CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 3
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à M. le comte d’Argental.
Février 1756.
Mon cher ange, si ceci (1) n’est pas une tragédie, ce sont au moins des vers tragiques. Je vous demande en grâce de me mander s’ils sont orthodoxes ; je les crois tels ; mais j’ai peur d’être un mauvais théologien. Il court sous mon nom je ne sais quelle pièce sur le même sujet. Il serait bon que mon vrai sermon fît tomber celui qu’on m’impute. Je vous demande en grâce d’éplucher mon prêche. Le Tout est bien me paraît ridicule, quand le mal est sur terre et sur mer. Si vous voulez que tout soit bien pour moi, écrivez-moi.
Je vous demande pardon, mon cher ange, de vous envoyer tant de vers, et point de nouvelle tragédie ; mais j’imagine que vous serez bien aise de voir les belles choses (2) que fait le roi de Prusse. Il m’a envoyé toute la tragédie de Mérope mise par lui en opéra. Permettez que je vous donne les prémices de son travail ; je m’intéresse toujours à sa gloire. Vous pourriez confier ce morceau à Thieriot, qui en chargera sans doute sa mémoire, et qui sera une des trompettes de la renommée de ce grand homme. Je ne doute pas que le roi de Prusse n’ait fait de très beaux vers pour le duc de Nivernais (3) ; mais, jusqu’à présent, on ne connaît que son traité en prose avec les Anglais.
Mille respects à tous les anges.
1 – Le Poème sur le désastre de Lisbonne. (G.A.)
2 – Ironie
3 – Ambassadeur à Berlin. (G.A.)
à M. de Chevenières.
Monrion, le 1er Février (1).
Je vous suis bien obligé, mon ami, de la pièce en prose que vous avez bien voulu m’envoyer. Les vers qu’on a la sottise de m’attribuer sur le désastre de Lisbonne ne sont assurément pas de moi ; si j’en faisais, ils seraient respectueux pour la Divinité et pleins de sensibilité pour les malheurs des hommes : il n’y a que de jeunes fous qui puissent penser autrement.
On aura dû être bien surpris à la cour du traité (2) de l’Angleterre et de la Prusse : si cela peut conduire à un accommodement, tout le monde sera content. Je ne me mêle pas de politique, je fais seulement des vœux dans ma retraite pour que les hommes vivent en paix. Ma nièce et moi, nous vous renouvelons les assurances de la plus véritable amitié. Madame de Chenevières est comprise dans cette déclaration.
Tuus semper.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Du 16 Janvier. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Monrion, 7 Février 1756.
Je vous remercie bien fort, mon héros, de votre belle et instructive épître. Il est vrai que vous écrivez comme un chat, et que, si vous n’y prenez garde, vous égalerez le maréchal de Villars. Je me flatte bien que vous l’égalerez tout de même, quand il ne sera pas question de plume ; mais il me semble que le nouveau traité dont le roi de Prusse s’applaudit ne vous permettra pas la guerre de terre. Vous ne seriez pas le premier de votre nom (1) qui eût gagné une bataille navale ; mais, jusqu’à présent, vous n’avez pas tourné vos vues de ce côté. Vous allez pourtant vous montrer à la Méditerranée ; et je voudrais que les Anglais fissent une descente à Toulon, pour que vous les traitassiez comme on vient de les traiter à Philadelphie.
Je reviens à Fontenoy. Je suis encore à comprendre comment ma nièce ne vous donna pas le manuscrit que je lui avais envoyé pour vous. Ce manuscrit ne contenait que des mémoires qu’il fallait rédiger et resserrer ; il y avait une grande marge qui attendait vos instructions dans vos moments de loisir.
M. de Ximenès, qui allait souvent chez ma nièce, sait comment ces mémoires, informes et défigurés, ont été imprimés en partie. Je ferai transcrire l’ouvrage entier dès que je serai de retour à mes petites Délices auprès de Genève. Il est bien certain que le nom de Reissou de Thésée (2) est une chose fort indifférente ; mais ce qui ne l’est point, c’est qu’on ose vous contester le service important que vous avez rendu au roi et à la France.
Permettez-moi seulement de vous représenter qu’en vous tuant de dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans la conversation rapportée, vous semblez donner un prétexte à vos envieux de dire que ce qui suit cette conversation n’est pas plus véritable.
Je n’ai pas inventé le Thésée, et, par parenthèse, cela est assez dans le ton de M. le maréchal de Noailles. C’est, encore une fois, votre écuyer Féraulas qui me l’a conté ; c’est une circonstance inutile, sans doute ; mais ces bagatelles ont un air de vérité qui donne du crédit au reste ; et, si vous me contestez le Thésée publiquement, vous affaiblissez vous-même les vérités qui sont liées à cette conversation. On présumera que j’ai hasardé tout ce que je rapporte de cette journée si glorieuse pour vous.
Au reste, toute cette histoire est fondée sur les lettres originales de tous les généraux ; et quelques petites circonstances qu’on m’a dites de bouche ne peuvent, je crois, faire aucun tort au reste de l’histoire, quand je rapporte mot pour mot les lettres qui sont dans le dépôt du ministre.
Je souhaite que la guerre sur mer soit aussi glorieuse que la dernière guerre en Flandre l’a été.
Croirez-vous que le roi de Prusse vient de m’envoyer une tragédie de Mérope mise par lui en opéra ? Il m’avertit cependant qu’il n’est occupé qu’à des traités. Je voudrais que vous vissiez quelque chose de son ouvrage, cela est curieux. Faites vos réflexions sur ce contraste et sur tous ces contrastes. J’aurais pu donner quelques bons avis ; mais je me renferme dans mon obscurité et dans ma solitude, comme de raison.
Je ne doute pas que vous ne voyiez madame de Pompadour avant votre départ. Je n’ai qu’à vous renouveler mon éternel et respectueux attachement.
1 – Allusion au cardinal de Richelieu fermant par une digue le port de La Rochelle aux Anglais. (G.A.)
2 – Dans son Histoire de la guerre de 1741. Voltaire racontait qu’à Fontenoy : « M. le duc de Richelieu se présente hors d’haleine, l’épée à la main, et couvert de poussière. Eh bien, Reiss, lui dit le maréchal de Noailles (c’était une plaisanterie entre eux), quelle nouvelle apportez-vous ? » (G.A.)
à M. de Chenevières.
A Monrion, le 8 Février (1).
Vous me demandez, mon ami, des armes contre les sots ; votre sens commun doit vous suffire. Les petits vers que vous m’avez envoyés sur Lisbonne sont de quelque bel esprit de café ou d’antichambre. Permettez-moi de vous dire que les laquais des gens d’esprit ne m’attribueraient pas ces pauvretés. Ma nièce est très sensible à votre souvenir. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous remercie de votre attention.
Je suis bien fâché qu’on soit si bête en France ; mais du temps de Boileau on lui attribuait des vers de Colin.
Je vous dirai, pour nouvelles, que le roi de Prusse vient de m’envoyer ma tragédie de Mérope, mise par lui en opéra, en vers français. Il travaillait à la fois à cet ouvrage et à son traité.
P.S. – J’apprends, dans ce moment, que vos petits vers sont d’un jeune homme de condition (2). Je les croyais d’un jeune homme en condition. Vale.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Ximenès. (G.A.)
à la Duchesse de Saxe-Gotha.
A Monrion, 10 Février 1756 (1).
Madame, je ne sais si votre altesse sérénissime se ressouvient qu’elle voulait dans sa dernière lettre que je me fisse un peu théologien. J’ai tâché de prendre mes degrés pour vous plaire. J’ai fort augmenté mon sermon ; mais j’ai peur d’y avoir fourré quelque hérésie. Plus je réfléchis sur le mal qui inonde la terre, et plus je retombe dans ma triste ignorance. Je souhaite seulement que cet axiome, Tout est bien, se trouve vrai pour votre personne et pour toute votre auguste famille. Il me semble cependant que tout aurait pu être mieux pour vous, sans cette maudite bataille de Mulbergh (2). Mais enfin, malgré tous les maux que les querelles de religion répandirent autrefois sur votre maison, vous régnez paisiblement sur des Etats où vous êtes adorée, et votre altesse sérénissime ajoute la considération personnelle la plus distinguée aux respects que sa naissance et son rang lui attirent. Elle cultive son esprit par les lettres ; elle fait tout le bien qu’elle peut faire ; enfin le nouveau proverbe, Tout est bien, est vrai à Gotha.
On dit que tout est mal chez les Anglais, en Amérique, et chez les Français sur mer. Les sauvages alliés de la France ont détruit et mis à feu et à sang Philadelphie, capitale de la Pensylvanie, à ce que mande un jésuite iroquois à un jésuite lorrain. Les Anglais se vengent en prenant tous les vaisseaux français qu’ils rencontrent. Le roi de Prusse les empêche au moins de se battre en Allemagne, et je crois que son dernier traité n’a pas déplu à votre nation.
Votre altesse sérénissime croirait-elle que le roi de Prusse vient de m’envoyer un opéra en vers français de sa façon ? C’est ma tragédie de Mérope, qu’il m’a mise en vers lyriques. Je lui suis très obligé de cette galanterie ; je lui aurais plus d’obligation s’il réparait le mal qu’on a fait dans Francfort à une dame respectable et à moi. Cette réparation serait plus glorieuse pour lui qu’un opéra. Mais ses injustices sont moins présentes à mon cœur que vos bontés.
Je suis bien fâché, madame, d’être loin de votre altesse sérénissime, et de n’être pas à portée de dire tous les jours à la grande maîtresse des cœurs combien je révère la vraie Dorothée (3), la plus respectable, la plus aimable princesse de la terre, à qui je serai attaché pour jamais avec le plus profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Gagnée en 1547 par Charles-Quint sur les protestants, commandés par l’électeur de Saxe Jean-Frédéric. (G.A.)
3 – Personnage de la Pucelle. (G.A.)
à M. Tronchin, de LYON.
... (1).
La nouvelle du saccagement de Philadelphie se confirme-t-elle ? Est-on bien ébaubi du traité du roi de Prusse ? Ce monarque, pendant qu’il faisait son traité, faisait un opéra en vers français de ma tragédie de Mérope ; il vient de me l’envoyer. Ainsi M. le cardinal de Tencin, qui est si tendrement attaché à ce grand homme, pourrait me recevoir à bras ouverts, puisque je suis dans une si belle correspondance.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Pictet.
PROFESSEUR EN DROIT.
Monrion, 12 Février 1756.
Madame Denis, mon très cher voisin, prétend qu’elle a écrit très régulièrement à madame Pictet. Il faut que les lettres se soient croisées. Ce n’est pas avec les personnes que l’on aime qu’on manque à son devoir. Je vous remercie de vos nouvelles. Je commence à douter de la destruction de Philadelphie. Quoique je tienne cette nouvelle du roi Stanislas, je ne doute pas que le ministre de France n’envoie, comme vous le dites, des secours en Amérique sur des vaisseaux détachés. On les prendra peut-être plus aisément ; mais les ministres ont leurs raisons, dans lesquelles il ne m’appartient pas de pénétrer.
Le roi de Prusse fait des traités et des vers, il peut faire tout ce qu’il voudra. Mille tendres respects à toute votre famille.
à M. Briasson.
A Monrion, 13 Février 1756.
Avant de travailler à l’article FRANÇAIS, il serait bon que quelque homme, zélé pour la gloire du Dictionnaire encyclopédique, voulût bien se donner la peine d’aller à la Bibliothèque royale, et d’y consulter les manuscrits des dixième et onzième siècles, s’il y en a dans le jargon barbare qui est devenu depuis la langue française. On pourrait découvrir peut-être quel est le premier de ces manuscrits qui emploie le mot français, au lieu de celui de franc. Ce serait une chose curieuse de fixer le temps où nous fûmes débaptisés, et où nous devînmes sauvages français, après avoir été sauvages francs, sauvages gaulois, et sauvages celtes.
Si le roman de Philomena, écrit au dixième siècle (1), en langue moitié romance, moitié française, se trouve à la Bibliothèque du roi, on y rencontrera peut-être ce que j’indique. L’histoire des ducs de Normandie, manuscrite, doit être de la fin du onzième siècle, aussi bien que celle de Guillaume au court nez. Ces livres ne peuvent manquer de donner des lumières sur ce point, qui, quoique frivole en lui-même, devient important dans un dictionnaire. On verra si ces premiers romans se servent encore du mot franc, où s’ils adoptent celui de français.
En vérité, il n’y a que les gens qui sont à Paris qui puissent travailler avec succès au Dictionnaire encyclopédique ; cependant, quand je serai de retour à ma maison de campagne, près de Genève, je travaillerai de toutes mes forces à HISTOIRE.
Je ne doute pas que M. de Montesquieu n’ait profité, à l’article GOÛT (2), de l’excellente dissertation qu’Addison a insérée dans le Spectateur, et qu’il n’ait fait voir que le goût consiste à discerner, par un sentiment prompt, l’excellent, le bon, le mauvais, le médiocre, souvent mis l’un auprès de l’autre dans une même page. On en trouve mille exemples dans les meilleurs auteurs, surtout dans les auteurs de génie, comme Corneille.
A propos de goût et de génie, l’Eloge de M. de Montesquieu, par M. d’Alembert, est un ouvrage admirable ; il y a confondu les ennemis du genre humain.
Mille sincères et tendres compliments à M. d’Alembert, à M. Diderot, et à tous les encyclopédistes.
1 – Ou plutôt au douzième. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, une de nos notes à l’article GOÛT. (G.A.)