CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 20 Décembre 1756.

 

 

          Mon cher ange, j’ai vu cette infamie que l’on impute à la Beaumelle, et que je n’impute qu’à un diable et à un sot diable. Il y a deux endroits assez piquants contre moi dans cette rapsodie digne des halles, qu’on a osé imprimer sous mon nom. Je n’ai jamais vu d’ailleurs d’ouvrage plus digne à la fois de mépris et de châtiment ; mais je crois à présent le parlement et le public occupés de soins plus pressants que celui de juger un petit libelle. Je me console par la juste espérance que les honnêtes gens et les gens de goût me rendront justice. Vous y contribuez plus que personne, vos amis vous secondent ; il serait bien étrange que la vérité ne triomphât pas, quand c’est vous qui l’annoncez.

 

          Si cette affreuse calomnie a des suites, je suis très sûr que vous serez le premier à m’en instruire. Je crois qu’à présent je n’ai rien à faire qu’à déplorer tranquillement la méchanceté des hommes. M. le duc de La Vallière m’a mandé les mêmes choses que vous ; il veut bien se charger d’assurer madame de Pompadour de mon attachement et de ma reconnaissance pour ses bontés, et il répond qu’elle ne prêtera point l’oreille à la calomnie (1).

 

          Ce n’est pas assurément le temps que M. le maréchal de Richelieu entame ce que votre amitié généreuse lui a suggéré, et je suis bien loin de lui laisser seulement envisager que je veuille mettre ses bontés à l’épreuve. Pour Rome sauvée et les autres pièces, ce sont là des choses qu’on peut demander hardiment. Je n’y ai pas manqué, et j’espère que vous vous joindrez à moi.

 

          Zulime ne sera plus Zulime, elle changera de nom sans changer de caractère. Le lieu de la scène ne sera plus le même. Il y aura quelques scènes nouvelles ; et, comme les deux derniers actes sont absolument différents de ceux qui furent joués, la pièce sera en effet toute neuve. Le reste viendra quand il pourra, quand j’aurai de la santé, de la force, de la tranquillité ; quand la calomnie ne viendra plus assiéger mon ermitage, désoler mon cœur, et éteindre mon pauvre génie. Je vous embrasse avec larmes, mon respectable ami.

 

          Il n’est pas douteux que La Beaumelle n’ait été l’auteur et l’éditeur, avec ses associés, de cet abominable ouvrage ; je le reconnais à cent traits. Voilà pour la seconde fois qu’il fait imprimer mes propres ouvrages farcis de tout ce que sa rage pouvait lui dicter. Il y a des horreurs contre le roi même. Leur platitude ne les rend pas moins criminelles. Ce libelle est un crime de lèse-majesté, et il se vend impunément dans Paris.

 

 

1 – « Telle plutôt cette heureuse grisette, etc. » (Pucelle, ch. II.)

 

 

 

 

 

à M. P. Rousseau (1)

 

 

 

          Parmi les nouvelles affligeantes pour les bons citoyens dans plusieurs parties de l’Europe, il y en a de bien désagréables dans la littérature. On se contentait autrefois de critiquer les auteurs, on a fait succéder à cette critique permise un brigandage inouï ; on fait imprimer leurs ouvrages falsifiés et infectés de tout ce qu’on croit pouvoir nourrir la malignité, pour favoriser le débit. Voici comme s’explique, sur ce criminel abus, M. l’abbé Trublet, dans sa préface des Lettres de feu M. de La Motte :

 

          « On donne de nouvelles éditions des ouvrages des gens célèbres, pour avoir occasion d’y répandre les notes les plus scandaleuses et les traits les plus satiriques contre leurs auteurs. Il était réservé à notre siècle de voir pratiquer dans les lettres ce brigandage. »

 

          Le sage auteur de cette remarque parlait ainsi en 1754, à l’occasion du Siècle de Louis XIV, dont M. La Beaumelle s’avisa de faire et de vendre une édition chargée de tout ce que l’ignorance a de plus hardi, et de ce que l’imposture a de plus odieux. La même aventure se renouvelle depuis cinq ou six mois. Le même éditeur a falsifié plusieurs lettres de madame de Maintenon, et en a supposé quelques-unes de M. le maréchal de Villars, de M. le duc de Richelieu, qu’ils n’ont jamais écrites ; et c’est encore là le moindre abus dont on doit se plaindre dans la publication scandaleuse des prétendus Mémoires de madame de Maintenon.

 

          Le comble de ces manœuvres infâmes est une édition d’un poème intitulé la Pucelle d’Orléans. L’éditeur a le front d’attribuer cet ouvrage à l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, d’Alzire, du Siècle de Louis XIV ; et, tandis que nous attendons de lui une Histoire générale, et qu’il travaille encore au Dictionnaire encyclopédique, on ose mettre sur son compte le poème le plus plat, le plus bas, et le plus grossier qui puisse sortir de la presse. En voici quelques vers pris au hasard :

 

 

Louis s’en vint du fond des Pays-Bas

Pour cogner Charles et heurter le trépas…

 

La Puc., Var. du ch. II.

 

 

Là les lépreux, les femmes bien apprises,

Devaient changer de robe et de chemises…

 

L’heureux Villars, bon Français, plein de cœur,

Gagna le quitte ou double avec Eugène…

 

Pour les idiots ce fut une trompette ;

Le drôle avait étudié sa bête.

Il dit que Dieu, roulé dans un buisson.

A lui chétif avait donné leçon.

 

La Puc., Var. du ch. I.

 

 

Sous le foyer d’un grand feu de charbon,

La tête hors d’un énorme chaudron…

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Pendez, pendez, le vilain semblait dire :

Baiser soubrette est péché dont la loi, etc…

 

La Puc., Var. du ch. V.

 

 

Agnès baisait, Agnès était saillie…

 

A ses baisers il veut que l’on riposte,

Et qu’on l’invite à courir chaque poste.

 

La Puc., Var. du ch. X.

 

 

Chandos, suant et soufflant comme un bœuf,

Tâte du doigt si l’autre est une fille ;

Au diable soit, dit-il, ma sotte aiguille…

 

La Puc., Var. du ch. XIII.

 

 

Lecteur, ma Jeanne aura son pucelage

Jusqu’à ce que les vierges du Seigneur,

Malgré leurs vœux, sachent garder le leur.

 

La Puc., Var. du ch. XXI.

 

 

          La plume se refuse à transcrire le tissu des sottes et abominables obscénités de cet ouvrage de ténèbres. Tout ce qu’on respecte le plus y est outragé autant que la rime, la raison, la poésie, et la langue. On n’a jamais vu d’écrit ni si plat, ni si criminel ; et c’est ce langage des halles qu’on a le front d’attribuer à l’auteur de la Henriade, contre lequel même on trouve dans le poème deux ou trois traits parmi tant d’autres qui attaquent grossièrement les plus honnêtes gens du monde. Ceux qui, trompés par le titre, ont acheté cette misérable rapsodie, ont conçu l’indignation qu’elle mérite. Si une telle horreur parvient jusqu’à vous, monsieur, elle excitera en vous les mêmes sentiments, et vous n’aurez pas de peine à les inspirer au public.

 

 

1 – Cette lettre fut faite pour être publiée. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbgourg.

 

Aux Délices, 27 Décembre 1756.

 

 

          Je ne conçois rien, madame, à l’aventure de la lettre du 3 Novembre dont vous me faites l’honneur de me parler ; mais aussi je n’entends pas davantage toutes les aventures de ce bas monde. Evêques, parlements, Saxons, Prussiens, Autrichiens, Russes, tout cela me confond.  Il y a douze mille ouvriers à Lyon qui mendient leur pain, parce que le roi de Prusse a dérangé le commerce de Leipsick ; et ce monarque prétend que Leipsick lui a beaucoup d’obligation. La famine menace la Saxe et la Bohême. Laissons les hommes faire leur commun malheur, et jouissons de notre heureuse tranquillité, vous à l’île Jard, et moi aux Délices. Je ne me plains que d’être trop loin de vous. Ne croyons rien de tout ce qu’on nous dit. Il est vrai qu’un misérable s’est avisé de faire une édition infâme d’une Pucelle ; mais il n’est pas vrai que je dusse retourner en France. Dieu me préserve de quitter la retraite charmante que je me suis faite, et qui mérite son nom de Délices ! Quand on s’est fait, à notre âge, madame, une retraite agréable, il faut en jouir ; c’est le parti sage que vous avez pris, et dans lequel il faut persister.

 

          Permettez-moi de présenter mes respects à M. le premier président d’Alsace et à madame de Klinglin, et surtout à M. votre fils. Attendons patiemment l’issue des troubles d’Allemagne. Laissons les gens oisifs écrire au nom du cardinal de Richelieu. Ce monde est un orage ; sauve qui peut.

 

          Madame Denis vous souhaite des années de santé et de tranquillité en nombre ; nous en faisons autant pour madame de Brumath. Nous n’oublions pas Marie (1) ; mais nous craignons que les Prussiens ne troublent la maison archiducale. Adieu, madame ; conservez vos bontés au bon Suisse.

 

 

1 – Marie-Thérèse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame du Boccage

 

Aux Délices, route de Genève, 30 Décembre 1756

 

          Comment faites-vous, madame, pour nous donner à la fois tant de plaisir et tant de jalousie ? Nous avons reçu, madame Denis, et moi, votre présent (1), avec transport ; nous le lisons avec le même sentiment. C’est après la lecture du second chant que nous interrompons notre plaisir pour avoir celui de vous remercier. Ce second chant surtout nous paraît un effort et un chef-d’œuvre de l’art. Nous ne pouvons différer un moment à nous joindre avec tous ceux qui vous diront combien vous faites d’honneur à un art si difficile, à notre siècle, que vous enrichissez, et à votre sexe, dont vous étiez déjà l’ornement. Que vous êtes heureuse, madame ! Tout le monde, sans doute, vous rend la même justice que nous. On ne falsifie point, on ne corrompt point les beaux ouvrages dont vous gratifiez le public, tandis que moi, chétif, je suis en proie à des misérables qui, sous le nom d’une certaine Pucelle, impriment tout ce que la grossièreté a de plus bas, et ce que la méchanceté a de plus atroce. Je me console en vous lisant, madame, et permettez-moi de le dire, en comptant sur votre justice et votre amitié. Vous la devez, madame, à un homme qui sent aussi vivement que moi tout ce que vous valez, qui s’intéresse à votre gloire, et qui vous sera toujours attaché malgré l’éloignement.

 

          Madame Denis vous dit les mêmes choses que moi , nous vous remercions mille fois. Nous allons reprendre notre lecture ; nous vous aimons, nous vous admirons. Comment vous dire que je suis comme un autre, madame, avec respect ? etc.

 

 

1 – La Colombiade, poème épique. (G.A.)

 

 

 

 

 

1756 - Partie 22

 

 

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