CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 7
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à M. le président de Ruffey.
12 Avril.
. . . . . . Je suis fort en peine actuellement de M. le maréchal de Richelieu. J’ai bien peur qu’il trouve des vaisseaux anglais sur son chemin, avant que d’arriver à Minorque ; mais s’il peut ou les devancer ou les battre, il prendra Port-Mahon ; il vengera la France, et reviendra comblé de gloire. . . . . . . . .
à M. Dupont.
Aux Délices, 16 Avril.
Le Suisse Voltaire envoie au philosophe de Colmar, pour ses œufs de Pâques, ces deux petits sermons de carême. Madame Denis et lui l’aimeront toujours.
à M. le duc d’Uzès.
Aux Délices, près de Genève, 16 Avril 1756.
Vous voyez, monsieur le duc, l’excuse de mon long silence dans la liberté que je prends de ne pas écrire de ma main. Mes yeux ne valent pas mieux que le reste de mon corps. Il faut que vous ayez plus de courage que moi ; puisque vous écrivez de si jolies lettres avec un rhumatisme ; mais c’est que vous avez autant d’esprit que de courage.
Il est vrai, monsieur le duc, que je me suis avisé, il y a quelques années, d’argumenter en vers sur la Religion naturelle en nous fâchant très mal à propos. Mais il n’est pas rare à la nature humaine de voir le bien et de faire le mal. On a imprimé à Paris ce petit ouvrage depuis quelque temps, mais entièrement défiguré, et on y a joint des fragments d’une jérémiade sur le Désastre de Lisbonne et d’un examen de cet axiome, Tout est bien. Toutes ces rêveries viennent d’être recueillies à Genève ; on les a imprimées correctement avec des notes assez curieuses. Si cela peut amuser votre loisir, je donnerai le paquet à M. de Rhodon (1), qui sans doute, trouvera des occasions de vous le faire tenir.
Puisque vous me parlez des péchés de ma jeunesse, je vous assure que vous n’avez point la véritable Jeanne. Celle qu’on a imprimée et celles qui courent en manuscrit ressemblent à toutes les filles qui prennent le beau nom de pucelles sans avoir l’honneur de l’être. Bien des gens à qui le sujet plaisait se sont avisés de remplir les lacunes. Je peux vous assurer que ce mot de Bien-aimé (2) n’est pas dans mon original ; il n’est fait que pour le Cantique des cantiques. Si mon âge, mes maladies, et mes occupations, me permettaient de revoir ces anciennes plaisanteries, qui ne sont plus pour moi de saison, et si le goût vous en demeurait, je me ferais un plaisir de mettre entre vos mains l’ouvrage tel que je l’ai fait ; mais ce n’est pas là une besogne de malade.
Quant à la foule de mes autres sottises, les frères Cramer en achèvent l’impression à Genève. Je n’en fais point les honneurs. Ils ont entrepris cette édition à leurs risques et périls, et j’ai eu des raisons pour ne pas vouloir en garder plusieurs exemplaires en ma possession. Ma santé, d’ailleurs, est dans un état si déplorable, que j’évite avec soin tout ce qui pourrait entraîner quelque discussion.
Je fais des vœux, en qualité de bon Français et de serviteur de M. le maréchal de Richelieu, pour qu’il arrive dans l’île de Minorque avant les Anglais ; et je crois qu’on a beau jeu quand on part de Toulon, et qu’on joue contre des gens qui ne sont pas encore partis de Portsmouth. J’oserais bien penser comme vous, monseigneur, sur Salais ; mais vous avez probablement à la cour quelque Annibal qui croit qu’on ne peut vaincre les Romains que dans Rome.
Pardonnez, monseigneur, à un pauvre malade qui peut à peine écrire, et qui vous assure de son tendre respect et de son entier dévouement.
1 – Cité dans le chant II de la Guerre civile de Genève. (G.A.)
2 – On lisait dans quelques manuscrits :
. . . . . . . . Louis le quatorzième,
Aïeul d’un roi qu’on méprise et qu’on aime. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 16 Avril 1756.
C’est un trait digne de mon héros de daigner songer à son vieux petit Suisse, quand il s’en va prendre ce Port-Mahon. Savez-vous bien, monseigneur, que l’île de Minorque s’appelait autrefois l’île d’Aphrodise, et qu’Aphrodise, en grec, c’est Vénus ? Je me flatte que vous donnerez pour le mot : Venus victrix ; cela vous siéra à merveille. Ce mot-là ne réussit pas mal à un de vos devanciers (1), qui eut aussi affaire en son temps aux Anglais et aux dames.
Je ne conçois pas comment les Anglais pourraient s’opposer à votre expédition. Ils ont quatre cent cinquante lieues à traverser avant d’être dans la mer de vos îles Baléares ; et quand même ils arriveraient à temps, auront-ils assez de troupes ? Vous n’avez pas cent lieues de traversée. Si le sud-ouest vous est contraire, ne l’est-il pas aussi aux Anglais ? Enfin j’ai la meilleure opinion du monde de votre entreprise. Il vient tous les jours des Anglais dans ma retraite. Ils me paraissent très fâchés d’avoir chez eux des Hanovriens, et ils ne croient pas qu’on puisse vous empêcher de prendre Port-Mahon, fussiez-vous quinze jours aux îles d’Hyères. Comme on peut avoir quelques moments de loisir sur le Foudroyant, dans le chemin, je prends la liberté grande de vous envoyer mes sermons ; ils ne sont ni gais ni galants ; ils conviennent au saint temps de Pâques. Ils sont bien sérieux, mais votre sphère d’activité s’étend à tous les objets. S’ils vous ennuient, vous n’avez qu’à les jeter dans la mer. Je ne dirai Tout est bien que quand vous aurez pris la garnison de Port-Mahon prisonnière de guerre. En attendant, je songe assez tristement aux choses de ce monde. J’ai reçu de Buenos-Ayres le détail de la destruction de Quito ; c’est pis que Lisbonne. Notre globe est une mine, et c’est sur cette mine que vous allez vous battre.
Vous savez que les jésuites du Paraguay s’opposent très saintement aux ordres du roi d’Espagne. Il envoie quatre vaisseaux chargés de troupes pour recevoir leur bénédiction. Le hasard a fait que je fournis, pour ma part, un de ces vaisseaux dont une petite partie m’appartenait. Ce vaisseau s’appelle le Pascal. Il est juste que Pascal combatte les jésuites ; et cela est plaisant. Pardon de bavarder si longtemps avec mon héros. Madame Denis et moi nous lui présentons nos tendres respects, nos vœux, nos espérances, notre impatience.
1 – Le cardinal de Richelieu. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 16 Avril 1756.
Les Délices sont un hôpital, ma chère nièce ; nous sommes sur le côté votre sœur et moi ; notre Esculape-Tronchin ne peut pas être partout. Songez à conserver la santé qu’il vous a rendue. Il arrive bien souvent, dans les maladies chroniques comme les nôtres, qu’un remède agit heureusement les quinze premiers jours ; et cesse ensuite de faire son effet. C’est ce que j’ai éprouvé toute ma vie, et que je souhaite que vous n’éprouviez pas.
Dès que votre sœur et moi nous aurons repris un peu de force, nous ferons un petit voyage (1) indispensable. Ne manquez pas de nous écrire toujours aux Délices, et de nous informer de votre marche, afin que nous puissions aller au-devant de vous, et que nous ne soyons pas d’un côté tandis que vous arriverez de l’autre.
Je crois qu’on ne s’embarrasse pas plus à Paris de nos [illisible] et de la vengeance qu’il faut prendre des Anglais, que du système de Pope et de la loi naturelle. Cependant je suis fâché qu’on ait imprimé mes petits sermons ; je les ai rendus beaucoup plus corrects et plus édifiants, avec de belles notes fort instructives pour les curieux. Je vous enverrai tout cela comme je pourrai. Vous voyez que je suis bon Français ; je combats les Anglais à ma façon. Je suis comme Diogène, qui remuait son tonneau pendant que tout le monde se préparait à la guerre dans Athènes.
Je pourrai bien écrire quelque petite flagornerie à notre docteur (2), si j’ai quelques moments heureux ; mais à présent à peine puis-je dicter une mauvaise lettre en prose, et vous dire combien je vous aime.
Bonsoir, ma chère nièce ; j’embrasse votre frère, et fils, et mari, et tout ce que vous aimez.
1 – A Berne et à Soleure. (G.A.)
2 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
Aux Délices, 18 Avril 1756.
Depuis que vous m’avez quitté,
Je retombe dans ma souffrance ;
Mais je m’immole avec gaieté,
Quand vous assurez la santé
Aux petits-fils des rois de France.
Votre absence, mon cher Esculape, ne me coûte que la perte d’une santé faible et inutile au monde. Les Français sont accoutumés à sacrifier de tout leur cœur quelque chose de plus à leurs princes.
Monseigneur le duc d’Orléans et vous, vous serez tous deux bénis dans la postérités.
Il est des préjugés utiles,
Il en est de bien dangereux ;
Il fallait pour triompher d’eux,
Un père, un héros courageux,
Secondé de vos mains habiles.
Autrefois à ma nation
J’osai parler dans mon jeune âge
De cette inoculation (1)
Dont grâce à vous, on fait usage.
On la traita de vision ;
On la reçut avec outrage,
Tout ainsi que l’attraction.
J’étais un trop faible interprète
De ce vrai qu’on prit pour erreur,
Et je n’ai jamais eu l’honneur
De passer chez moi pour prophète.
Comment recevoir, disait-on,
Des vérités de l’Angleterre ?
Peut-il se trouver rien de bon
Chez des gens qui nous font la guerre ?
Français, il fallait consulter
Ces Anglais qu’il vous faut combattre :
Rougit-on de les imiter,
Quand on a si bien su les battre ?
Egalement à tous les yeux
Le dieu du jour doit sa carrière.
La vérité doit sa lumière
A tous les temps, à tous les lieux.
Recevons sa clarté chérie,
Et, sans songer quelle est la main
Qui la présente au genre humain,
Que l’univers soit sa patrie.
Une vieille duchesse anglaise aima mieux autrefois mourir de la fièvre que de guérir avec le quinquina, parce qu’on appelait alors ce remède la poudre des jésuites. Beaucoup de dames jansénistes seraient très fâchées d’avoir un médecin moliniste. Mais, Dieu merci, MM. vos confrères n’entrent guère dans ces querelles. Ils guérissent et tuent indifféremment les gens de toute secte.
On dit que vous prendrez votre chemin par Lunéville. Faites vivre cent ans le bienfaiteur (2) de ce pays-là, et revenez ensuite dans le vôtre. Imitez Hippocrate, qui préféra sa patrie à la cour des rois.
Vos deux enfants me sont venus voir aujourd’hui, je les ai reçus comme les fils d’un grand homme. Mille compliments à M. de Labat, si vous avez le temps de lui parler.
Je vous embrasse tendrement.
1 – Dans les Lettres anglaises. (G.A.)
2 – Stanislas. (G.A.)
à M. Bordes.
Aux Délices, avril 1756.
Soyez bien sûr, monsieur, que votre lettre me fait plus de plaisir que tout ce que vous auriez pu m’envoyer d’Italie, soit opéra, soit agnus Dei. Nous sommes très fâchés, madame Denis et moi, que vous n’ayez pas pu prendre votre route par Genève. Après avoir vu des palais et des cascades, et après avoir entendu des Miserere à quatre chœurs, vous auriez vu, dans une retraite paisible, deux espèces de philosophes pénétrés de votre mérite. J’ai eu longtemps un extrême désir de faire le voyage dont vous revenez mais à présent je n’ai plus d’autre passion que celle de rester tranquille chez moi, et d’y pouvoir recevoir des hommes comme vous. Je fais bien plus de cas d’un être pensant que de Saint-Pierre de Rome ; et ce n’est pas trop la peine, à mon âge, d’aller dans un pays où il faut demander la permission de penser à un dominicain.
M. l’abbé Pernetti m’a mandé qu’il fallait deux vers pour l’inscription de votre salle de spectacle, et qu’il ne fallait que deux vers. La langue française, qui, par malheur, est très ingrate pour le style lapidaire, rend cette besogne assez malaisée. Quatre vers en ce genre sont plus aisés à faire que deux. Cependant je vous prie de dire à M. l’abbé Pernetti que j’essaierai de lui obéir et de lui plaire. J’ai encore heureusement du temps devant moi ; on dit que votre salle ne sera prête que pour l’automne. Je me flatte qu’avant ce temps-là il faudra faire des inscriptions pour la statue de M. le maréchal de Richelieu, à Minorque.
Adieu, monsieur ; conservez-moi une amitié dont je sens vivement tout le prix.