CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 16
Photo de PAPAPOUSS
à M. Vernes.
A Lausanne, ce 18 … (1).
Je vous remercie, mon cher ami, de la belle catéchèse. Je vous prie de pousser la bonté d’âme jusqu’à dire que je suis très content, et que surtout j’admire la modération avec laquelle elle est écrite.
Je ne crois pas qu’avant Charles-Quint, François 1er et Henri VIII, on ait connu une balance politique. Le premier modèle de cette balance peut se trouver en Grèce, dans les guerres des Athéniens, des Spartiates et des Thébains. Mais ce système ne sortit point de la Grèce, et il ne paraît pas qu’ont l’ait suivi contre les Romains, qui mangèrent les nations une à une, sans qu’il y eût de véritables ligues formées pour arrêter ces brigands. Personne ne songea à établir une balance contre le tyran Karl, surnommé Magne. Enfin, je ne vois cette politique bien clairement établie que par les Médicis en Italie, et par Henri VIII dans une grande partie de l’Europe.
Continuez l’histoire de votre patrie ; ce travail vous fera beaucoup d’honneur. Vous avez raison de dire que Calvin joue le rôle de Cromwell dans l’affaire de l’assassinat de Servet. Hélas ! ce pauvre Servet avait déclaré nettement que la divinité habitait en Jésus-Christ, et plus nettement qu’on ne le déclare aujourd’hui. Puisse l’Etre éternel faire miséricorde à Jehan Chauvin de Noyon, en Picardie, pour un si grand crime !
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Bertrand.
Lausanne, 21 Octobre 1757.
Il y a, mon très cher philosophe, force méchants et force fous en ce bas monde, comme vous le remarquez très à propos ; mais vous êtes la preuve qu’il y a aussi des gens vertueux et sages. Les La Beaumelle et les insectes de cette espèce pourraient nous faire prendre le genre humain en haine ; mais des cœurs tels que M. et madame de Freudenreich nous raccommodent avec lui. Il s’en trouve de cette trempe à Genève. Les brouillons qui ont répondu avec amertume à vos sages insinuations, sont désapprouvés de leurs confrères, et ont excité l’indignation des magistrats. Pour moi, j’ai tenu la parole que j’ai donnée de ne rien lire des pauvretés que des gens de très mauvais foi se sont avisés d’écrire. Toute cette basse querelle est venu de ce que j’ai donné l’Histoire générale aux Cramer, au lieu d’en gratifier un autre. Le chef de la cabale (1) est celui-là même qui avait fait imprimer l’Histoire générale en deux volumes, lorsqu’elle était imparfaite, tronquée et très licencieuse. Il s’élève contre elle lorsqu’elle est complète, vraie, et sage. Je n’ai fait que produire les lettres de ce tartufe, par lesquelles il me priait de lui donner mon manuscrit. Elles l’ont couvert de confusion. Il se meurt de chagrin : je le plains et je me tais. Il demanda, il y a six semaines, au conseil, communication du procès de Servet. On le refusa tout net. Hélas ! il aurait vu peut-être qu’on brûla ce pauvre diable avec des bourrées vertes où les feuilles étaient encore ; il fit prier maître Jehan Calvin, ou Chauvin, de demander au moins des fagots secs ; et maître Jehan répondit qu’il ne pouvait en conscience se mêler de cette affaire. En vérité, si un Chinois lisait ces horreurs, ne prendrait-il pas nos disputeurs d’Europe pour des monstres ?
Ajoutons, pour couronner l’œuvre, que c’est un anti-trinitaire qui veut aujourd’hui justifier la mort de Servet.
Quam temere in nosmet legem sancimus iniquam !
HOR., lib. I, sat. III.
Je vais écrire pour avoir des nouvelles de Syracuse. Il n’est pas juste qu’elle perde l’honneur de son tremblement ; il faut qu’il soit enregistré dans le greffe de mon philosophe.
Je n’ai point encore déballé mes livres. La maison est pleine de charpentiers, de maçons, de bruit, de poussière, et de fumée. Je l’aime, malgré le tourment qu’elle me donne, à cause du plaisir qu’elle me donnera.
Bonsoir, mon vertueux ami. Dieu nous donne la paix cet hiver, ou au plus tard le printemps ! Si j’osais, je lui demanderais un peu de santé ; mais je n’irai pas le prier de déranger l’ordre des choses pour donner un meilleur estomac à un squelette de cinq pieds trois pouces de haut sur un pied et demi de circonférence.
Tout malingre que je suis, je ne me plains guère, et je vous aime de tout mon cœur.
1 – Vernet. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Lausanne, 20 Octobre (1).
Votre amitié, monsieur, et votre probité éclairée me fortifient contre la répugnance que j’aurais naturellement à communiquer des idées qui peut être sont très hasardées ; je vous les soumets avec confiance.
Il n’a tenu qu’à moi, il y a près de deux ans, d’accepter du roi de Prusse des biens dont je n’ai pas besoin, et ce qu’on appelle des honneurs dont je n’ai que faire. Il m’a écrit en dernier lieu avec une confiance que je juge même trop grande et dont je n’abuserai pas. Madame la margrave m’étonnerait beaucoup si elle faisait le voyage de Paris ; elle était mourante il y a quinze jours, et je doute qu’elle puisse et qu’elle veuille entreprendre ce voyage. Ce qu’elle m’a écrit, ce que le roi son frère m’a écrit, est si étrange, si singulier, qu’on ne le croirait pas, que je ne le crois pas moi-même, et que je n’en dirai rien, de peur de lui faire trop de tort.
Je dois me borner à vous avouer qu’en qualité d’homme très attaché à cette princesse, d’homme qui a appartenu à son frère, et surtout d’homme qui aime le bien public, je lui ai conseillé de tenter des démarches à la cour de France. Je n’ai jamais pu me persuader qu’on voulût donner à la maison d’Autriche plus de puissance qu’elle n’en a jamais eu en Allemagne sous Ferdinand II, et la mettre en état de s’unir à la première occasion avec l’Angleterre plus puissamment que jamais. Je ne me mêle point de politique ; mais la balance en tout genre me paraît bien naturelle.
Je sais bien que le roi de Prusse, par sa conduite, a forcé la cour de France à le punir et à lui faire perdre une partie de ses Etats. Elle ne peut empêcher à présent que la maison d’Autriche ne reprenne sa Silésie, ni même que les Suédois ne se ressaisissent de quelque terrain en Poméranie. Il faut sans doute que le roi de Prusse perde beaucoup ; mais pourquoi le dépouiller de tout ? Quel beau rôle peut jouer Louis XV en se rendant l’arbitre des puissances, en faisant les pargages, en renouvelant la célèbre époque de la paix de Vestphalie ! Aucun événement du siècle de Louis XIV ne serait aussi glorieux.
Il m’a paru que madame la margrave avait une estime particulière pour un homme respectable (2) que vous voyez souvent. J’imagine que si elle écrivait directement au roi une lettre touchante et raisonnée, et qu’elle adressât cette lettre à la personne dont je vous parle, cette personne pourrait, sans se compromettre, l’appuyer de son crédit et de son conseil. Il serait, ce me semble, bien difficile qu’on refusât l’offre d’être l’arbitre de tout, et de donner des lois absolues à un prince qui croyait, le 17 Juin, en donner à toute l’Allemagne. Qui sait même si la personne principale, qui aurait envoyé la lettre de madame la margrave au roi, qui l’aurait appuyée, qui l’aurait fait réussir, ne pourrait pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait la destinée de l’Europe ? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour la plus noble fonction qu’un homme puisse faire dans le monde ; ce serait couronner sa carrière de gloire.
Je vous avouerai que le roi de Prusse était, il y a quinze jours, très loin de se prêter à une telle soumission. Il était dans des sentiments extrêmes et bien opposés ; mais ce qu’il ne voulait pas hier, il peut le vouloir demain ; je n’en serais pas surpris, et quelque parti qu’il prenne, il ne m’étonnera jamais.
Peut-être que la personne principale dont je vous parle ne voudrait pas conseiller une nouvelle démarche à madame la margrave ; peut-être cet homme sage craindrait que ceux qui ne sont pas de son avis dans le conseil l’accusasse d’avoir engagé cette négociation pour faire prévaloir l’autorité de ses avis et de sa sagesse ; peut-être verrait-il à cette entremise des obstacles qu’il est à portée d’apercevoir mieux que personne ; mais s’il voit les obstacles, il voit aussi les ressources. Je conçois qu’il ne voudra pas se compromettre ; mais si, dans vos conversations, vous lui expliquez mes idées mal digérées, s’il les modifie, si vous entrevoyez qu’il ne trouvera pas mauvais que j’insiste auprès de madame la margrave, et même auprès du roi son frère, pour les engager à se remettre en tout à la discrétion du roi, alors je pourrais écrire avec plus de force que je n’ai fait jusqu’à présent. J’ai parlé au roi de Prusse dans mes lettres avec beaucoup de liberté : il m’a mis en droit de lui tout dire ; je puis user de ce droit dans toute son étendue, à la faveur de mon obscurité. Il m’écrit par des voies assez sûres ; j’ose vous dire que, si ces lettres avaient été prises, il aurait eu cruellement à se repentir. Je continue avec lui ce commerce très étrange ; mais je lui écrirai ce que je pense avec plus de fermeté et d’assurance, si ce que je pense est approuvé de la personne dont vous approchez. Vous jugez bien que son nom ne serait jamais prononcé.
Je sais bien qu’après les procédés que le roi de Prusse a eus avec moi, il est fort surprenant qu’il m’écrive, et que je sois peut-être le seul homme à présent qu’il ait mis dans la nécessité de lui parler comme on ne parle point aux rois ; mais la chose est ainsi.
C’est donc à vous, mon cher monsieur, à développer à l’homme respectable dont il est question ma situation et mes sentiments, avec votre prudence et votre discrétion ordinaires. Je n’ai besoin de rien sur la terre que de santé ; toute mon ambition se borne à n’avoir pas la colique, et je crois que le roi de Prusse serait très heureux s’il pensait comme moi.
BILLET SÉPARÉ.
J’ai quelque envie de jeter au feu la lettre que je viens de vous écrire ; mais on ne risque rien en confiant ses châteaux en Espagne à son ami. Vous pourriez, dans quelque moment de loisir, dire la substance de ma lettre à la personne en question ; vous pourriez même la lui lire, si vous y trouviez jour, si vous trouviez la chose convenable, s’il en avait quelque curiosité. Vous en pourriez rire ensemble ; et quand vous en aurez bien ri, je vous prierai de me renvoyer ce songe que j’ai mis sur le papier, et que je ne crois bon qu’à vous amuser un moment.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le cardinal de Tencin. (G.A.)
à M. Thieriot.
Au chêne, 26 Octobre 1757.
Je vous envoie, mon cher ami, la réponse que je devais à M. d’Héguerti (1) : elle a traîné quelques jours sur mon bureau. Si vous le voyez, je vous prie de lui dire combien je suis satisfait de son ouvrage et reconnaissant de son présent.
J’aime le commerce pour le bien public, car, pour le mien, je ne devrais pas trop l’aimer. Je m’étais avisé, il y a quelques années, de mettre une partie de mon avoir entre les mains des commerçants de Cadix. Je trouvais qu’il était beau de recevoir des lettres de la Vera-Cruz et de Lima. Messieurs de Gadès et des Colonnes d’Hercule peuvent y avoir gagné, et j’y ai beaucoup perdu. Je n’en suis pas moins persuadé que le commerce est l’âme d’un Etat. C’est ainsi que j’aime les beaux-arts et que je les crois toujours utiles, malgré tout le mal que l’envie attachée aux arts m’a pu faire. Dites-moi, je vous prie, à propos de ces arts que tant de coquins déshonorent, s’il est vrai que le misérable La Beaumelle soit sorti de sa Bastille en même temps que votre archevêque (2) est revenu de Conflans, et l’abbé Chauvelin de son exil. Puisque le roi est en train de donner la paix à ses sujets, j’espère qu’il la donnera à l’Europe. Si, dans les circonstances présentes, il en est le pacificateur, il jouera un plus beau rôle que Louis XIV.
Vous ne m’avez point parlé de madame de Sandwich ; ne vous a-t-elle pas laissé par son testament quelque marque de son souvenir ? Qu’est devenu le diamant que vous avait laissé cette pauvre madame de La Popelinière ? Etes-vous encore puni de vous être attaché à elle ?
Je n’ai rien reçu encore de Petersbourg.
. . . . . . . Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes. . . . . . . . . . . . . . . .
VIRG. , Æneid., lib. IV.
J’ai grand’peur que l’hydropisie d’Elisabeth ne nuise à l’Histoire de Pierre. Ce qui se passe à présent mérite un petit morceau curieux. Il fournira, si je vis, un ou deux chapitres à l’Histoire générale que vous aimez. Il ne sera pas inutile de faire voir comment le pays sablonneux de Brandebourg avait formé une puissance contre laquelle il a fallu de plus grands efforts qu’on n’en a jamais fait contre Louis XIV. J’ai sur ces événements des anecdotes uniques ; mais c’est à présent le temps de se taire.
Quant à cette pauvre Jeanne, je vous réitère que personne ne connaît la véritable. Si jamais vous venez sur les bords de mon lac, nous la lirons au pied de la statue de messer Ludovico Ariosto. Interim, vale. Sed quid novi ?
1 – Négociant, auteur de Remarques sur plusieurs branches de commerce et de navigation. (G.A.)
2 – Christophe de Beaumont. (G.A.)
à M. Vernes.
Au Chêne, à Lausanne, 26 Octobre (1).
Je regrette sensiblement le petit Patu : il aimait tous les arts, et son âme était candide. Je suis toujours étonné de vivre quand je vois des jeunes gens mourir. Tout sert, mon cher monsieur, à me convaincre du néant de la vie et du néant de tout.
J’ai peine à croire l’armistice dont on parle. S’il y en avait un, il ne pourrait être que dans le goût de celui du duc de Cumberland (2) ; et que le roi de Prusse me trompera fort s’il signe un pareil traité. Je le crois dans un triste état. Il aura bientôt plus de besoin d’être philosophe que grand capitaine.
Tâchez de convertir madame de Monferrat ; c’est la plus belle victoire que vous puissiez remporter ; mais je tiens la place imprenable.
Madame Denis vous fait ses compliments. Elle est occupée du matin au soir à embellir la maison de Lausanne. Elle me rend trop mondain ; mais il faut tout souffrir.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – A Closter-Zeven, le 8 septembre. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Lausanne, 27 Octobre 1757. (1)
Je suis très flatté, mon cher monsieur, que mes rêves n’aient pas déplu à un homme qui a autant de solidité dans l’esprit que la personne respectable à qui vous les avez communiqués. Ce qui me fait croire encore que les songes peuvent devenir des réalités, c’est que j’ai lieu de penser qu’on travaille déjà à ce que j’ai proposé. Il est question, à ce que je présume, d’une négociation entre le roi de Prusse et M. le maréchal de Richelieu, et elle pourrait bien finir par quelque chose de semblable à celle de M. le duc de Cumberland ; c’est de quoi vous pourrez parler à son éminence, qui peut-être en est déjà instruite.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Palissot.
Au Chêne, à Lausanne, 29 Octobre 1757.
La mort de ce pauvre petit Patu me touche bien sensiblement, monsieur. Son goût pour les arts et la candeur de ses mœurs me l’avaient rendu très cher. Je ne vois point mourir de jeune homme sans accuser la nature ; mais, jeunes ou vieux, nous n’avons presque qu’un moment ; et ce moment si court, à quoi est-il employé ? J’ai perdu le temps de mon existence à composer un énorme fatras, dont la moitié n’aurait jamais dû voir le jour. Si, dans l’autre moitié, il y a quelque chose qui vous amuse, c’est au moins une consolation pour moi. Mais croyez-moi, tout cela est bien vain, bien inutile pour le bonheur. Ma santé n’est pas trop bonne : vous vous en apercevrez à la tristesse de mes réflexions. Cependant je m’occupe avec madame Denis à embellir mes retraites auprès de Genève et de Lausanne. Si jamais vous faites un nouveau voyage vers le Rhône, vous savez que sa source est sous mes fenêtres. Je serais charmé de vous voir encore, et de philosopher avec vous. Conservez votre souvenir au Suisse V.