelque succès qui pût ne pas jeter d’humiliation sur ce qu’on propose. On paraît actuellement déterminé à des partis terribles. »
Voilà ce qu’on me mande, mon cher correspondant. C’est le précis de deux longues lettres bien singulières. Vous pouvez en faire part à la personne respectable (3) et sage dont on doit suivre les lumières. Les conseils seront des ordres pour moi ; et jamais elle ne sera compromise.
On parle beaucoup d’une convention secrète : cela n’est pas impossible ; mais je n’y crois pas encore, attendu que cet événement serait bien contradictoire avec tout ce qu’on m’écrit.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La margrave, au sujet de Frédéric. (G.A.
3 – Toujours le cardinal de Tencin. (G.A.)
à Monsieur et à Madame d’Epinay.
Je ne suis point encore assez heureux pour être en état d’aller rendre mes devoirs à M. et à madame d’Epinay. On m’assure que madame se porte déjà beaucoup mieux ; nous l’assurons, madame Denis et moi, de l’intérêt vif que nous y prenons, et de notre empressement à recevoir ses ordres
à M. Tronchin, de Lyon.
Délices, 17 Novembre (1).
Voici encore une requête de l’insatiable madame Denis. Ces Parisiennes-là n’ont jamais fini ; elles épuisent la patience et les bontés de M. Tronchin ; elles mettent leur oncle à la besace. Cependant je crois que le roi de Prusse y met l’armée de Soubise (2) ; on s’enfuit, dit-on, de tous côtés, sans vivre et sans équipages. Voilà un nouveau coup de la fortune. Cette bataille peut laisser le roi de Prusse maître absolu de la Saxe, et le mettre au printemps en état de faire face de tous côtés. Il peut arriver à nos troupes ce qui leur arriva en 1742 dans ces quartiers-là. Je doute qu’à présent on demande grâce.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La bataille de Rosbach avait été livrée le 5 Novembre. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 19 Novembre 1757.
Je n’ai que le temps et à peine la force, madame, de vous dire en deux mots combien je suis affligé du dernier malheur (1). On doit le sentir plus vivement à Strasbourg qu’ailleurs. Je ne sais si M. votre fils était dans cette armée. En ce cas, je tremble pour lui. Si vous avez une relation, je vous supplie de vouloir bien me l’envoyer.
Madame Denis est très malade. Je la garde. Pardon d’écrire si peu. Je répare cela en aimant beaucoup. Vous connaissez mon tendre respect.
1 – La défaite des troupes françaises et de l’armée d’exécution à Rosbach. (G.A.)