CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 19

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Photo de PAPAPOUSS

 

(Namibie)

 

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 25 Octobre 1756 (1).

 

 

          Vous savez qu’on prétend que le roi de Pologne a échappé (2) à ce diable de Salomon du Nord ; il y a des temps où c’est un grand bonheur de sortir de chez soi. On ajoute que les hussards de Nadasti vont droit à Berlin par le plus court ; mais on n’est encore bien informé de rien, pas même de la bataille du 1er.

 

          Voilà un premier acte de tragédie embrouillé et sanglant ; toute la pièce sera dans ce goût. J’aime mieux votre théâtre de Lyon.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il se retira en Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 25 Octobre 1756.

 

 

          J’ai toujours mon rhumatisme, madame, et, de plus, j’ai été mordu par mon singe, le jour de la nouvelle, vraie ou fausse, de la défaite de votre armée. Je suis au lit comme un des blessés. Pardonnez-moi de ne vous pas écrire de ma main. Je me porterai certainement mieux quand vous m’apprendrez que vos amis les serviteurs de Marie ont fait un petit tour vers Berlin. Nous nous flattons au moins que le roi de Pologne est hors de danger et hors de chez lui. Il est bien triste que ce qui pût lui arriver de mieux fût de sortir de ses Etats. Il y a des gens qui prétendent qu’il va en Pologne armer la Pospolite (1) en sa faveur ; mais la Pospolite fait rarement des efforts pour ses souverains, et leur fournit aussi peu de troupes que d’argent. Si vous avez quelques nouvelles, madame, daignez en faire part aux solitaires des Délices. Vous savez que les bords du Rhin sont plus près du théâtre des événements que les paisibles bords de notre lac ; nous ne sommes encore bien informés d’aucun détail. Cela est triste pour ceux qui s’intéressent à Marie, et assurément, personne ne lui est plus attaché que moi depuis trois ans (2). Mais je vous le suis bien davantage, madame, et depuis plus longtemps. Mille tendres respects aux deux dignes amies.

 

 

1 – Réunion générale de la noblesse polonaise pour aller à la guerre. (G.A.)

 

2 – Elle l’avait protégé lors de l’affaire de Francfort. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 30 Octobre 1756 (1).

 

 

          Ce qu’on dit du désastre du roi de Pologne commence à me faire croire que le Salomon du Nord finira par avoir raison. On prétend qu’il a dit : « J’ai un projet ; s’il réussit, je suis le maître de l’Europe ; sinon, je m’en … » Et moi aussi, et j’aime mieux ma solitude que toutes les cours. Laissons les héros s’égorger et vivons tranquilles. J’ai chez moi M. le duc de Villars que j’ai engagé à venir consulter le docteur pour une sciatique, et il se trouve que je suis affublé moi-même d’une sciatique plus violente que la sienne.

 

 

P.S. : Je ne sais point de détails des Fourches Caudines du roi de Pologne : s’il a fait un traité, je tiens tout fini ; s’il ne l’a pas fait, je crois la guerre générale.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Aux Délices, 1er Novembre 1756.

 

 

          Je n’ai point eu de cesse, mon héros, que je n’aie fait venir dans mon ermitage M. le duc de Villars, de son trône de Provence, pour le faire guérir par Tronchin d’un léger rhumatisme ; et moi j’en ai un goutteux, horrible, universel, que Tronchin ne guérit point, et qui m’a empêché de vous écrire. Quel plaisir m’a fait ce gouverneur des oliviers, quand il m’a parlé de vos lauriers et de l’idolâtrie qu’on a pour vous sur toutes les côtes !

 

          Je vous avais envoyé de très fausses nouvelles que je venais de recevoir de Strasbourg. J’en reçois de Vienne qui ne sont que trop vraies. On y est dans un chagrin de dépit et de consternation extrême. Il est certain que l’impératrice hasardait tout pour délivrer le roi de Pologne. M. de Brown avait fait passer douze mille hommes par des chemins qui n’ont jamais été pratiqués que par des chèvres ; il avait envoyé son fils au roi de Pologne. Ce prince n’avait qu’à jeter un pont sur l’Elbe, et venir à lui. Il promit pour le 9, puis pour le 10, le 12, le 13, et enfin il a fait son malheureux traité (1) des Fourches-Caudines. Les Anglais et les guinées ont persuadé, dit-on, ses ministres.

 

          On mande de Fontainebleau qu’on a prié le ministre (2) du roi de Prusse de s’en retourner, je n’ose le croire ; je ne crois rien, et j’espère peu. On prétend que le roi de Prusse mêle actuellement les piques de la phalange macédonienne à sa cavalerie. Ce sont les mêmes piques dont mes compatriotes les Suisses se sont servis longtemps. Je ne suis pas du métier, mais je crois qu’il y a une arme, une machine bien plus sûre, bien plus redoutable ; elle faisait autrefois gagner sûrement des batailles. J’ai dit mon secret à un officier (3), ne croyant pas lui dire une chose importante, et n’imaginant pas qu’il put sortir de ma tête un avis dont on pût faire usage dans ce beau métier de détruire l’espèce humaine. Il a pris la chose sérieusement. Il m’a demandé un modèle ; il l’a porté à M. d’Argenson. On l’exécute à présent en petit ; ce sera un fort joli engin. On le montrera au roi. Si cela réussit, il y aura de quoi étouffer de rire que ce soit moi qui sois l’auteur de cette machine destructive. Je voudrais que vous commandassiez l’armée, et que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit secret.

 

          J’ai eu la vanité de souhaiter qu’on sût mes nobles refus à votre cour. J’aurais celle d’aller à Vienne, si j’étais jeune et ingambe, et si je n’étais pas dans mes Délices avec votre servante ; mais je suis un rêveur paralytique, et je mourrai de douleur de ne pouvoir vous faire ma cour avant de mourir. Je n’ai de libre que la main droite ; je m’en sers comme je peux pour renouveler mon très tendre respect à mon héros, qui daignera me conserver son souvenir.

 

 

1 – La capitulation de Pirna. (G.A.)

 

2 – Le baron de Kniphausen. (G.A.)

 

3 – Le marquis de Florian. Il s’agit de chars de guerre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 1erNovembre 1756.

 

 

          Mon très cher ange, il y a longtemps que je ne vous ai parlé du tripot (1). M. le duc de Villars est venu de Provence dans mon ermitage, et il a insisté sur Zulime comme vous-même. Je l’avais engagé à venir se faire guérir, par le grand Tronchin, d’un petit rhumatisme que le soleil de Marseille et d’Aix n’avait pu fondre. A peine est-il arrivé que j’ai été pris d’un rhumatisme général sur tout mon pauvre corps, et notre Tronchin n’y peut rien. Il me reste une main pour vous écrire ; mais il n’y a pas chez moi une goutte de sang poétique qui ne soit figée. Heureusement nous avons du temps devant nous. Vous savez comment s’est terminée la pièce de Pirna, par des sifflets. Il (2) a rendu enfin le livre de Poésie (3) ; le voilà libre, sans armée, et sans argent. On est désespéré à Vienne. Le diable de Salomon l’emporte et l’emportera. S’il est toujours heureux et plein de gloire, je serai justifié de mon ancien goût pour lui ; s’il est battu, je serai vengé.

 

          J’espère que vous verrez bientôt madame de Fontaine, qui a été sur le point de mourir aux Délices pour avoir abusé de la santé que Tronchin lui avait rendue, et pour avoir été gourmande. M. le maréchal de Richelieu me mande que ce qui paraît faisable (4) à votre amitié et à la bonté de votre cœur ne l’est guère à la prévention. Je m’en suis toujours douté, et je crois connaître le terrain. Il faut que votre archevêque (5) reste à Conflans, et moi aux Délices ; chacun doit remplir sa vocation. La mienne sera de vous aimer et de vous regretter jusqu’à mon dernier moment.

 

          On me mande qu’il y a une édition infâme de la Pucelle que cet honnête homme de La Beaumelle avait fait imprimer et qu’on débite dans Paris ; mais heureusement les mandements font plus de bruit que les Pucelles.

 

          Vous ne m’avez jamais parlé de l’état de M. de La Marche. Je voulais qu’il vînt se mettre entre les mains de Tronchin, mais on dit qu’il est dans un état à ne se mettre entre les mains de personne. Ô pauvre nature humaine ! à quoi tiennent nos cervelles, notre vie, notre bonheur ! Portez-vous bien, vous, madame d’Argental, et tous les anges ; et conservez-moi une amitié qui embellit mes Délices, qui me console de tout, et qui seule peut me rendre quelque génie.

 

 

1 – La Comédie-Française. (G.A.)

 

2 – Le roi Auguste. (G.A.)

 

3 – Du roi de Prusse. (G.A.)

 

4 – La permission de revenir à Paris. (G.A.)

 

5 – Christophe de Beaumont en exil. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha..

 

Aux Délices, près de Genève, 2 Novembre 1756 (1).

 

 

          Madame, votre altesse sérénissime daigne m’envoyer le détail des malheurs qui environnent vos frontières. Ils ne pénètrent point jusqu’à vos Etats, et c’est une grande consolation. Qui sait même si la fortune, qui change si souvent la face de la terre, ne pourrait pas amener les choses au point que la branche aînée (2) reprît les droits dont Charles-Quint l’a dépouillée autrefois ? Je ne souhaite de mal à personne ; mais il m’est permis de souhaiter du bien à l’héroïne à laquelle je suis si attaché. Mais, probablement, tout se bornera à du sang répandu dans les gorges de la Bohême, et à de l’argent pris dans la Saxe. On dit que les Saxons paient au soldat prussien sept grosches par jour et un richdaller à chaque officier. Il faut fournir encore toutes les provisions, qui sont immenses ; et, quelque ordre que le roi de Prusse mette dans les finances de l’électorat, cet Etat sera ruiné pour longtemps.

 

          Il paraît bien difficile que l’impératrice-reine soit longtemps en état de soutenir la guerre contre la Prusse, l’Angleterre, la Hesse, etc. Sur quel prétexte, d’ailleurs, la ferait-elle après le traité du roi de Prusse avec la Saxe ? Elle n’aura plus l’électeur de Saxe à secourir ; elle ne pourra manifester le dessein secret de reprendre la Silésie ; elle n’est pas assez riche pour soudoyer une armée de Russes. Il se peut donc faire qu’on ait la paix cet hiver, et c’est assurément ce qu’on doit désirer. Mais il se peut aussi que l’opiniâtreté fasse durer les malheurs du genre humain. Très souvent une guerre continue, par cela seul qu’elle a été commencée. Il faut s’attendre à tout ; mais je ne serai point surpris si le roi de Prusse fait et donne un opéra  au mois de janvier dans Berlin, après avoir donné une bataille en Bohème au mois de septembre.

 

          Que je voudrais être dans votre cour, madame ! que je voudrais être aux pieds de votre altesse sérénissime ! Mais il y a une nièce qui gouverne ma vieillesse, et qui ne veut plus passer par Francfort.

 

          Je suis bien inquiet sur la santé de la grande maîtresse des cœurs : le ciel conserve la vôtre, madame, et celle de votre auguste famille : Agréez mon profond respect et ma reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – De Saxe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Délices, 6 Novembre 1756 (1).

 

 

          Les Anglais enchériront le sucre ; il sera cher à Leipsick ; mais les bottes y seront à bon marché, si on vend la garde-robe du comte de Bruhl (2). On dit que les Russes avancent : mais je n’ai ni foi, ni espérance en eux. Ils n’ont point d’intérêt à la question, et on n’a pas de quoi les payer. Interim Salomon rit ; attendons.

 

 

P.S. – N’avez-vous pas ri des réponses du roi de Prusse aux articles de la capitulation des Fourches-Caudines ? il se moque de l’univers, et s’en moquera. Il fera sa paix dans un mois, et ira faire jouer dans Berlin un opéra de sa façon.

 

          On dit le pape mourant (3) ; c’est dommage. Si tous ses prédécesseurs lui eussent ressemblé, il n’y eût point eu de guerres de religion dans le monde.

 

          Qui aurait dit qu’un marquis de Brandebourg aurait renvoyé d’une seul coup un roi de Pologne sur la Vistule, et fait douze mille mendiants sur le Rhône (4) ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 9 Novembre à la duchesse de Saxe-Gotha. (G.A.)

 

3 – Benoît XIV. (G.A.)

 

4 – La guerre de Saxe nuisait beaucoup à la fabrique de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 9 Novembre 1756.

 

 

          Eh bien ! madame, est-il vrai que ces Russes, ces Tartares marchent ? Pourquoi donc les Francs, les Gaulois, ne marchent-ils pas ! Est-il vrai que le primat de Pologne a dit à la diète que son roi était empêché, et que la diète s’est séparée sur-le-champ ? Il faut avoir la tête tournée pour vouloir régner sur ces gens-là. On bafoue leur roi, on pille sa maison, on le fait prisonnier, on lui donne à manger par une chatière, et les Polonais vont boire chacun chez soi. M. le comte d’Estrées (1) vous a-t-il donné quelques espérances de redresser tant de torts ? Mon Dieu ! que je m’intéresse à cette bagarre ! Votre cœur et le mien ont pris parti. Je suis fâché d’être si loin du théâtre où cette grande tragédie se joue. On sèche en attendant des nouvelles. M. de Broglie et M. de Valori reviennent-ils ? Le roi de Pologne est-il en sûreté ? a-t-il un lit ? est-il à Kœnigstein ? est-il à Varsovie ? Le comte de Bruhl s’est-il sauvé ? M de Brown a-t-il livré un nouveau combat ? Tâchez donc, madame, d’avoir des nouvelles d’Allemagne. Daignez m’en faire part. Il me paraît que Salomon-MANDRIN(2) est le maître en Saxe comme à Berlin. L’Angleterre fera des efforts pour lui. Le nord de l’Allemagne lui fournira des soldats. Il y aura deux cent mille hommes de part et d’autre. Cette belle affaire n’est pas prête à finir.

 

          Que dites-vous de Salomon, qui, étant à Dresde, dans le palais du roi de Pologne, se montrait à la fenêtre, ayant à ses côtés deux gros ministres luthériens ? Le peuple criait : Vivat ! Ah ! le saint roi !

 

          On m’a promis une singulière pièce (3) ; mais oserai-je vous l’envoyer ? On craint son ombre en pareil cas.

 

          Il fait un vent du Nord qui me tue. Calfeutrons-nous bien, madame ; point de vent coulis. Mille tendres respects à vous, madame, et à votre amie.

 

 

1 – Il commandait l’armée devant faire diversion en Westphalie. (G.A.)

 

2 – Mandrin était alors le surnom de Frédéric à la cour de France. (G.A.)

 

3 – Voyez, aux Poésies diverses :

 

Ô Salomon du Nord, etc. (G.A.)

 

1756 - Partie 19

 

 

 

 

 

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