CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE---1757-14.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Au Chêne, à Lausanne, 9 septembre 1757.

 

 

          Mon cher théologien, mon cher philosophe, mon cher ami, vous avez donc voulu absolument qu’on répondît à la lettre du Mercure de Neufchâtel (1). M. Polier de Bottens, qui méditait de son côté une réponse, vient de m’apprendre qu’il y en a une qui paraît sous vos auspices. Il m’a dit qu’elle est très sage et très modérée ; cela seul me ferait croire qu’elle est votre ouvrage. Mais, soit que vous ayez fait une bonne action, soit que j’en aie l’obligation à un de nos amis, c’est toujours à vous que je dois mes remerciements. Je lirai un journal pour l’amour de vous, et je ne lirai que ceux où vous aurez part. Il n’y a plus qu’une chose qui m’embarrasse ; vous savez avec quelle indignation tous les honnêtes gens de la ville voisine des Délices avaient vu l’écrit auquel vous avez daigné faire répondre. Je leur avais promis non seulement de ne jamais combattre cet adversaire, mais d’ignorer qu’il existât. Je vais perdre toute la gloire de mon silence et de mon indifférence. On verra paraître une réfutation, on m’en croira l’auteur, ou du moins on pensera que je l’ai recherchée. On dira que c’est là le motif de mon voyage à Lausanne ; ajoutez, je vous en supplie, à votre bienfait celui de me permettre de dire  que je ne l’ai point mendié. Que votre grâce soit gratuite comme celle de Dieu. Puisque la lettre est remplie, dit-on de la modération la plus sage, n’est-il pas juste qu’on en fasse honneur à l’auteur ? Boileau se vanta, en prose et en vers, d’avoir eu Arnauld pour apologiste. Ne pourrai-je pas prendre la même liberté avec vous ? Je pars demain pour ma petite retraite des Délices ; j’espère que j’y trouverai vos ordres. J’ai besoin de quelque preuve qui fasse voir que je n’ai point manqué à ma parole. Une chose à laquelle je manquerai encore moins, c’est à la reconnaissance que je vous dois.

 

          Il paraît que M. de Paulmi n’a point perdu sa place, et que le colonel Janus (2) n’a point gagné de victoire. Les fausses nouvelles dont nous sommes inondés sont assurément le moindre mal de la guerre.

 

          Comme j’allais cacheter ma lettre, je reçois la vôtre ; vous me mettez au fait en partie. Il y a un petit fou (3) à Genève, mais aussi il y a des gens fort sages. J’aurais bien voulu que M. Bachi eût été votre voisin ; c’est un homme fort aimable, philosophe, instruit ; on en aurait été bien content.

 

          Il faut que je présente une requête par vos mains à M. le banneret de Freudenreich, protecteur de mon ermitage du Chêne. M. le docteur Tronchin m’a défendu le vin blanc M. le bailli de Lausanne a toujours la bonté de me permettre que je fasse venir mon vin de France.

 

          Mais à présent que je suis dans la ville, il me faudra un peu plus de vin, et je crains d’abuser de l’indulgence et des bons offices de M. le bailli. Quelques personnes m’ont dit qu’il fallait obtenir une patente de Berne ; je crois qu’en toute affaire le moindre bruit que faire se peut est toujours le mieux. Je m’imagine que la permission de M. le bailli doit suffire ; ne pourriez-vous pas consulter sur mon gosier M. le banneret de Freudenreich ? Je voudrais bien pouvoir avoir l’honneur d’humecter un jour, dans la petite retraite du Chêne, les gosiers de M. et de madame de Freudenreich, et le vôtre. Je retourne demain aux Délices, voir mes prés, mes vignes et mes fruits, et mener ma vie pastorale ; c’est la plus douce et la meilleure. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – La lettre de Vernet dans la Nouvelle bibliothèque germanique. (G.A.)

 

2 – Officier au service de la Prusse. (G.A.)

 

3 – Vernet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices.

 

 

          Je suis vir desideriorumm ; premièrement, parce que te desidero in Deticiis meis ; secondement, parce que desidero les paperasse de Hébert. M. de La Popelinière m’a flatté que le compère compilait.

 

          Je vous prie, mon ancien ami, de bien remercier Pollionem de ses faveurs ; et je vous avertis que si vous n’avez pas la bonté de hâter un peu votre besogne moscovite, ma maison russe sera bâtie avant que vous m’ayez envoyé votre brique. J’ai reçu de Petersbourg des cartes et des plans qui m’étonnent. Le pays n’a que cinquante ans de création, et la magnificence égale déjà l’étendue de l’empire.

 

          Pierre était un ivrogne, un brutal parfois, je le sais bien ; mais les Romulus et les Thésée se sont que de petits garçons devant lui. Vous en voyez les effets. Elisabeth expédie, le même matin, des ordres pour les frontières de la Chine, et pour envoyer cent mille hommes contre mon disciple Frédéric, roi de Prusse. Ce sont là ces soldats qui n’avaient que des bâtons brûlés par le bout à Narwa, qui ont ensuite vaincu Charles XII, qui ont fait fuir les janissaires, et fait passer les Suédois sous les Fourches-Caudines. Joignez à ces miracles un opéra italien, une comédie, des sciences, et vous verrez que le sujet est beau.

 

          Je suis fâché de la mort de madame de Rochester-Sandwich. C’est une bonne tête qui est rongée de vers. La cervelle de Newton et celle d’un capucin sont de même nature ; cela est bien cruel, mais qu’y faire ?

 

 

Ipse Epicurus obit decurso lumine vitæ.

 

LUCR., liv. III.

 

 

          Si j’avais eu de la santé, et point de nièce, j’aurais pu faire un petit tour avec le vainqueur de Mahon ; mais je ne quitte plus ce que j’aime pour des héros.

 

          On ne croît pas que mon disciple puisse résister ; il faudra qu’il meure à la romaine, ou qu’il s’en console à la grecque, qu’il se tue, ou qu’il soit philosophe. Voilà un grande exemple ; mais nous n’en sommes encore qu’aux premiers actes de la pièce ; il faut voir le dénouement. Il arrive toujours dans les affaires quelque chose à quoi on ne s’attend point.

 

          Interim, vale ; et memento de l’abbé Hébert et du Suisse V.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu (1)

 

 

 

          Si j’étais moins vieux, moins infirme, je n’écrirais point à mon héros ; je viendrais en Allemagne, je serais témoin de sa nouvelle gloire. Mais, monseigneur, je suis condamné par la nature à planter des choux, quand vous allez cueillir des lauriers. J’aurai du moins des protecteurs auprès de vous.

 

          Messieurs de Châteauvieux, qui se chargent de ma lettre, ont l’honneur et le plaisir de servir sous vous. Ce sont de braves gentilhommes de nos cantons, qui se sont mis à aimer la France de tout leur cœur, et qui vont l’aimer bien davantage en combattant sous vos ordres. Ils ont levé, il y a quelques années, des compagnies à leurs dépens (2) ; ils sont fils d’un des chefs les plus respectables de la république de Genève. Comme je suis Génevois six mois de l’année, et que me voilà dans mon semestre, je n’ai pu choisir de meilleurs garants de mon tendre et respectueux attachement pour vous. Je suis extrêmement attaché à toute leur famille, et je ne me conduis pas maladroitement avec vous en prenant, pour vous faire ma cour, les plus sages et les plus braves officiers du monde, qui ambitionnent, autant que moi, de vous plaire.

 

          Recevez, avec votre bonté ordinaire, le profond et tendre respect du Suisse. V.

 

 

1 – Les éditeurs, MM. de Cayrol et A. François, ont daté cette lettre du mois de mai. Elle ne peut être que postérieure à ce mois. (G.A.)

 

2 – On a là l’origine des Suisses de Châteauvieux, qui ont tant fait parler d’eux sous la Révolution. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 12 Septembre 1757.

 

 

          Mon divin ange, moi qui n’ai point pris les eaux de Plombières, je suis bien malade, et je suis puni de n’avoir point été faire ma cour à madame d’Argental. Je voudrais qu’on eût brûlé, avec la fausse Jeanne, le détestable auteur de cette infâme rapsodie. Elle est incontestablement de La Beaumelle ; mais s’il n’est pas ars (1), il est en lieu (2) où il doit se repentir.

 

          On dit que c’est l’abbé de Bernis qui a ménagé le rétablissement du parlement (3) ; si cela est, il joue un bien beau rôle dans l’Europe et en France. Je ne lui ai jamais écrit depuis mon absence ; j’ai toujours craint que mes lettres ne parussent intéressées, et je me suis contenté d’applaudir à sa fortune, sans l’en féliciter. Qui eût cru, quand le roi de Prusse faisait autrefois des vers contre lui, que ce serait lui qu’il aurait un jour le plus à craindre ?

 

          Les affaires de ce roi, mon ancien disciple et mon ancien persécuteur, vont de mal en pis. Je ne sais si je vous ai fait part de la lettre (4) qu’il m’a écrite il y a environ trois semaines : J’ai appris, dit-il, que vous vous étiez intéressé à mes succès et à mes malheurs ; il ne me reste qu’à vendre cher ma vie, etc., etc. Sa sœur, la margrave de Bareuth, m’en écrit une beaucoup plus lamentable.

 

 

Allons ! ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine.

 

MOL., Tartufe.

 

 

          Mon cher ange, j’écrirai pour Brizard (2) tout ce que vous ordonnerez. Ayez la bonté de m’instruire de son admission dans le rang des héros, dès qu’on l’aura reçu. J’espère que l’autre héros de Mahon gouvernera mieux son armée que le tripot de la comédie. A propos de Mahon, savez-vous que l’amiral Byng m’a fait remettre, en mourant, sa justification ? Me voilà occupé à juger Pierre-le-Grand et l’amiral Byng ; cela n’empêchera pas que je n’obéisse à vos ordres tragiques,

 

 

  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Si qua

Numina læva sinunt, auditque vocatus Apollo.

 

Georg., lib. IV.

 

 

          En voilà beaucoup pour un malade.

 

          Madame Denis et le Suisse Voltaire vous embrassent tendrement.

 

 

1 – Brûlé. (G.A.)

 

2 – A la Bastille. Voltaire ne savait pas que La Beaumelle en était sorti le 1er septembre. (G.A.)

 

3 – Le 1er Septembre. (G.A.)

 

4 – Ou plutôt du billet. (G.A.)

 

5 – Il avait débuté à la Comédie le 30 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 12 Septembre 1757.

 

 

          Voilà de grandes révolutions, madame, et nous ne sommes pas encore au bout. On dit que dix-huit mille Hanovriens viennent de débarquer à Stade. Ce n’est pas une petite affaire. Je souhaite que M. de Richelieu pare sa tête des lauriers qu’on a fourrés dans sa poche. Je souhaite à M. votre fils honneur et gloire sans blessure, et à vous madame, une santé inaltérable. Le roi de Prusse vient de m’écrire une lettre très touchante ; mais j’ai toujours l’aventure de madame Denis sur le cœur. Si je me portais bien, j’irais faire un tour à Francfort dans l’occasion. On dit que, malgré les belles et bonnes paroles du roi, messieurs des plaids (1) font encore les difficiles. Je ne puis le croire. Mais tout cela importe fort peu à un philosophe qui vit dans la retraite, et qui n’a ni rois, ni parlements, ni prêtres. J’en souhaite autant à tout le genre humain. Adieu, madame. L’oncle et la nièce vous seront toujours bien attachés.

 

 

1 – Messieurs du parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 12 Septembre 1757.

 

 

          J’ai reçu un gros paquet des mémoires de l’abbé Hébert, une lettre de M. de La Popelinière, et rien de son compère. Le compère est-il malade ? méprise-t-il ses anciens amis parce qu’ils sont des Suisses ? est-il à la campagne, dans quelque terre des Montmorency ? S’il n’était pas occupé auprès des grandes et belles dames, je lui dirais : Venez passer l’hiver à Lausanne, dans une très belle maison que je viens d’ajuster, et puis venez passer l’été aux Délices ; on vous donnera des spectacles l’hiver, et vous verrez, l’été, le plus beau pays qu’il y a des plaisirs ailleurs que chez vous. De plus, vous mangerez des gélinottes dont vous ne tâtez guère dans votre ville ; mais vous êtes des casaniers. Ecrivez-moi donc ; morbleu, quel paresseux ! Adieu. Vale ? amice.

 

          Cette lettre des Délices vous viendra peut-être par Versailles.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 13 Septembre (1).

 

 

          On dit qu’on parle à La Haye d’entamer des négociations ; cela vaut mieux que d’entamer des provinces. Est-ce que le ministère de France voudrait rendre la maison d’Autriche toute-puissante, pour avoir le plaisir de se venger aujourd’hui et pour être accablé un jour (2) ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – On voit que Voltaire a le flair politique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Champbonin(1)

 

Aux Délices, 22 Septembre 1757.

 

 

          Je vous écris, mon cher monsieur, en sortant de l’Orphelin de la Chine, qui a été assez bien joué. Je crois qu’incessamment vous aurez la même troupe à Berne ; elle sera dans votre ville. Vous n’êtes pas gens à chercher votre plaisir ailleurs que chez vous. On ne parle plus du tout à Berne de la querelle qu’une (2) ou deux personnes très méprisées ont voulu exciter. L’indignation contre ces brouillons subsiste, et leurs sottises sont livrées à l’oubli, digne punition des sots. Je vous remercie bien tendrement de toutes vos attentions obligeantes pour du vin que je voudrais bien boire avec vous. J’écris à M. le bailli de Lausanne, ne voulant rien faire sans son aveu. Il est vrai que le vin de la Côte me fait mal à la gorge ; mais je risquerai volontiers des esquinancies pour jouir de la liberté et de la douceur helvétiques. J’espère que ma maison de Lausanne sera prête pour le mois de novembre.

 

          On m’écrit de Vienne que le combat (3) entre les Russes et les Prussiens a été entièrement à l’avantage des Russes, et que le comte de Dohna, que le roi de Prusse envoyait pour commander à la place du général Lehwald, est très dangereusement blessé. On presse vivement à Vienne et à Ratisbonne la cérémonie du ban de l’Empire. On s’attend, pendant ce temps-là, à une bataille entre les troupes du roi de Prusse et celles du prince de Soubise, vers Eisenach.

 

          Si après cela nous avons la paix, il faut avouer qu’elle sera chèrement achetée. Il paraît ici une espèce d’histoire du roi de Prusse ; c’est l’ouvrage d’un gredin, cela fait mal au cœur. J’ai peur que le discal de l’Empire n’ajoute un chapitre à cette histoire.

 

          Mille tendres respects à M. et à madame de Freudenreich. Adieu, mon très cher philosophe.

 

 

1 – Fils de madame de Champbonin. (G.A.)

 

2 – Jacob Vernet. (G.A.)

 

3 – Du 30 Août, près de Jægerndorff. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1757-14

 

 

Commenter cet article