CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
à Messieurs Cramer.
Samedi au soir, 15 Mai 1755 (nisifallor) (1).
Retenu dans ma petite retraite de Monrion par le vent de bise, je vous dirai, frères très chers, que j’ai relu le Siècle de Louis XIV.J’aurais encore quelques particularités intéressantes à y ajouter, et je pense que vous feriez bien de suspendre l’impression jusqu’à mon retour aux Délices. Il vaut bien mieux différer que de faire des cartons. A propos de cartons, je ne doute pas que vous n’ayez recommandé expressément qu’on coupât à l’imprimerie les pages des Œuvres mêlées auxquelles des cartons sont substitués. Cela est d’une importance extrême. Il arrive tous les jours que des relieurs relient ensemble la page qui devrait être supprimée et le carton qui devrait être seul employé ; alors le lecteur voit toutes les sottises de l’auteur et le libraire ne s’en trouve pas mieux.
Mille tendres compliments à toute la famille. Je pars enfin demain pour Berne, n’ayant plus le vent contraire. On dit que la flotte anglaise a aussi bon vent (2). Vous devez à présent en avoir des nouvelles. Valete, fratres.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les hostilités entre la France et l’Angleterre allaient commencer. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
Aux Délices, 21 Mai 1755.
Ce n’est pas dégoût, c’est désespoir et impuissance. Comment voulez-vous que je polisse des magots de la Chine quand on m’écorche, moi, quand on me déchire, quand cette maudite Pucelle passe toute défigurée de maison en maison, que quiconque se mêle de rimailler remplit les lacunes à sa fantaisie, qu’on y insère des morceaux tout entiers qui sont la honte de la poésie et de l’humanité ? Ma pauvre Pucelle devient une p….. infâme, à qui on fait dire des grossièretés insupportables. On y mêle encore de la satire ; on glisse, pour la commodité de la rime, des vers scandaleux contre les personnes (1) à qui je suis le plus attaché. Cette persécution d’une espèce si nouvelle que j’essuie dans ma retraite, m’accable d’une douleur contre laquelle je n’ai point de ressource. Je m’attends chaque jour à voir cet indigne ouvrage imprimé. On m’égorge, et on m’accuse de m’égorger moi-même. Cet avorton d’Histoire universelle, tronqué et plein d’erreurs à chaque page, ne m’a-t-il pas été imputé ? et ne suis-je pas à la fois la victime du larcin et de la calomnie ? Je m’étais retiré dans une solitude profonde, et j’y travaillais en paix à réparer tant d’injustices et d’impostures. J’aurais pu, en conservant la liberté d’esprit que donne la retraite, travailler à l’ouvrage (2) que vous aimez, et auquel vous voulez bien donner quelque attention ; mais cette liberté d’esprit est détruite par toutes les nouvelles affligeantes que je reçois. Je ne me sens pas le courage de travailler à une tragédie quand je succombe moi-même très tragiquement.
Il faudrait, mon cher Catilina, me donner la sérénité de votre âme et celle de M. d’Argental pour me remettre à l’ouvrage.
Soit que je sois en état d’achever mes Chinois et mes Tartares, soit que je sois forcé de les abandonner, je vous supplie de remercier pour moi M. Richelet (3) de ses offres obligeantes. Plus je suis sensible à son attention, plus je le prie de ne pas manquer de donner au public l’ERODE CINESE, di Metastasio. La circonstance sera favorable au débit de son ouvrage, et ce ne sera pas ce qui fera tort au mien. Je n’ai de commun avec Metastasio que le titre. On ne se douterait pas que la scène soit, chez lui, à la Chine ; elle peut être où l’on veut ; c’est une intrigue d’opéra ordinaire. Point de mœurs étrangères, point de caractères semblables aux miens ; un tout autre sujet et un tout autre pinceau. Son ouvrage peut valoir infiniment mieux que le mien, mais il n’y a aucun rapport. J’ai encore à vous prier, aimable ami, de dire à M. Sonning combien je le remercie d’avoir favorisé de ses grâces mon parterre et mon potager. Je lui épargne une lettre inutile ; mes remerciements ne peuvent mieux être présentés que par vous.
1 – Thibouville était nommé dans le chant XXI. Voyez la Pucelle, variantes. (G.A.)
2 – Zulime. (G.A.)
3 – Ce traducteur de Métastase avait sans doute proposé à Voltaire de retarder la publication des Héros chinois, afin qu’on n’accusât pas de plagiat l’auteur de l’Orphelin de la Chine. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 23 Mai 1755 (1).
Il faut casser mes magots de la Chine, ma chère enfant ; l’infidélité qu’on m’a faite sur cette ancienne plaisanterie de la Pucelle d’Orléans empoisonne la fin de mes jours. On m’a envoyé quelques morceaux de cet ouvrage ; tout est défiguré, tout est plein de sottises atroces. Il n’y a ni rime, ni raison, ni bienséance. Cependant on m’imputera cette indigne rapsodie, et il m’arrivera la même chose que dans l’aventure de l’Histoire générale ; on imprimera ce que je n’ai pas fait, à la faveur de ce que j’ai fait. Le contraste de cet ouvrage avec mon âge et avec mes travaux me fait sentir la plus vive douleur. Je suis très incapable de songer à une tragédie ; il faut la liberté d’esprit, et ce dernier coup m’étourdit. Si, par hasard, vous savez quelques nouvelles, si vous pouvez voir Darget et m’instruire, vous me ferez grand plaisir. J’aimerais mieux vous voir ici ; vous feriez ma consolation avec votre sœur. Comment vont les bénéfices de votre frère ? Si Jeanne d’Arc avait fondé quelque bon prieuré, il serait juste qu’il le desservît ; je lui souhaite des pucelles et des abbayes.
1 – Nous allons montrer ici à nos lecteurs les remaniements compliqués qu’il nous faut faire parfois dans cette CORRESPONDANCE. La lettre que nous donnons ici comme entière n’est qu’un fragment d’une autre lettre qui, après avoir toujours figuré à cette place, avait été rejetée par M. Beuchot au 23 Août. Or, M. Beuchot s’est trompé non moins que ses devanciers. Il n’a pas vu que le commencement de la lettre suspectée est bien du 23 Mai 1755, mais que la fin lui est étrangère et appartient à une lettre du 13 Août. Si, maintenant, on détache d’une lettre du 2 Juillet les deux derniers alinéas qui sont postérieurs à cette date, et si on reporte ces fragments au 23 Août, à titre de lettre entière, on aura, je crois, remis quelque ordre dans cette partie de la CORRESPONDANCE. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
24 Mai.
Comptez, mon cher ange, que tant que j’aurai des mains et un petit fourneau encore allumé, je les emploierai à recuire vos cinq magots de la Chine. Soyez bien sûr qu’il n’y a que vous et les vôtres qui me ranimiez ; mais je vous avoue que mes mains sont paralytiques, et que ma terre de la Chine est à la glace. Par tout ce que j’apprends des infidélités de ce monde, il y a un maudit âne (1) qui me désespère. Vous l’avez, cet âne, et vous savez qu’il est bien plus poli et plus honnête que celui qui court. J’ai relu le chant onzième (2) ; il y a depuis longtemps :
En fait de guerre, on peut bien se méprendre,
Ainsi qu’ailleurs ; mal voir et mal entendre
De l’héroïne était souvent le cas,
Et saint Denis ne l’en corrigea pas.
Vous auriez eu la vraie leçon, si vous aviez apporté la défectueuse à Plombières.
Il y a dans le chant onzième (3) :
Ce que César sans pudeur soumettait
A Nicomède, en sa belle jeunesse ;
Ce que jadis le héros de la Grèce
Admira tant dans son Ephestion ;
Ce qu’Adrien mit dans le Panthéon :
Que les héros, ô ciel, ont de faiblesse !
Enfin je n’ai rien vu dans la bonne leçon que de fort poli et de fort honnête ; mais il arrivera sans doute que quelqu’une des détestables copies qui courent sera imprimée. Vous ne sauriez croire à quel point je suis affligé. L’ouvrage, tel que je l’ai fait il y a plus de vingt ans, est aujourd’hui un contraste bien désagréable avec mon état et à mon âge ; et, tel qu’il court le monde, il est horrible à tout âge. Les lambeaux qu’on m’a envoyés sont pleins de sottises et d’impudence ; il y a de quoi faire frémir le bon goût et l’honnêteté ; c’est le comble de l’opprobre de voir mon nom à la tête d’un tel ouvrage. Madame Denis écrit à M. d’Argenson, et le supplie de se servir de son autorité pour empêcher l’impression de ce scandale. Elle écrit à M. de Malesherbes, et nous vous conjurons tous deux, mon cher et respectable ami, de lui en parler fortement : c’est ma seule ressource. M. de Malesherbes est seul à portée d’y veiller. Enfin ayez la bonté de me mander ce qu’il y a à craindre, à espérer et à faire. Veillez sur notre retraite ; mettez-moi l’esprit en repos. Ne puis-je au moins savoir qui est ce possesseur du manuscrit, qui l’a lu à Vincennes tout entier ? Si je le connaissais, ne pourrais-je pas lui écrire ? ma démarche auprès de lui ne me justifierait-elle pas un jour ? ne dois-je pas faire tout au monde pour prouver combien cet ouvrage est falsifié, et pour détruire les soupçons qu’on pourrait former un jour que j’ai eu part à sa publication ? Enfin il faut que je sois tranquille pour penser à la Chine, et je ne songerai à Gengis-kan que lorsque vous m’aurez éclairé, au moins sur ce qui me trouble, et que je me serai résigné. Adieu, mon cher ange. Jamais pucelle n’a fait tant enrager un vieillard ; mais j’ai peur que nos Chinois ne soient un peu froids : ce serait bien pis.
Parlez à M. de Malesherbes ; échauffez-moi et aimez-moi.
1 – Voyez la variante du chant XXI de la Pucelle. (G.A.)
2 – Aujourd’hui le XIIIe. (G.A.)
3 – Ou plutôt dans le chant X, aujourd’hui le XIIe. (G.A.)
à M. le comte d’Argenson.
Des Délices, près Genève, 25 Mai 1755 (1).
Mon oncle étant trop malade, monseigneur, pour avoir l’honneur de vous écrire, je vous supplie, en son nom et au mien, de vouloir bien employer vos bontés pour nous, votre autorité et votre équité, pour prévenir une chose très désagréable, sur laquelle je vous ai confié mes craintes depuis si longtemps.
On fait courir dans Paris des morceaux très informes de ce poème intitulé la Pucelle, fait il y a plus de vingt années. Comme ces fragments sont imparfaits, chacun se donne la liberté de remplir les lacunes à sa fantaisie. On m’en a envoyé des morceaux dont la licence n’est pas tolérable : cela est fait par des gens qui ont aussi peu de décence que de goût.
Des libraires cherchent, dit-on, à imprimer ces rapsodies : un ordre de votre part, monseigneur, pourrait prévenir ce scandale.
Nous vous supplions, mon oncle et moi, avec la plus vive instance, de rendre ce service aux belles-lettres et au bon goût, dont vous êtes le protecteur ; ce sera une nouvelle obligation que nous vous aurons. Il serait bien cruel que mon oncle, à son âge, accablé de maladies dans sa retraite, eût l’affliction de voir paraître sous son nom un ouvrage qui n’a jamais été fait pour être imprimé, et qu’on a rendu si indigne de lui. Il paie bien cher sa réputation par l’avidité de ceux qui se servent si souvent de son nom pour tromper le public. Mais que ne fait-on pas pour de l’argent et pour nuire aux talents qui excitent l’envie ? La mienne serait de vous convaincre du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monseigneur, votre très humble et très obéissante servante. DENIS.
1 – Cette lettre, signée de madame Denis, a dû être dictée par Voltaire. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 26 Mai 1755.
Est-il possible, monseigneur, que votre santé soit si longtemps à revenir ! Comment avez-vous pu soutenir tant de douleurs et tant de privations ? A quoi donc avez-vous passé le temps, dans ce désœuvrement si triste et si étranger pour vous ? Une tragédie chinoise ne vaut pas la belle porcelaine de la Chine. Vous vous connaissez à merveille à ces deux curiosités-là, et vous avez dû bien sentir que la tragédie n’était point encore digne de paraître sous vos auspices. Ces cinq magots de la Chine ne sont encore ni cuits ni peints comme je le voudrais. Il faut attendre l’année (1) de votre consulat pour les présenter, et employer beaucoup de temps pour les finir.
Mais je suis actuellement très incapable de cuire et de peindre. Ce maudit ouvrage d’une autre espèce, dont on vous a régalé pendant votre maladie, me rend bien malade. On m’en a envoyé des morceaux indignement falsifiés, qui font frémir le bon goût et la décence. Ces rapsodies courent ; on veut les imprimer sous mon nom. L’avidité et la malignité se joignent pour me tuer. Je vous conjure de parler à ceux qui vous ont fait lire ces misères, ils sont à portée d’empêcher qu’on ne les publie. J’aurai l’honneur de vous faire tenir le véritable manuscrit ; il vous amusera ; il n’en vaut que mieux pour être plus décent ; un peu de gaze sied bien, même à un âne.
Un nommé Corbi est fort au fait de toute cette horreur. Si vous daignez l’envoyer chercher, il renoncera au projet d’imprimer quelque chose d’aussi détestable et de si dangereux, dans l’espérance de faire des profits plus honnêtes.
Madame Denis et moi nous nous mettons entre vos mains, et nous espérons tout de vos bontés.
1 – Richelieu ne devait être de service qu’en 1757. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, près de Genève, 28 Mai.
Pardon, mon cher ange, nous ne savons pas précisément la demeure de Corbi, et nous vous supplions de lui faire tenir cette lettre.
Il est très certain que Grasset n’est qu’un prête-nom ; que c’est à Paris qu’on a fabriqué les additions à cet ancien poème ; que c’est à Paris qu’elles courent, et qu’on veut les imprimer ; que des protecteurs de Corbi les ont eues ; que Corbi ne les a obtenues que par eux, et que, en un mot, Corbi peut faire beaucoup de mal en les publiant, et beaucoup de bien en s’opposant à l’édition.
Vous devez avoir reçu un paquet par M. Bouret (1). Je vous prie de donner à M. de Thibouville cet âne honnête, en attendant que je sois en état de refaire la fin du quatrième acte et le commencement du cinquième. La pièce tomberait, dans l’état où elle est. Il faut qu’elle soit digne de votre goût et de votre amitié ; mais, pour cela, il me faut santé et repos d’esprit. Je n’ai ni l’un ni l’autre.
Si vous avez quelques gros paquets à me faire tenir, je vous prie de les adresser chez M. Bouret. Le vieux hibou des Alpes.
1 – Ce fermier-général était aux postes, à la place de Grimod de la Reynière. (G.A.)