CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie13

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 16 Juillet 1756.

 

 

          Mon cher ange, on voit bien que vous ne m’écrivez pas les secrets de l’Etat, car vous m’envoyez vos lettres sans les cacheter. M. Tronchin, le conseiller de Genève, voit que vous attendez toujours avec impatience une tragédie ; il y a grande apparence que la sienne (1) sera la première que vous aurez. Je vous servirai un peu plus tard. Il est permis d’être lent à mon âge. Vous me pardonnerez bien de préférer quelque temps Louis XIV aux héros de l’antiquité. Je ne pourrai être absolument à leurs ordres et aux vôtres que quand j’aurai mis le Siècle de Louis XIV dans son nouveau cadre.

 

          Souffrez que je me défie un peu de toutes les anecdotes ; celle des campements du prince Eugène, depuis le Quesnoy jusqu’à Montmartre, est plus que suspecte. Comment veut-on qu’on ait pris à Denain ce projet de campagne. Le prince Eugène n’avait pas son portefeuille dans les retranchements de Denain, où il n’était pas. Je ne veux pas ressembler à ce La Beaumelle, qui répute tous les bruits de ville à tort et à travers, qui paraît avoir été le confident de Monseigneur et de mademoiselle Choin, et qui parle du duc d’Orléans comme s’il avait souvent soupé avec lui.

 

          Si jamais on imprime les Mémoires du marquis de Dangeau, on verra que j’ai eu raison de dire qu’il faisait écrire les nouvelles par son valet de chambre (2). Le pauvre homme était si ivre de la cour, qu’il croyait qu’il était digne de la postérité de marquer à quelle heure un ministre était entré dans la chambre du roi. Quatorze volumes sont remplis de ces détails. Un huissier y trouverait beaucoup à apprendre, un historien n’y aurait pas grand profit à faire. Je ne veux que des vérités utiles. J’ai cherché à en dire depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours. C’est peut-être l’emploi d’un homme qui n’est plus historiographe, car ceux qui l’ont été ont rarement dit la vérité. Il y en a à présent de bien agréables à dire à M. le maréchal de Richelieu. J’étais fâché que ma prophétie courût, parce qu’on pouvait me soupçonner d’en avoir fait les honneurs ; mais j’étais fort aise d’être le premier à lui rendre justice. Il eut la bonté de me mander, le 29 du mois passé, l’accomplissement de ma prophétie. Nous autres voisins du Rhône nous savons toujours les nouvelles quelques jours avant vous autres Parisiens.

 

          M. le duc de Villars avait encore mademoiselle Clairon il y a trois jours. Je lui ai écrit (3), à cette Idamé, et si ma santé le permettait, j’irais l’entendre à Lyon ; mais je sens que je ne me transplanterais que pour venir vous voir, mon cher ange. Je pourrais bien faire cette partie l’année prochaine, avec quelques héros à cothurne et quelques héroïnes. Il n’est pas mal de se tenir quelque temps à l’écart ; c’est presque le seul préservatif contre l’envie et contre la calomnie, encore n’est-il pas toujours bien sûr.

 

          Je ne sais pas comment Sémiramis aura réussi sans mademoiselle Clairon. Si la demoiselle Dumesnil continue à boire, adieu le tragique. Il n’y a jamais eu de talents durables avec l’ivrognerie. Il faut être sobre pour faire des tragédies et pour les jouer.

 

          On me paraît de tous côtés très indigné contre La Beaumelle. Plusieurs personnes même trouvent assez étrange que cet homme soit tranquille à Paris, et que je n’y sois pas ; mais ces gens-là ne voient pas que tout cela est dans l’ordre. Adieu, mon divin ange  mes nièces vous embrassent. Madame de Fontaine est un miracle de Tronchin ; si cela continue, vous la reverrez avec des tétons. Il fait bien chaud pour jouer Sémiramis ; mais Crébillon ne fera-t-il pas jouer la sienne ? c’est un de ses ouvrages qu’il estime le plus. Adieu ; mille respects à tous les anges.

 

 

1 – Nicéphore. (G.A.)

 

2 – Voyez les Remarques de Voltaire sur ces Mémoires. (G.A.)

 

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 16 Juillet 1756.

 

 

          Mon héros et celui de la France, en vertu du petit billet dont vous daignâtes m’honorer après votre bel assaut, j’eus l’honneur de vous dire tout ce que j’en pense, et de vous écrire à Compiègne. Vous allez être assassiné de poèmes et d’odes. Un jésuite de Mâcon, un abbé de Dijon, un bel esprit de Toulouse, m’en ont déjà envoyé. Je suis le bureau d’adresses de vos triomphes. On s’adresse à moi comme au vieux secrétaire de votre gloire.

 

          Ce qui me fait le plus de plaisir, c’est une Histoire de la révolution de Gênes, très sagement écrite et très exacte, qui paraît depuis peu en italien. On m’en a apporté la traduction en français ; on vous y rend toute la justice qui vous est due. Je vais incessamment la faire imprimer. J’avoue qu’il y a un peu d’amour-propre à moi de voir que l’Europe vous regarde des mêmes yeux que je vous ai vu depuis plus de vingt ans ; mais, en vérité, il y a cent fois plus d’attachement que de vanité dans mon fait.

 

          On dit que M. le duc de Fronsac était fait comme un homme qui vient d’un assaut, quand il a porté la nouvelle. Il était, avec les grâces qu’il tient de vous, orné de toutes celles d’un brûleur de maisons. Il tient cela de vous encore. Demandez à votre écuyer si vous n’aviez pas votre chapeau en clabaud, et si vous n’étiez pas noir comme un diable, et poudreux comme un courrier, à la bataille de Fontenoy.

 

          Je vous importune ; pardonnez au bavard.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 21 Juillet 1756.

 

 

Le succès fait la renommée (1).

 

          Vous le voyez bien, mon ancien ami ; une lettre anonyme que je reçois, selon ma coutume, m’apprend qu’on imprime une critique dévote contre mes ouvrages ; mais ces gens-là seront forcés d’avouer que je suis prophète. M. le maréchal de Richelieu a bien voulu témoigner à son Habacuc le gré qu’il lui savait de ses prédictions, en daignant me mander ses succès le jour de la capitulation. J’ai su sa gloire aux Délices avant qu’on la sût à Compiègne. Vous n’imagineriez pas ce que c’était que ce fort Saint-Philippe ; c’était la place de l’Europe la plus forte. Je suis encore à comprendre comment on en est venu à bout. Dieu merci, vous autres Parisiens, vous ne regretterez plus M. de Lowendahl. Votre damné vous a-t-il dit tout ce qui se passe en Allemagne ? Je regarde les affaires publiques à peu près du même œil dont je lis Tite-Live et Polybe.

 

 

Non me agitant populi fasces, aut purpura regum,

Aut conjurato descendens Dacus ab Histro.

 

VIRG., Georg., lib. II.

 

 

          J’attends, avec quelque impatience, le brillant philosophe d’Alembert ; peut-être va-t-il plus loin que Genève, mais il y a apparence qu’il prendrait mal son temps. A l’égard du philosophe (2) un peu plus dur, dont vous me parlez, je crois qu’il ne sera heureux ni sur les bords de la Sprée, ni sur les bords de la Seine. On dit que ce n’est pas chose aisée d’être heureux :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Hic est,

Est Ulubris, etc.  .  .

 

HOR., lib. I, ep. XI.

 

 

          Je ne reçois que des lettres remplies d’indignation et de mépris pour ces insolents Mémoires de madame de Maintenon. Je vous avoue que c’est une espèce de livre toute neuve. Le faquin parle de tous les grands hommes, de tous les princes, comme s’il avait vécu familièrement avec eux, et débite ses impostures avec un air de confiance, de hauteur, de familiarité, de plaisanterie, qui en imposera aux barons allemands et aux lecteurs du Nord. On me conseille de le confondre dans quelques notes au bas des pages du Siècle de Louis XIV, qu’on réimprime avec l’Histoire générale.

 

          Si les Mémoires de ce Cosnac (3) sont imprimés, je vous prie de me les envoyer. Vous avez la voie sûre de M. Bouret. Puis-je m’adresser à vous, mon ancien ami, pour les livres que vous jugerez dignes d’être lus ? Vous m’aviez promis les deux sermons (4) de Lambert.

 

          Je ne vous ai point envoyé l’énorme édition des Cramer, parce que j’ai jugé que vous auriez presque en même temps celle (5) de Paris ; cependant si vous en êtes curieux, je vous la ferai tenir. Il y a bien des fautes ; je suis aussi mauvais correcteur d’imprimerie que mauvais auteur. Interea vale et scribe, amice, amico veteri.

 

 

1 – Voyez la lettre du 3 Mai à Richelieu. (G.A.)

 

2 – Maupertuis. (G.A.)

 

3 – Evêque de Valence, né en 1626, mort en 1708. Ses Mémoires n’ont été publiés qu’en 1852. (G.A.)

 

4 – Nouvelle édition de la Loi naturelle et du Désastre de Lisbonne. (G.A.)

 

5 – Imprimée par Lambert. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon.

 

Aux Délices, 24 Juillet 1756.

 

 

          Vraiment, notre grand-aumônier, c’est bien à un vieux Suisse de faire des épithalames !

 

 

Vous êtes prêtre de Cythère ;

Consacrez, bénissez, chantez

Tous les nœuds, toutes les beautés

De la maison de La Vallière.

Mais, tapi dans vos voluptés,

Vous ne songez qu’à votre affaire.

Vous passez les nuits et les jours

Avec votre grosse bergère ;

Et les légitimes amours

Ne sont pas votre ministère.

 

 

          Madame Denis l’helvétique se souvient toujours de vous avec grand plaisir, comme elle le doit. J’ai ici une paire de nièces fort aimables, qui égaient ma retraite. Mon lac n’a point de vapeurs, quoi que vous en disiez. J’en ai quelquefois, mon cher abbé ; mais si vous étiez jamais capable de venir consulter M. Tronchin, quand vous serez bien épuisé, ce ne serait pas à lui, ce serait à vous que je devrais ma santé, car gaieté vaut mieux que médecine. Il est doux d’être retiré du monde, mais encore plus doux de vous voir.

 

          Vous avez fait, mon cher abbé, une action de bon citoyen, de recommander au prône d’un avocat-général les infamies de La Beaumelle. Mais ce parlement a tant grêlé sur le persil, qu’il ne faut plus qu’il grêle. Une censure de ces messieurs fait seulement acheter un livre. Les libraires devraient les payer pour faire brûler tout ce qu’on imprime. Le public a plus de besoin de gens éclairés, qui fassent voir les grossières impostures dont le livre de La Beaumelle est plein ; mais il est bien honteux qu’un tel homme ait trouvé de la protection.

 

          Adieu, très aimable et très indigne prêtre. Ayez toujours assez de vertu pour aimer de pauvres Suisses qui vous aiment de tout leur cœur.

 

 

 

 

 

à M. Desmahis.

 

Aux Délices, 24 Juillet 1756.

 

 

          Mon cher élève, qui valez mieux que moi, le grand Tronchin vous a donc tiré d’affaire. Il a fait revenir de plus loin une de mes nièces qui est actuellement dans mon ermitage, où je voudrais bien vous tenir ; mais les vieux oncles sont un peu plus difficiles à traiter.

 

          S’il ne m’a pas encore donné la santé, il m’a donné un grand plaisir en m’apportant votre jolie Epître ; et voici ma triste réponse :

 

 

Vous ne comptez pas trente hivers,

Les grâces sont votre partage ;

Elles ont dicté vos beaux vers.

Mais je ne sais par quels travers

Vous vous proposez d’être sage.

C’est un mal qui prend à mon âge.

Quand le ressort des passions,

Quand de l’Amour la main divine,

Quand les belles tentations

Ne soutiennent plus la machine.

Trop tôt vous vous désespérez ;

Croyez-moi, la raison sévère

Qui trompe vos sens égarés

N’est qu’une attaque passagère.

Vous êtes jeune et fait pour plaire ;

Soyez sûr que vous guérirez.

Je vous en dirais davantage

Contre ce mal de la raison,

Que je hais d’un si bon courage ;

Mais je médite un gros ouvrage

 

Pour le vainqueur de Port-Mahon.

Je veux peindre à ma nation

Ce jour d’éternelle mémoire.

Je dirai, moi qui sais l’histoire,

Qu’un géant, nommé Géryon,

Fut pris autrefois par Alcide

Dans la même île, au même lieu

Où notre brillant Richelieu

A vaincu l’Anglais intrépide.

Je dirai qu’ainsi que Paphos

Minorque à Vénus fut soumise ;

Vous voyez bien que mon héros

Avait double droit à la prise.

Je suis prophète quelquefois ;

Malgré l’envie et la critique,

J’ai prédit ses heureux exploits ;

Et l’on prétend que je lui dois

Encore une ode pindarique.

Mais les odes ont peu d’appas

Pour les guerriers et pour moi-même,

Et je conçois qu’il ne faut pas

Ennuyer les héros qu’on aime.

 

 

          Je conçois aussi qu’il ne faut pas ennuyer ses amis. Je finis au plus vite, en vous assurant que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 24 Juillet 1756 (1).

 

 

          On est transporté à Vienne de cette alliance avec la France dont Charles-Quint ne se serait pas douté.

 

          Marie-Thérèse a eu la bonté de me faire dire de sa part des choses très agréables. Je ne suis pas honni partout.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

1756 - Partie 13

 

 

 

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