CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

1756 - Partie 5

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

A Monrion, 17 Mars 1756.

 

 

          Ma chère enfant, je savais, il y a longtemps, qu’Esculape-Tronchin était à Paris ; et j’ai été fidèle à un secret qu’il ne m’avait pas dit. Je le déclare indigne de sa réputation, s’il ne vous donne pas un cul et des tétons. Vous ferez très bien de venir avec MM. Tronchin et Labat ; une femme ne peut se damner en voyageant avec son directeur, si mal se porter en courant la poste avec son médecin.

 

          Votre frère a donc quitté son pot à beurre (1) pour vous ; et il va soutenir la cause du grand conseil contre les gens tenant la cour du parlement. Nous l’embrassons tendrement votre sœur et moi. Nous comptions aller faire un petit tour à Lyon, pour la dédicace du beau temple dédié à la Comédie, que la ville a fait bâtir moyennant cent mille écus. C’est un bel exemple que Lyon donne à Paris, et qui ne sera pas suivi ; mais l’autel ne sera pas prêt, et on en pourra y officier qu’à la fin de Juin (2). Nous viendrons ou vous recevoir à Lyon, ou nous vous y reconduirons des petites Délices du lac. Enfin nous nous verrons, et tout s’arrangera, et je dirai : Tout est bien.

 

          C’est Satan qui a fait imprimer l’ébauche de mon sermon. J’ai, dans un accès de dévotion, augmenté l’ouvrage de moitié, et j’ai pris la liberté de raisonner à fond contre Pope, et, de plus, très chrétiennement. Il y a sans doute beaucoup de mal sur la terre, et ce mal ne fait le bien de personne, à moins qu’on ne dise que votre constipation a été prévue de Dieu pour le bonheur des apothicaires. Je souffre depuis quarante ans, et je vous jure que cela ne fait de bien à personne. La maladie de M. de Séchelles (3) ne fera aucun bien à l’Etat. Pour la comédie (4) de La Noue, elle lui fera quelque bien, quoiqu’on dise qu’elle ne vaut pas grand’chose.

 

          Votre sœur se donne quelquefois des indigestions de truite, et fait toujours sa cour à Alceste (5) et à Admète. Je fais de mon côté de la mauvaise prose et de mauvais vers. Je griffonne quelques articles pour l’Encyclopédie ; je bâtis une écurie, je plante des arbres et des fleurs, et je tâche de rendre l’ermitage des Délices moins indigne de vous recevoir. Je vous embrasse tendrement, vous et les vôtres, et frère et fils, et vous recommande un cul et des tétons, ma chère nièce.

 

 

1 – L’abbaye de Scellières. (G.A.)

 

2 – La salle de spectacle ouvrit à la fin d’août. (G.A.)

 

3 – L’ancien intendant de Lille. (G.A.)

 

4 – La Coquette corrigée. (G.A.)

 

5 – Madame Denis faisait une tragédie sur Alceste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 22 Mars 1756.

 

 

          Mon cher ange, vous avez raison ; il vaudrait mieux faire des tragédies que des poèmes sur les Malheurs de Lisbonne et sur la Loi naturelle. Ces deux ouvrages sont donc imprimés à Paris, pleins de lacunes et de fautes ridicules, et on est exposé à la criaillerie ! Madame de Fontaine a dû vous donner, il y a longtemps, le poème sur la Loi naturelle. On lui a donné le titre de Religion naturelle, à la bonne heure ; mais il fallait l’imprimer plus correct. C’est une faible esquisse que je crayonnai pour le roi de Prusse, il y a près de trois (1) ans, précisément avant la brouillerie. La margrave de Bareuth en a donné des copies, et j’en suis fâché pour plus d’une raison. Que faire ? il faudra le publier, après y avoir mis sagement la dernière main. J’en fais autant de la jérémiade sur Lisbonne. C’est actuellement un poème de deux cents cinquante vers. Il est raisonné, et je le crois très raisonnable. Je suis fâché d’attaquer mon ami Pope, mais c’est en l’admirant. Je n’ai peur que d’être trop orthodoxe, parce que cela ne me sied pas ; mais la résignation à l’Être suprême sied toujours bien.

 

          Encore une fois, une tragédie vaudrait mieux ; mais le génie poétique est libre et commande ; il faut attendre l’inspiration.

 

          J’apprends qu’on a imprimé la Religion naturelle à madame la duchesse de Gotha, aussi bien que celle au roi de Prusse. Je me vois comme l’âne de Buridan.

 

 

1 – Ou plutôt cinq. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, ce 22 mars (1).

 

 

          Madame, voici une petite aventure qui n’est qu’une bagatelle, mais qui me devient importante et pour laquelle j’ai recours au cœur noble et généreux de votre altesse sérénissime. Elle se souvient peut-être que j’achevai, dans mon heureux séjour à Gotha, un petit poème sur la Religion naturelle, que j’avais commencé et esquissé à Berlin pour le roi de Prusse. Je le finis à vos pieds, et je l’adressai à celle dont les bontés me sont si chères et le suffrage si précieux. Madame la margrave de Bareuth a répandu, depuis quelques mois, des copies de l’ouvrage tel qu’il était, quand je l’avais donné au roi son frère. Enfin, j’apprends que l’ouvrage est imprimé à Paris ; il est plein de fautes, et, ce qu’il y a de plus triste pour moi, c’est qu’il n’est point adressé à cette adorable princesse que j’appelais, avec tant de raison,

 

 

Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse (2).

 

 

          C’est avec le nom du roi de Prusse qu’il paraît. Je ne sais s’il conviendrait à présent que je fisse réimprimer l’ouvrage dédié à un autre qu’au roi de Prusse : cet hommage ne serait d’aucun prix pour votre altesse sérénissime, et déplairait peut-être à un roi qui est votre voisin. Je ne sais de plus s’il conviendrait que la descendante d’Ernest-le-Pieux adoptât ce que le roi de Prusse, un peu moins pieux, peut adopter.

 

          J’ignore si votre altesse sérénissime souffrirait que la dédicace fût commune à vous et à lui. Vous savez, madame, combien le sujet est délicat, et je pense que votre altesse sérénissime souhaitera que son nom ne paraisse qu’à la tête de cet ouvrage, qui ne pourra être une source de disputes. Vous êtes une divinité à laquelle on ne doit présenter que des offrandes pures et sans tache.

 

          Il y a un petit article dans la pièce (3) qui est entre vos mains, qui sera dans un éternel oubli. Les bruits abominables qui couraient se sont trouvé faux ; le médecin Tronchin était à Paris, dans le temps qu’on le disait à Cassel. Le public est né calomniateur ; il saisit toujours cruellement les plus légers prétextes. Ce n’est qu’à des vertus comme les vôtres qu’il rend toujours justice, et ce n’est qu’à un cœur comme le vôtre que je serai toujours attaché, madame, avec le profond respect, la reconnaissance que je dois à votre altesse sérénissime.

 

 

P.S. – Pardonnez, madame, si j’ai dicté cette lettre ; je suis très malade et très faible ; mais les sentiments qui m’attachent avec tant de respect et de zèle à votre altesse sérénissime et à votre auguste maison n’en sont pas moins forts.

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez le Poème sur la loi naturelle. (G.A.)

 

3 – Les vers contre Frédéric II. –G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Pictet.

 

 

Quand vos yeux séduisent les cœurs,

Vos mains daignent coiffer les têtes ;

Je ne chantais que vos conquêtes,

Et je vais chanter vos faveurs.

 

 

          Voilà ce que c’est, ma belle voisine, de faire des galanteries à des jeunes gens comme moi ! ils vont s’en vanter partout. Vous me tournez la tête encore plus que vous ne la coiffez, mais vous en tournerez bien d’autres.

 

          Mille tendres respects à père et mère, etc.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 28 Mars 1756.

 

 

          Si je n’avais pas une nièce, mon héros, vous m’auriez vu à Lyon. Je vous aurais suivi à Toulon, à Minorque. Vous auriez eu votre historien avec vous, comme Louis XIV. Que les vents et la fortune vous accompagnent ! Je ne peux répondre d’eux, mais je réponds que vous ferez tout ce que vous pourrez faire. Si jamais vous pouvez avoir la bonté de me faire parvenir un petit journal de votre expédition, je tâcherai d’en enchâsser les particularités les plus intéressantes pour le public, et les plus glorieuses pour vous, dans une espèce d’Histoire générale qui va depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Je voudrais que mon greffe fût celui de l’immortalité. Vous m’aiderez à l’empêcher de périr. Il est venu à mon ermitage des Délices des Anglais qui ont vu votre statue à Gênes ; ils disent qu’elle est belle et ressemblante. Je leur ai dit qu’il y avait dans Minorque un sculpteur bien supérieur. Réussissez, monseigneur ; votre gloire sera sur le marbre et dans tous les cœurs. Le mien en est rempli ; il vous est attaché avec la plus vive tendresse et le plus profond respect.

 

          Je me flatte que vous serez bien content de M. le duc de Fronsac. On dit qu’il sera digne de vous ; il commence de bonne heure.

 

          Oserais-je vous demander une grâce ? Ce serait de daigner vous souvenir de moi, avec M. le prince de Wurtemberg, qui sert, je crois, sous vos ordres, et qui m’honore des bontés les plus constantes.

 

          Vous m’avez parlé de certaines rapsodies sur Lisbonne et sur la Religion naturelle. Vraiment vous avez bien autre chose à faire qu’à lire mes rêveries ; mais quand vous aurez quelque insomnie, elles sont bien à votre service.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 30 Mars 1756.

 

 

          Vous direz, mon cher monsieur, que je suis un étourdi, et vous aurez raison. J’envoyai cette lettre à M. de Seigneux de Correvon (1), magistrat de Lausanne. Je mis son adresse au lieu de la vôtre. J’étais si malade, que je ne savais ce que je faisais. M. de Seigneux m’a renvoyé la lettre, sans savoir pour qui elle est. Je vous rends votre bien, c’est-à-dire mes hommages et mon cœur, qui sont certainement à vous de droit.

 

          Vous me mandez que madame de Giez vous a montré ce dessus de lettre ; c’est pur zèle de sa part. Le cachet était surmonté d’un H : on disait à Lausanne que H voulait dire Haller ; mais ce n’est pas le style d’un homme si respectable. On disait qu’il y a d’autres Haller. Tant mieux pour eux, s’ils ressemblent un peu à ce grand homme. Mais que ne dit-on pas à Lausanne !

 

          Je n’entre point dans les tracasseries ; je ne suis point de la paroisse. Je vis dans la retraite, je souffre mes maux patiemment. Je reçois de mon mieux ceux qui me font l’honneur de me venir voir. Je vous aime à jamais, et voilà tout.

 

 

1 – Auteur de quelques ouvrages utiles. Mort en 1756. (G.A.)

 

 

 

 

à MM. Cramer, frères (1).

 

 

 

 

          Je ne peux que vous remercier, messieurs, de l’honneur que vous me faites d’imprimer mes ouvrages ; mais je n’en ai pas moins de regret de les avoir faits. Plus on avance en âge et en connaissances, plus on doit se repentir d’avoir écrit. Il n’y a presque aucun de mes ouvrages dont je sois content, et il y en a quelques-uns que je voudrais n’avoir jamais faits. Toutes les pièces fugitives que vous avez recueillies étaient des amusements de société qui ne méritaient pas d’être imprimés. J’ai toujours eu d’ailleurs un si grand respect pour le public, que quand j’ai fait imprimer la Henriade et mes tragédies, je n’y ai jamais mis mon nom ; je dois, à plus forte raison, n’être point responsable de toutes ces pièces fugitives qui échappent à l’imagination, qui sont consacrées à l’amitié, et qui devaient rester dans les portefeuilles de ceux pour qui elles ont été faites.

 

          A l’égard de quelques écrits plus sérieux, tout ce que j’ai à vous dire, c’est que je suis né Français et catholique ; et c’est principalement dans un pays protestant que je dois vous marquer mon zèle pour ma patrie, et mon profond respect pour la religion dans laquelle je suis né, et pour ceux qui sont à la tête de cette religion. Je ne crois pas que dans aucun de mes ouvrages il y ait un seul mot qui démente ces sentiments. J’ai écrit l’histoire avec vérité ; j’ai abhorré les abus, les querelles, et les crimes ; mais toujours avec  la vénération due aux choses sacrées, que les hommes ont si souvent fait servir de prétexte à ces querelles, à ces abus, et à ces crimes. Je n’ai jamais écrit en théologien ; je n’ai été qu’un citoyen zélé, et plus encore un citoyen de l’univers. L’humanité, la candeur, la vérité, m’ont toujours conduit dans la morale et dans l’histoire. S’il se trouvait dans ces écrits quelques expressions répréhensibles, je serais le premier à les condamner et à les réformer.

 

          Au reste, puisque vous avez rassemblé mes ouvrages, c’est-à-dire les fautes que j’ai pu faire, je vous déclare que je n’ai point commis d’autres fautes, que toutes les pièces qui ne seront point dans votre édition sont supposées, et que c’est à cette seule édition que ceux qui me veulent du mal ou du bien doivent ajouter foi. S’il y a dans ce recueil quelques pièces pour lesquelles le public ait de l’indulgence par un plus grand travail. S’il y a des choses que le public désapprouve, je les désapprouve encore davantage.

 

          Si quelque chose peut me faire penser que mes faibles ouvrages ne sont pas indignes d’être lus des honnêtes gens, c’est que vous en êtes les éditeurs. L’estime que s’est acquise depuis longtemps votre famille dans une république où règnent l’esprit, la philosophie et les mœurs, celle dont vous jouissez personnellement, les soins que vous prenez, et votre amitié pour moi, combattent la défiance que j’ai de moi-même.

 

          Je suis, etc.

 

 

1 – Lettre imprimée dans le premier volume de l’édition de 1756. (G.A.)

 

 

 

1756 - Partie 5

 

 

 

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