CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 9
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à Madame la marquise du Deffand.
Aux Délices, 5 Mai 1756.
Madame, je suis rempli d’étonnement et de reconnaissance à la lecture de votre lettre, et j’ai, de plus, bien des remords. Comment ai-je pu être si longtemps sans vous écrire (1), moi qui ai encore des yeux ? et comment avez-vous fait, vous qui n’en avez plus ?
Vous avez donc de petites parallèles que vous appliquez sur le papier, et qui conduisent votre main ? Vous n’avez plus besoin de secrétaire avec ce secours ; il ne vous faut plus qu’un lecteur. Je ne lui ai donné guère d’occupation depuis longtemps ; mais je n’en ai pas été moins occupé de vous, moins touché de votre état. Je m’étais interdit presque tout commerce, n’écrivant que de loin en loin des réponses indispensables. Accablé une année entière sans relâche de travaux sous lesquels ma santé succombait, et ayant de plus l’occupation d’une maison et d’un jardin, et même de l’agriculture, enseveli dans les Alpes, dans les livres, et dans les ouvrages de la campagne, je me sentais incapable de vous amuser, et encore plus de vous consoler ; car, après avoir dit autrefois assez de bien des plaisirs de ce monde (2), je me suis mis à chanter ses peines. J’ai fait comme Salomon, sans être sage ; j’ai vu que tout était à peu près vanité et affliction, et qu’il y a certainement du mal sur la terre.
Vous devez être de mon avis, madame, dans l’état où vous êtes ; et je crois qu’il n’y a personne qui n’ait senti quelquefois que j’ai raison. Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est celui du mal ; or, pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau aussi énorme que celui de Cîteaux (3) ? ou comment ce tonneau s’est-il fait tout seul ? cela vaut bien la peine d’être examiné. J’ai eu cette charité pour le genre humain ; car pour moi, si j’osais, je serais assez content de mon partage.
Le plus grand bien auquel on puisse prétendre est de mener une vie conforme à son état et à son goût. Quand on en est venu là, on n’a point à se plaindre ; et il faut souffrir ses coliques patiemment.
Je présume, madame, que vous tirez un bien meilleur parti encore de votre situation que moi de la mienne. Vous êtes faite pour la société ; la vôtre doit être recherchée par tous ceux qui sont dignes de vivre avec vous. La privation de la vue vous rend le commerce de vos amis plus nécessaire, et par conséquent plus agréable ; car les plaisirs ne naissent que des besoins. Il vous fallait absolument Paris, vous auriez péri de chagrin à la champagne ; et moi je ne peux plus vivre que dans la retraite où je suis. Nos maux sont différents, et il nous faut de différents remèdes.
Il est vrai qu’il est triste d’achever sa vie loin de vous, et c’est une des choses qui me font conclure que Tout n’est pas bien. Tout doit être bien pour M. le président Hénault. S’il y a quelqu’un pour qui le bon tonneau soit ouvert, c’est lui. M. le maréchal de Richelieu en boira sa bonne part, s’il prend les forts de Port-Mahon. Cette île de Minorque s’appelait autrefois l’Ile de Vénus ; il est juste que ce soit à M. de Richelieu qu’elle se rende.
Adieu, madame ; soyez sûre que le bord du lac Léman n’est pas l’endroit de la terre où vous êtes le moins chérie et respectée.
1 – Depuis juillet 1754. (G.A.)
2 – Dans le Mondain. (G.A.)
3 – Ou plutôt de Clairvaux. (G.A.)
à M. Colini.
A Monrion, jeudi au soir, 13 Mai 1756.
Mon cher Colini, je vous suis obligé de toutes vos attentions. Madame Denis répondra sur l’article de Palais (1). Pour moi, j’ai à cœur que Loup (2) fasse un marché avec le batelier, et qu’il vous en instruise avant de conclure.
Je crois qu’il faudra que vous changiez de chambre, pendant que l’on mettra en couleur le vestibule de l’escalier. Il faudra aussi que les filles, qui logent en haut, mettent leurs lits dans l’ancienne maison, ou ailleurs. Ce sera l’affaire de peu de jours. J’ai extrêmement à cœur ce petit ouvrage, qui rendra la maison plus propre. Je vous prie d’ordonner qu’on fasse travailler les chevaux, sans les trop fatiguer. Nous ne partons pour Berne que samedi matin.
Je ne puis trop vous remercier de l’attention que vous avez eue de faire observer à MM. Cramer qu’il faut donner un coup de ciseau à tous les cartons. Ayez, je vous prie, le soin de les engager à n’y pas manquer. Je vous embrasse ; j’ai grande envie de vous revoir.
1 – Il s’agissait de paille à prendre à Plain-Palais, près Genève. (G.A.)
2 – Domestique. (G.A.)
à M. Colini.
A Monrion, 15 Mai 1756.
La bise nous a retenus : nous ne partons pour Berne que demain dimanche, au matin. Je suis très sensible à tous vos soins. Je recommande à votre grande industrie la porte grillée qui ne ferme point. Si vous en venez à bout, je vous croirai un grand architecte. Pourriez-vous vous amuser à faire un nouveau plan du jardin des Délices, où il n’y eût que des points en crayon ? Nous le remplirions ensemble à mon retour.
Je compte sur les coups de ciseaux des fratelli Cramer ; je voudrais aussi qu’ils allassent lentement avec Louis XIV (1), à qui j’ai encore quelques coups de pinceau à donner.
Madame Denis vous a demandé un manteau fourré qui deviendra inutile ; il ne le sera pas d’avoir nos lettres. Je crois qu’on pourrait les adresser à Berne, où nous resterons quatre ou cinq jours au moins.
Allez un peu aux nouvelles chez le résident (2). Il faut savoir se i Francesi abbiano battuto, o lo siano stati.
Madame Denis, notre surintendante, approuve beaucoup le marché de la paille. Addio, caro.
1 – Le Siècle de Louis XIV allait paraître cousu à l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
2 – Montpéroux. (G.A.)
à M. Colini
A Berne (1), 18 Mai 1756.
Si vous nous envoyez quelques lettres adressées aux Délices, ne nous en envoyez à Berne qu’une fois, et gardez les suivantes jusqu’à nouvel ordre, mon cher Colini ; car nous sommes un peu en l’air. Nous irons à Soleure (2) ; de là nous retournons à Monrion, et nous regagnons ensuite notre lac de Genève.
Je vous prie d’ordonner qu’on refasse le talus que les eaux avaient emporté vers la Brandie, qu’on le sème de fenasse, et qu’on laisse deux petites rigoles pour l’écoulement des eaux à travers les haies ; c’est Loup qui doit prendre ce soin. Il faut que les charpentiers fassent en diligence le berceau qui doit être posé vis-à-vis la Brandie, et que l’on prépare des couleurs pour le peindre. Je vous prie d’ordonner aux jardiniers d’arroser les fleurs et les gazons de la terrasse. Je compte retrouver tout très propre. Il faut que Boesse (3) presse les travailleurs. Voilà de bien menus détails. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Il descendit à l’hôtel du Faucon, rue du Marché. (G.A.)
2 – Il allait y voir Chavigny, l’ambassadeur de France en Suisse qui lui proposa, dit-on, de retourner à Potsdam pour négocier avec Frédéric. (G.A.)
3 – Valet de chambre. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Monrion, le 27 Mai 1756.
Je crois, mon ancien ami, que le braiement de l’âne de Montmartre (1) est aux Délices. Je verrai ce que c’est, à mon retour dans cet ermitage. Ma nièce de Fontaine y arrive incessamment. J’aurais bien voulu qu’elle vous eût amené, et que vous aimassiez la campagne comme moi. Il y en a de plus belles que la mienne, mais il n’y en a guère d’aussi agréables. Je suis redevenu sybarite, et je me suis fait un séjour délicieux ; mais je vivrais aussi aisément comme Diogène que comme Aristippe. Je préfère un ami à des rois ; mais, en préférant une très jolie maison à une chaumière, je serais très bien dans la chaumière. Ce n’est que pour les autres que je vis avec opulence ; ainsi je défie la fortune, et je jouis d’un état très doux et très libre que je ne dois qu’à moi.
Quand j’ai parlé en vers des malheurs des humains mes confrères, c’est par pure générosité ; car, à la faiblesse de ma santé près, je suis si heureux que j’en ai honte (2). Je vous aimerais bien mieux encore compagnon de ma retraite qu’éditeur de mes rêveries.
Les faquins qui poursuivent la mémoire de Bayle méritent le mépris et le silence. Je vous remercie de supprimer la petite remarque qui leur donne sur les oreilles. Tout le reste aura son passeport chez les honnêtes gens. Il est vrai que cette édition paraît bien tard, et qu’on a donné trop de temps aux sots pour répandre leurs préjugés sur la première. Celle-ci est aussi forte ; mais elle est mesurée et accompagnée de correctifs qui ferment la bouche à la superstition, tandis qu’ils laissent triompher la philosophie.
Je vous ai déjà mandé que je ne suis pas partisan de ce vers :
Tandis que de la grâce. . . . . (Loi natur., 3e part.)
mais que j’aime mieux un vers hasardé qu’un vers plat.
Je ne sais pas ce qu’on veut dire par les prétendues dissensions des Cramer ; il n’y en a jamais eu l’ombre. Ce sont des gens d’une très bonne famille de Genève, qui ont de l’éducation et beaucoup d’esprit ; ils sont pénétrés de mes bienfaits, tout minces qu’ils sont, et ont fait un magnifique présent à mon secrétaire. Ce secrétaire, par parenthèse est un Florentin très aimable, très bien né, et qui mérite mieux que moi d’être de l’Académie Della Crusca.
Vous voilà donc moine de Saint-Victor (3) ; je l’ai été de Senones. J’ai travaillé avec dom Calmet pendant un mois. Je travaille actuellement avec des calvinistes, et je m’en trouve bien, excommunication à part.
Mandez-moi où il faut vous écrire. Interea vale, et me ama.
1 – Voyez la lettre à Thieriot du 30 Avril. (G.A.)
2 – Rousseau fera la même réflexion sur le sort de Voltaire, dans sa lettre du 18 Août. (G.A.)
3 – L’abbaye était dans le faubourg Saint-Victor. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Monrion, 27 Mai 1756 (1).
Nous espérons apprendre la prise du fort Saint-Philippe par le premier ordinaire. L’amiral Byng ne paraît pas le plus expéditif des hommes ; il ne songe pas que la vie est courte, et qu’il faut presser sa besogne. M. de Richelieu est un peu plus alerte.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 4 Juin 1756.
Je vous ai envoyé mon cher ange, mes sermons sous l’enveloppe de M. Bouret ; mais, comme je me suis avisé de voyager un mois dans la Suisse, il se peut faire qu’il y ait eu quelque retardement dans l’envoi.
Vous voyez que la famille des Tronchin est dévouée aux arts ; mais l’auteur (1) aura des succès moins brillants que l’inoculateur. Il vaut mieux suivre Esculape qu’Apollon. On a corrigé le Nicéphore et l’Alexis selon vos vues, mais non selon vos désirs. L’Alceste est très bien entre les mains de madame Denis, puisque cela l’amuse, et que de plus c’est le triomphe des femmes. Pour moi, je vous avoue que je n’aurais jamais osé traiter un pareil sujet. Je doute fort que Racine en ait eu l’idée. Alceste peut faire à l’Opéra le plus grand effet. Il eût été à souhaiter que Quinault eût fait Alceste après Armide, dans le temps de la force de son génie, et qu’il eût eu Rameau pour musicien.
Je ne protesterai point votre lettre de change pour une tragédie, mais je demanderai du temps pour vous payer. Les éditions de mes anciennes rêveries prennent le peu de temps que ma misérable santé me laisse. Il faut joindre le Siècle de Louis XIV à un tableau du monde entier depuis Charlemagne. Vous m’avouerez qu’il est difficile qu’un malade puisse d’une main arranger le monde, et de l’autre faire une tragédie. Au reste, quand j’en ferai une, je sens bien que je travaillerai pour des ingrats ; mais je travaillerai pour vous, mon cher ange, et vous me tiendrez lieu du public. Je suis assez animé quand c’est à vous que je veux plaire ; mais quand aurez une pièce du pays des Allobroges, songez que l’on fait souvent des pièces allobroges à Paris ; alors vous me jugerez avec indulgence.
Auriez-vous lu ce recueil de Lettres (2) de madame de Maintenon, de Louis XIV, etc. ? y-a-t-il quelque chose dont un historien puisse faire usage ? Je ne vous parle que d’histoire ; je vous en demande pardon. Madame Denis vous dit les choses les plus tendres. Elles seront bien reçues, puisqu’elle fait une tragédie. Madame de Fontaine, qui n’en fait point, arrivera dans quelques jours dans mon ermitage ; il est bien joli. J’en suis fâché, car je m’y attache, et il est trop loin de vous, mon cher ange. Mille tendres respects à madame d’Argental et à tous vos amis.
1 – Voyez la lettre à d’Argental du 3 Mai. (G.A.)
2 – Par La Beaumelle, qui s’avisa de les défigurer. (G.A.)