CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 11

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à M. le conseiller Tronchin.

 

Délices, 6 Juillet (1).

 

 

          Je respecte fort les nouvelles d’Oullins ; mais si le prince Charles avait battu les Prussiens le 20 Juin pourquoi m’écrit-on le 21, de Vienne, qu’on est très affligé que le prince Charles soit sorti de Prague si tard et si inutilement ? qu’il n’ait su que par hasard le décampement du maréchal Keith ? qu’il n’ait pu atteindre que quinze chariots de vivandiers ? Pourquoi dit-on que l’armée du marquis de Brandebourg et celle du maréchal Keith se sont rejointes ? qu’elles étaient au beau milieu de la Bohême le 22 ? et qu’on craignait beaucoup une deuxième bataille ? Attendons toujours le boiteux.

 

          Il y a bien des gens qui pensent que l’affaire du 8 est très peu de chose ; que les Prussiens, après avoir attaqué huit fois, se sont retirés en très bon ordre ; qu’ils n’ont pas perdu un gros canon, et que les prétendus étendards menés à Vienne en triomphe sont des enseignes de compagnies, chaque compagnie ayant en effet la sienne.

 

          Les Autrichiens sont si étonnés de s’être défendus et d’avoir repoussé les Prussiens, qu’ils comptent ce premier avantage, inouï parmi eux, pour une grande victoire. Ce n’est point avoir vaincu que de ne pas poursuivre vivement son ennemi, et ne pas le chasser du pays qu’il usurpe : c’est seulement n’avoir pas été battu. Le temps nous apprendra si le succès du maréchal de Daun a les suites qu’il doit avoir. Je ne croirai les Autrichiens pleinement victorieux que quand ils rendront la Saxe à son maître, et qu’on fera le procès au marquis de Brandebourg dans Berlin. Je ne doute pas qu’il ne soit condamné selon les lois de l’Empire s’il est malheureux, et qu’on ne donne l’électorat à son frère. Je tremble cependant pour les vaisseaux du marquis Roux. Quelque chose qui arrive à ce marquis Roux et à celui de Brandebourg, je songe à vous faire manger des pêches, à vous et à vos hoirs. Je vous fais cinq ou six petits murs de refend dans votre potager ; mais aussi il faut que vous m’accordiez votre protection auprès du portier des Chartreux, dont vous devez être bien connu. J’ai besoin  de cent pieds d’arbres du clos de ces bons Pères. Voyez, je vous prie, comment il faut s’y prendre. Il sera beau qu’un huguenot mange les fruits des moines.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Courtivon.

 

Aux Délices, 12 Juillet 1757.

 

 

          Monsieur, vous savez qu’il faut pardonner aux malades ; ils ne remplissent pas leurs devoirs comme ils voudraient. Il y a longtemps que je vous dois les plus sincères remerciements de votre lettre obligeante et instructive.

 

          Je commence par vous prier de vouloir bien faire souvenir de moi M. le comte de Lauraguais ; je ne savais pas qu’il fût aussi chimiste. Le sujet de ses deux Mémoires est bien curieux. Non seulement il est physicien, mais il est inventeur. On lui devra une opération nouvelle.

 

          A l’égard de Constantin, je vous répondrai que, si je ne m’étais pas imposé une autre tâche, celle-là me plairait beaucoup ; mais on serait obligé de dire des vérités bien hardies, et de montrer la honte d’une révolution qu’on a consacrée par les plus récoltants éloges.

 

          Il est vrai que, dans les état-généraux, les députés de la noblesse mettaient un moment un genou en terre ; il est vrai aussi que les usages ont toujours varié en France : ce sont des fantômes que le pouvoir absolu a fait disparaître.

 

          Ce que vous me dites des chapitres de Bourgogne, de Lorraine, et de Lyon, fait voir que les usages de l’Empire ont plus longtemps subsisté que ceux de France. La Lorraine, la Comté, et tout ce qui borde le Rhône, étaient terre d’Empire.

 

          A l’égard de la petite anecdote sur le premier président de Mesmes (1), il est très vrai que l’abbé de Chaulieu le régala de ce petit couplet :

 

 

Juges, qui te déplaces,

Courtisan berné,

Des grands que tu lasses

Jouet obstiné.

Sur notre Parnasse

Le laurier d’Horace

T’est donc destiné ?

 

 

          Mais cela n’a rien de commun avec l’affaire de J.B. Rousseau, qui est un chaos d’iniquités et de misères, et l’opprobre de la littérature.

 

          Le dernier maréchal de Tessé est en effet un terme impropre, c’est un anglicisme, the late marshall. J’étais Anglais alors, je ne le suis plus depuis qu’ils assassinent nos officiers en Amérique (2), et qu’ils sont pirates sur mer ; et je souhaite un juste châtiment à ceux qui troublent le repos du monde.

 

          Ce que je souhaite encore plus, monsieur, c’est la continuation de vos bontés pour votre très humble, etc.

 

 

1 – Né en 1661, mort en 1723. Le couplet cité par Voltaire est aussi attribué à J.B. Rousseau. (G.A.)

 

2 – Jumonville, assassiné en Mai 1754. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, près du lac de Genève, 15 Juillet 1757.

 

 

          Mon cher et ancien ami, j’ai l’air bien paresseux ; je ne vous ai point remercié de la belle exposition de la tragédie d’Iphigénie en Tauride, que vous m’avez envoyée. De maudites occupations que je me suis faites emportent tout le temps. On sort fatigué de son travail ; on dit j’écrirai demain : la mauvaise santé vient encore affaiblir les bonnes résolutions, et on croupit longtemps dans son péché. C’est là la confession de l’ermite des Délices.

 

          Je vous crois à présent dans vos Délices de Normandie, vers les bords de votre Seine (1). Vous y jugerez la famille d’Agamemnon à la lecture, vous verrez si les vers sont bien faits, si on les retient aisément, si l’ouvrage se fait relire : car c’est là le grand point, sans lequel il n’y a pas de salut.

 

          La tragédie qu’on joue en Bohême n’est pas encore à son dernier acte. La pièce devient très implexe. J’espère que le vainqueur de Mahon y jouera un beau rôle épisodique. Celui des peuples, qui représentent le chœur, sera toujours le même  il paiera toujours la guerre et la paix, les belles actions et les sottises.

 

          On a cru d’abord le roi de Prusse perdu par la victoire du comte de Daun, et par la délivrance de Prague ; mais il est encore au milieu de la Bohême, et maître du cours de l’Elbe jusqu’en Saxe. On croit qu’enfin il succombera. Tous les chasseurs s’assemblent pour faire une Saint-Hubert à ses dépens. Français, Suédois, Russes se mêlent aux Autrichiens ; quand on a tant d’ennemis, et tant d’efforts à soutenir, on ne peut succomber qu’avec gloire. C’est une nouveauté dans l’histoire que les plus grandes puissances de l’Europe aient été obligées de se liguer contre un marquis de Brandebourg ; mais avec cette gloire il aura un grand malheur ; c’est qu’il ne sera plaint de personne. Il ne savait pas, lorsque je le quittai (2), que mon sort serait préférable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale dont on usa avec madame Denis. Adieu, mon cher ami.

 

 

1 – A Launay. (G.A.)

 

2 – Le 26 Mars 1753. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

Aux Délices, 18 Juillet 1757.

 

 

          Ma chère nièce, mille amitiés à vous et aux vôtres. Que faites-vous à présent ? Il y a un an que vous étiez bien malade à mes Délices, mais il paraît aujourd’hui que vous vous passez à merveille du docteur. Etes-vous à Paris ? êtes-vous à la campagne ? allez-vous à Hornoy ? vous amusez-vous avec le philosophe (1) du grand-conseil ? votre fils n’a-t-il pas déjà six pieds de haut ? Mettez-moi au fait, je vous en prie, de votre petit royaume. Quant à celui de France, il me paraît qu’il fait grande chère et beau feu. Il jette l’argent par les fenêtres ; il emprunte à droite et à gauche, à sept, à huit pour cent ; il arme sur terre et sur mer. Tant de magnificence rend nos Normands de Genève circonspects ; ils ne veulent pas prêter à de si grands seigneurs ; et ils disent que le dernier emprunt de quarante millions n’étrenne pas.

 

          Pour vous, monsieur le grand-écuyer de Cyrus je crois que vous avez montré la curiosité, la rareté de la tactique assyrienne et persane à un moderne qui se moque quelquefois du temps présent et du temps passé. Je m’imagine qu’à présent on croit n’avoir pas besoin de machines pour achever la ruine de Luc (2). Mais quand j’écrivis au héros de Mahon qu’il fallait qu’il vît notre char d’Assyrie, on avait alors besoin de tout. Les choses ont changé du 6 de juin au 18 ; et on croit tout gagner, parce qu’on a repoussé Luc à la septième attaque. Les choses peuvent encore éprouver un nouveau changement dans huit jours, et alors le char paraîtra nécessaire ; mais jamais aucun général n’osera s’en servir, de peur du ridicule en cas de mauvais succès. Il faudrait un homme absolu, qui ne craignît point les ridicules, qui fût un peu machiniste, et qui aimât l’histoire ancienne. Mandez-moi, je vous prie, quelque chose de l’histoire moderne de vos amusements. Je vous embrasse tous de tout mon cœur. Valete.

 

 

1 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

2 – Sobriquet donné par Voltaire à Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal de Richelieu.

 

Aux Délices, 19 Juillet 1757.

 

 

          Mon héros, c’est à vous de juger des engins meurtriers, et ce n’est pas à moi d’en parler. Je n’avais proposé ma petite drôlerie que pour les endroits où la cavalerie peut avoir ses coudées franches, et j’imaginais que partout où un escadron peut aller de front, de petits chars peuvent aller aussi. Mais puisque le vainqueur de Mahon renvoie ma machine aux anciens rois d’Assyrie, il n’y a qu’à la mettre avec la colonne de Folard dans les archives de Babylone. J’allais partir, monseigneur, j’allais voir mon héros  et je m’arrangeais avec votre médecin La Virotte, que vous avez très bien choisi autant pour vous amuser que pour vous médicamenter dans l’occasion. Madame Denis tombe malade, et même assez dangereusement. Il n’y a pas moyen de laisser toute seule une femme qui n’a que moi, au pied des Alpes, pour un héros qui a trente mille hommes de bonne compagnie auprès de lui. Je suis homme à vous aller trouver en Saxe, car j’imagine que vous allez dans ces quartiers-là. Faites, je vous en prie, le moins de mal que vous pourrez à ma très adorée madame la duchesse de Gotha, si votre armée dîne sur son territoire. Si vous passiez par Francfort, madame Denis vous supplierait très instamment d’avoir la bonté de lui faire envoyer les quatre oreilles de deux coquins, l’un nommé Freitag, résident sans gages du roi de Prusse à Francfort, et qui n’a jamais eu d’autres gages que ce qu’il nous a volé ; l’autre (1) est un fripon de marchand, conseiller du roi de Prusse. Tous deux eurent l’impudence d’arrêter la veuve d’un officier du roi, voyageant avec un passeport du roi. Ces deux scélérats lui firent mettre des baïonnettes dans le ventre, et fouillèrent dans ses poches. Quatre oreilles, en vérité, ne sont pas trop pour leurs mérites.

 

          Je crois que le roi de Prusse se défendra jusqu’à la dernière extrémité. Je souhaite que vous le preniez prisonnier, et je le souhaite pour vous et pour lui, pour son bien et pour le vôtre. Son grand défaut est de n’avoir jamais rendu justice ni aux rois qui peuvent l’accabler, ni aux généraux qui peuvent le battre. Il regardait tous les Français comme des marquis de comédie, et se donnait le ridicule de les mépriser, en se donnant celui de les copier. Il a cru avoir formé une cavalerie invincible, que son père avait négligée, et avoir perfectionné encore l’infanterie de son père, disciplinée pendant trente ans par le prince d’Anhalt. Ces avantages, avec beaucoup d’argent comptant, ont tenté un cœur ambitieux ; et il a pensé que son alliance avec le roi d’Angleterre le mettrait au-dessus de tout. Souvenez-vous que, quand il fit son traité (2), et qu’il se moqua de la France, vous n’étiez point parti pour Mahon. Les Français se laissaient prendre tous leurs vaisseaux, et le gouvernement semblait se borner à la plainte. Il crut la France incapable même de ressentiment ; et je vous réponds qu’il a été bien étonné quand vous avez pris Minorque. Il faut à présent qu’il avoue qu’il s’est trompé sur bien des choses. S’il succombe, il est également capable de se tuer et de vivre en philosophe. Mais je vous assure qu’il disputera le terrain jusqu’au dernier moment. Pardonnez-moi, monseigneur, ce long verbiage. Plaignez-moi de n’être pas auprès de vous. Madame Denis, qui est à son troisième accès d’une fièvre violente, vous renouvelle ses sentiments. Comptez que nos deux cœurs vous appartiennent.

 

 

1 – Schmith ou Smith. (G.A.)

 

2 – Le 16 Janvier 1756. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Adhémar.

 

 

          Il n’est chère que de vilain, monsieur le grand-maître (1). Vous écrivez rarement ; mais aussi, quand vous vous y mettez, vous écrivez des lettres charmantes. Vous n’avez pas perdu le talent de faire de jolis vers ; les talents ne se rouillent point auprès de votre adorable princesse.

 

 

Pour moi, dans la retraite où la raison m’attire,

Je goûte en paix la Liberté.

Cette sage divinité,

Que tout mortel ou regrette ou désire,

Fait ici ma félicité.

Indépendant, heureux, au sein de l’abondance,

Et dans les bras de l’amitié,

Je ne puis regretter ni Berlin ni la France ;

Et je regarde avec pitié

Les traités frauduleux, la sourde inimitié,

Et les fureurs de la vengeance.

Mes vins, mes fruits, mes fleurs, ces campagnes, ces eaux,

Mes fertiles vergers, et mes riants berceaux ;

Trois fleuves, que de loin mon œil charmé contemple,

Mes pénates brillants, fermés aux envieux ;

Voilà mes rois, voilà mes dieux.

Je n’ai point d’autre cour, je n’ai point d’autre temple.

Loin des courtisans dangereux,

Loin des fanatiques affreux,

L’étude me soutient, la raison m’illumine ;

Je dis ce que je pense, et fais ce que je veux ;

Mais vous êtes bien plus heureux,

Vous vivez près de Wilhelmine.

 

 

          Vous devez revoir incessamment un chambellan de son altesse royale, qui est presque aussi malade que moi, mais qui est presque aussi aimable que vous. J’ai eu quelquefois le bonheur de le posséder dans mon ermitage des Délices, où nous avons bu à votre santé. Madame Denis, la compagne de ma retraite et de ma vie heureuse, vous aime toujours et vous fait les plus tendres compliments ; je vous fais les miens sur votre dignité de grand-maître. Souvenez-vous que j’ai été assez heureux pour poser la première pierre de cet édifice : ne m’oubliez jamais auprès de monseigneur et de son altesse royale ; je voudrais pouvoir leur faire ma cour encore une fois, avant que de mourir. Ils ont un frère (2) qu’il faudra toujours regarder comme un grand homme, quoi qu’il en soit arrivé. Comptez, monsieur, sur ma tendre amitié, et sur tous les sentiments qui m’attacheront à vous pour jamais. Le Suisse V.

 

 

1 – Adhémar était à la cour de la margrave de Bareuth, grâce à Voltaire. (G.A.)

 

2 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 29 Juillet 1757.

 

 

          Je vous remercie des bonnes nouvelles que vous m’avez envoyées, et je souhaite qu’elles soient toutes vraies. Il pourrait bien venir un temps où les Freitag et les Schmidt seraient obligés de rendre ce qu’ils ont volé ; et vous ne perdriez pas à cette affaire. Vous me feriez un sensible plaisir de me mander tout ce que vous apprendrez.

 

          J’ai été sur le point de faire un tour à Strasbourg, pour y voir M. le maréchal de Richelieu. Une maladie de madame Denis m’en a empêché. J’aurais été fort aise de vous revoir (1), et de vous donner des assurances de mon amitié.

 

 

1 – Colini était alors à Strasbourg, gouverneur du fils du comte de Sauer. (G.A.)

 

 

 

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