CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 8
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à M. Paris-Duverney.
Aux Délices, le 26 Avril 1756.
Il y a un mois, monsieur, que je devais vous renouveler mes remerciements ; car il y a un mois que je jouis du plaisir de voir s’épanouir sous mes fenêtres les belles fleurs que vous eûtes la bonté de m’envoyer l’an passé. Je fais d’autant plus de cas des plaisirs de cette espèce, que malheureusement je n’en ai plus guère d’autres. Pour vous, monsieur, vous jouissez d’un bonheur plus précieux, de la santé, de la considération, et de la gloire que vous avez acquise. Ce sont là de belles fleurs qui valent mieux que des jacinthes, des renoncules, et des tulipes.
Je crois que ni vous ni moi ne serons fâchés d’apprendre la prise de Minorque par M. le maréchal de Richelieu. Vous vous êtes toujours intéressé à sa gloire, comme je l’ai vu prendre à cœur tout ce qui vous regardait. S’il venge la France des pirateries anglaises, il lui faudra une nouvelle statue à Port-Mahon ; et si les Anglais ont été assez malavisés pour ne pas prendre de justes mesures, ils auront la réputation d’avoir été de bons pirates et de très mauvais politiques.
Adieu, monsieur ; conservez-moi un souvenir qui me sera toujours infiniment précieux. Vous voulez bien que je présente ici mes très humbles obéissances à M. votre frère (1). Je le crois à présent à Brunoi, comme vous à Plaisance (2), n’ayant plus l’un et l’autre que des occupations douces qui exercent l’esprit sans le fatiguer. Vivez l’un et l’autre plus que le cardinal de Fleury, avec le plaisir et la gloire d’avoir fait plus de bien à vos amis que jamais ce ministre n’en a fait aux siens, supposé qu’il en ait eu.
1 –Pâris-Montmartel. (G.A.)
2 – Château près Nogent-sur-Marne. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 26 Avril (1).
Madame, je me doutais bien de quel avis serait votre altesse sérénissime. Le plaisant de l’affaire, c’est qu’à Paris, quand on a vu l’ouvrage adressé à une princesse, on a cru que cette princesse était une sœur de … (2), et on l’a imprimé avec son nom. Je n’ai eu qu’à me taire, et je laisse les prêtres et les philosophes se battre.
Les Français et les Anglais doivent se battre, à présent, un peu plus sérieusement. M. de Richelieu attaque à présent le Port-Mahon, et la flotte anglaise n’a pas encore paru pour le défendre. Si elle n’arrive que pour être témoin de la prise, l’Angleterre perdra son crédit dans l’Europe.
Il est toujours très confirmé, par les lettres que je reçois de Buénos-Ayres, que les jésuites font, de leur côté, très respectueusement la guerre au roi d’Espagne, et qu’ils empêchent les peuples du Paraguay de lui obéir.
Les mêmes lettres m’apprennent les détails inouïs de la destruction de Quito, au Pérou. C’est bien pis qu’à Lisbonne : la terre y a tremblé pendant trois mois. Le Tout est bien est un peu dérangé en Amérique, en Europe et en Afrique. Il se passe toujours des scènes sanglantes en Asie, tant en Perse que dans l’Indoustan. Jugez, madame, s’il est doux de vivre à Gotha.
On dit, à Genève, que votre altesse sérénissime pourrait bien y envoyer le prince, son second fils, pour y faire quelque temps ses études. Que ne suis-je assez heureux pour que cette nouvelle soit vraie : ou plutôt, que ne puis-je, dès à présent, venir faire la cour à la mère, et mettre à ses pieds un cœur qui sera toujours pénétré pour elle et pour toute son auguste famille du plus profond respect et du plus inviolable attachement !
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – La margrave de Bareuth, sœur de Frédéric II. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, près de Genève, avril.
Prenez Port-Mahon, mon héros ; c’est mon affaire. Vous savez qu’un fou d’Anglais parie vingt contre un, à bureau ouvert dans Londres ? qu’on vous mènera prisonnier en Angleterre avant quatre mois. J’envoie commission à Londres de déposer vingt guinées contre cet extravagant, et j’espère bien gagner quatre cents livres sterling, avec quoi je donnerai un beau feu de joie le jour que j’apprendrai que vous avez fait la garnison de Saint-Philippe prisonnière de guerre. Je ne suis pas le seul qui parie pour vous. Vous vengerez la France, et vous enrichirez plus d’un Français. Je me flatte que, malgré la fatigue et les chaleurs, la gloire vous donne de la santé à vous et à M. le duc de Fronsac. Vous avez auprès de vous toute votre famille. Permettez-moi de souhaiter que vous buviez tous à la glace dans ce maudit fort de Saint-Philippe, couronnés de lauriers, comme des Romains triomphant des Carthaginois.
Je n’ose pas vous supplier d’ordonner à un de vos secrétaires de m’envoyer les bulletins ; mais, si vous pouvez me faire cette faveur, vous ne pouvez assurément en honorer personne plus intéressée à vos succès.
Permettez que les deux Suisses vous présentent leur tendre respect.
à M. Thieriot.
Aux Délices, 30 Avril.
Je viens de lire la gazette, et, en conséquence, je vous prie, mon ancien ami, de faire corriger (1) la note sur Bayle, s’il en est temps. Je ne veux point me brouiller avec gens qui traitent si durement Pierre Bayle (2). Le parlement de Toulouse honora un peu plus sa mémoire ; mais altri tempi, altre cure.
L’auteur des Notes sur le Sermon de Lisbonne ne pouvait prévoir qu’on ferait une Saint-Barthélemy de Bayle, du pauvre jésuite Berruyen, de l’évêque de Troyes (3), et de je ne sais quelle Christiade. Il faut retrancher tout ce passage : «Je crois devoir adoucir ici, etc. (page 20), » et mettre tout simplement : « Tout sceptique qu’est le philosophe Bayle, il n’a jamais nié la Providence, etc. ; » et, à la fin de la note, il faut retrancher ces mots : « C’est que les hommes sont inconséquents, c’est qu’ils sont injustes. » Ces mots étaient une prophétie ; supprimons-la. Les prophètes n’ont jamais eu beau jeu dans ce monde. Mettons à la place : « C’est apparemment pour d’autres raisons qui n’intéressent point ces principes fondamentaux, mais qui regardent d’autres dogmes non moins respectables. » Je vous prie, mon ancien ami, de ne pas négliger cette besogne ; elle est nécessaire. Il se trouve, par un malheureux hasard que la note, telle qu’elle est, deviendrait la satire du Discours d’un avocat-général (4) et d’un arrêt du parlement ; on pourrait inquiéter le libraire, et savoir mauvais gré à l’éditeur ; le pauvre P. Berruyer sera de mon avis. Tâchez donc, mon ancien ami, de raccommoder par votre prudence la sottise du hasard.
Je crois actuellement M. de Richelieu dans Port-Mahon ; il n’est pas allé là par la cheminée (5).
Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Dans le Poème sur la Loi naturelle. (G.A.)
2 – Le parlement venait de condamner au feu l’Analyse raisonnée sur Baule, par de Marsy ; la Christiade, poème, par Desdossat ; et l’Histoire du peuple de Dieu, par Berruyer. (G.A.)
3 – Voyez le chapitre LXVI de l’Histoire du parlement. (G.A.)
4 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)
5 – Comme chez madame de La Popelinière. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 3 Mai 1756.
Thieriot me mande, mon divin ange, que vous avez été content de l’édition de mes sermons, que ma morale vous a plu, que les notes ont eu votre approbation ; mais vous saviez l’affront qu’on venait de faire au père de l’Eglise des sages, à Bayle. On venait de le traiter comme le P. Berruyer et comme la Christiade ; on l’associait à l’évêque de Troyes. On brûlait tout et Ancien et Nouveau Testament, et mandements, et philosophie. Cette capilotade est assez singulière, et le Discours de M. Joly peu courtois pour le philosophe de Rotterdam. Mon mauvais ange voulut que, précisément dans ce temps-là, il se soit glissé au bout de mon Petit-Carême une note sur Bayle qui devient tout juste la satire d’un jugement que j’ignorais, et du Discours éloquent de M. Joly de Fleury, que je n’avais pu deviner. Je n’ai été informé que par les gazettes de l’arrêt contre l’Ecriture sainte et contre Bayle. J’ai écrit aussitôt à Thieriot, l’éditeur ; je l’ai prié de réformer ma scandaleuse note faite si innocemment. Je ne veux pas être brûlé avec la Bible ; à moi n’appartient tant d’honneur. Il est certain qu’il y a deux ou trois petits mots qui doivent déplaire beaucoup à M. Joly de Fleury : « Que ceux qui se déchaînent contre Bayle apprennent de lui à raisonner et à être modérés ; » et, à la fin de la note : « C’est qu’ils sont injustes. » Encore une fois, je ne pouvais deviner que des hommes qui raisonnent, qui sont modérés et justes, traitassent Bayle comme ils l’ont fait ; mais je ne dois pas le leur dire. Vous venez toujours à mon secours, mon ange ; mais en est-il temps ? et Thieriot n’a-t-il pas déjà fait imprimer ma bévue ? Je vous supplie aussi de ne pas permettre qu’on gâte ce vers :
L’empereur ne peut rien sans ses chers électeurs.
Loi nat., 2e part.
Le mot de cher est celui dont il se sert en leur écrivant. Ce sont ces mots propres et caractéristiques qui font le mérite d’un vers. Qu’avec ses électeurs est dur et faible. Je voudrais bien n’être ni brûlé ni mutilé.
Je mérite ces grâces de vous, puisque je vous fais faire deux tragédies à la fois sous mes yeux. La première est ce Botoniate, ce Nicéphore, que le conseiller génevois (1) raccommode ; la seconde est Alceste, à laquelle votre très humble servante, ma nièce, travaille tout doucement. Il ne reste plus que moi ; mais je vous ai déjà dit qu’il me fallait du temps, de la santé, et flatus divinus. J’attends le moment de la grâce. Si mon état continue, je serai un juste à qui la grâce aura manqué. Je ne peux d’ailleurs songer à présent qu’à Port-Mahon. Je me flatte que vous apprendrez bientôt la réduction de toute l’île. Ce sera là un beau coup de théâtre, un beau dénouement ; mais, en vérité, il est plus aisé de prendre Minorque que de faire une bonne tragédie à mon âge. Je ne connais plus les acteurs ; je suis loin de vous. Les sujets sont épuisés, et moi aussi. Il n’y a que le cœur qui soit inépuisable. Je voudrais bien que les talents fussent comme l’amitié qu’ils augmentassent avec les années. Adieu ; mille tendres respects à tous les anges.
1 – Fr. Tronchin. (G.A.)
à M. Thieriot.
Aux Délices, 8 Mai 1756 (1).
Votre lettre du 27 Avril, mon ancien ami, a croisé la mienne. Je ne sais si Lambert a imprimé les sermons en question ; mais j’ai toujours sur les remarques les mêmes scrupules. J’en ai aussi beaucoup sur les deux vers qu’on a substitués. Les chers électeurs est le mot propre. C’est le terme dont se servent toujours les empereurs, en leur écrivant ; et on est trop heureux quand le mot propre devient une plaisanterie. Avec ses électeurs est d’une platitude extrême. Le père Berruyer peut trouver fort bon qu’on le brûle ; mais je vous demande en grâce qu’on ne me mutile point.
Je sais bien que de la grâce ardent à se toucher (2) est une expression un peu hardie ; mais elle est plus supportable que le vers qu’on a mis à la place (3), par la raison que mon vers dit quelque chose et que l’autre ne dit rien. Je vous prie d’avoir égard à toutes mes requêtes, si vous faites imprimer ma rapsodie.
Je voudrais bien avoir les Pensées du citoyen de Montmartre (4) ; vous êtes à portée de me les envoyer. Je ne sais point encore quand les Cramer mettront en vente leur édition. Je vais passer quelques jours à mon ermitage, au bord du lac. Je vais de retraite en retraite. Vous qui êtes dans le fracas de Paris, au milieu de ce qu’il y a de bon et de mauvais, vous devriez bien me mander ce que vous croyez digne de l’être.
Bonsoir, mon cher ami ; portez-vous mieux que moi ; je serais trop heureux si j’avais de la santé (5).
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Vers 21 de la troisième partie de la Loi naturelle. (G.A.)
3 – « Tandis qu’à ce bourreau loin d’oser l’arracher. » (G.A.)
4 – Pamphlet ou jésuite Sennemaud contre les philosophes. (G.A.)
5 – Ce dernier alinéa est de la main de Voltaire. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 3 mai.
Mon héros, recevez mon petit compliment ; il aura du moins le mérite d’être le premier. Je n’attends pas que les courriers soient arrivés. Il n’y aurait pas grand mérite à vous envoyer le mauvais vers quand tout le monde vous chantera. Je m’y prends à l’avance ; c’est mon droit de vous deviner. Je vous crois à présent dans Port-Mahon ; je crois la garnison prisonnière de guerre ; et si la chose n’est pas faite quand j’ai l’honneur de vous écrire, elle le sera à la réception de mon petit compliment. Une flotte anglaise peut arriver. Eh bien ! elle sera le témoin de votre triomphe. Enfin pardonnez-moi si je me presse. Vous vous pressez encore plus d’achever votre expédition. Il y a longtemps que je vous ai entendu dire que vous étiez primesautier.
Depuis plus de quarante années
Vous avez été mon héros ;
J’ai présagé vos destinées.
Ainsi quand Achille à Scyros
Paraissait se livrer en proie
Aux jeux, aux amours, au repos,
Il devait un jour sur les flots
Porter la flamme devant Troie :
Ainsi quand Phryné dans ses bras
Tenait le jeune Alcibiade,
Phryné ne le possédait pas,
Et son nom fut dans les combats
Egal au nom de Miltiade.
Jadis les amants, les époux,
Tremblaient en vous voyant paraître :
Près des belles et près du maître
Vous avez fait plus d’un jaloux ;
Enfin c’est aux héros à l’être.
C’est rarement que dans Paris,
Parmi les festins et les ris,
On démêle un grand caractère ;
Le préjugé ne conçoit pas
Que celui qui sait l’art de plaire
Sache aussi sauver les Etats :
Le grand homme échappe au vulgaire.
Mais lorsqu’aux champs de Fontenoi
Il sert sa patrie et son roi ;
Quand sa main des peuples de Gênes
Défend les jours et rompt les chaînes ;
Lorsque, aussi prompt que les éclairs,
Il chasse les tyrans des mers
Des murs de Minorque opprimée,
Alors ceux qui l’ont méconnu
En parlent comme son armée.
Chacun dit : Je l’avais prévu.
Le succès fait la renommée.
Homme aimable, illustre guerrier,
En tout temps l’honneur de la France,
Triomphez de l’Anglais altier,
De l’envie, et de l’ignorance.
Je ne sais si dans Port-Mahon
Vous trouverez un statuaire ;
Mais vous n’en avez plus affaire :
Vous allez graver votre nom
Sur les débris de l’Angleterre ;
Il sera béni chez l’Ibère
Et chéri dans ma nation.
Des deux Richelieu sur la terre
Les exploits seront admirés ;
Déjà tous deux sont comparés,
Et l’on ne sait qui l’on préfère.
Le cardinal affermissait
Et partageait le rang suprême
D’un maître qui le haïssait ;
Vous vengez un roi qui vous aime.
Le cardinal fut plus puissant,
Et même un peu trop redoutable :
Vous me paraissez bien plus grand,
Puisque vous êtes plus aimable.
Pardon, monseigneur, d’un si énorme bavardage ; vous avez bien autre chose à faire.