CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 17

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à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 13 Septembre … (1).

 

 

          Priez bien Dieu, madame, avec votre chère amie madame de Brumath, pour notre Marie-Thérèse ; et si vous avez des nouvelles d’Allemagne, daignez m’en faire part. Notre Salomon du Nord vient de faire un tour de maître Gonin ; nous verrons quelles en seront les suites.

 

          On dit que la France envoie vingt-quatre mille hommes à cette belle Thérèse, sous le commandement du comte d’Estrées, et que cette noble impératrice confie trois de ses places en Flandre à la bonne foi du roi. Les Hollandais n’auront plus pour barrières que leurs canaux et leurs fromages. Ne seriez-vous pas bien aise de voir Salomon à Vienne, à la cour de la reine de Sava ? Je suis bien étonné qu’on m’attribue le compliment à la Chèvre ; c’est une pièce faite du temps du cardinal de Richelieu (2). Je ne suis point au fond de mon village, comme le dit le compliment ; et il s’en faut beaucoup que j’aie à me plaindre de cette Chèvre.

 

          Je n’ai à me plaindre que de Salomon ; mais j’oublie tous les rois dans ma retraite, où je me souviens toujours de vous.

 

          J’ai chez moi une de mes nièces qui se meurt. Je me meurs toujours aussi ; mais je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Cette lettre, toujours mise au 13 Août, ne peut être que du mois de septembre, puisque Voltaire y fait allusion à l’entrée soudaine de Frédéric en Saxe et que ce coup se fit le 29 Août. (G.A.)

 

2 – Il s’agit de quatorze vers de Maynard qu’on attribuait à Voltaire et qu’on appliquait au comte d’Argenson, surnommé la Chèvre. Voyez, au Catalogue des écrivains, l’article MAYNARD. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 13 Septembre 1756.

 

 

          Mon cher ange, vous vous êtes tiré d’affaire très courageusement avec notre conseiller d’Etat. Cet Apollon-Tronchin n’aurait pas réussi à Paris comme l’Esculape-Tronchin. Notre Esculape nous gouverne à présent ; il y a un mois que la pauvre madame de Fontaine est entre ses mains. Je ne sais qui est le plus malade d’elle ou de moi ; nous avons besoin l’un et l’autre de patience et de courage. Madame Denis espère que vingt-quatre mille Français passeront bientôt par Francfort ; elle leur recommandera un certain M. Freitag, agent du Salomon du Nord, lequel s’avise quelquefois de faire mettre des soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, dans la chambre des dames. Je voudrais que M. le maréchal de Richelieu commandât cette armée. Puisque les Français ont battu les Anglais, ils pourront bien déranger les rangs des Vandales. Avez-vous vu le vainqueur de Mahon dans sa gloire ? s’est-il montré aux spectacles ? a-t-il été claqué comme mademoiselle Clairon ? On dit que madame de Graffigni va donner une comédie grecque (1), où l’on pleurera beaucoup plus qu’à Cénie. Je m’intéresse de tout mon cœur à son succès ; mais des tragédies bourgeoises, en prose, annoncent un peu le complément de la décadence.

 

          On dit que Marie-Thérèse est actuellement l’idole de Paris, et que toute la jeunesse veut actuellement s’aller battre pour elle en Bohême. Il peut résulter de là quelque sujet de tragédie. Je ne me soucie pas que la scène soit bien ensanglantée, pourvu que le bon M. Freitag soit pendu. On attend, dans peu de jours, la décision de cette grande affaire. On ne sait encore s’il y aurait paix ou guerre. Le Salomon du Nord a couru si vite, que la reine de Saba pourrait bien s’arrêter. La paix vaut encore mieux que la vengeance. Adieu, mon cher et respectable ami ; portez-vous mieux que moi ; et aimez-moi.

 

 

1 – La Fille d’Aristide. (G.A.)

 

 

 

 

 

A la duchesse de Saxe Gotha.

 

Aux Délices, 14 Septembre 1756 (1).

 

 

          Madame, voilà une de ces occasions où il aurait fallu, à la tête de l’électorat de Saxe, quelque héros de la branche aînée, qui eût la grandeur de vos sentiments et la sagesse de votre esprit. Je me flatte, au moins, que si la guerre s’allume, l’heureuse tranquillité dont jouissent les Etats de votre Altesse sérénissime sera point troublée. Qui sait à présent, madame, sur quelle tête cet orage crèvera ? Je suis comme les Russes qui, lorsqu’on leur demande si leur autocratrice ira à la promenade, répondent : Il n’y a que Dieu et saint Nicolas qui le sachent. On a déjà donné les ordres, en France, pour assembler environ vingt mille hommes auprès de Metz. Mais c’est une démarche prudente, qui n’annonce pas encore l’effusion du sang humain.

 

          Quelque chose qui arrive, il est probable que nous autres bons Suisses nous serons toujours tranquilles. Tout indifférents que nous paraissons, nous sommes curieux, et nous attendons le dénouement avec impatience. Mais, parmi tant d’agitations, mes vœux les plus ardents sont pour la prospérité de votre altesse sérénissime et de son auguste famille. Je me flatte qu’elle jouit d’une santé parfaite ; je la souhaite à la grande maîtresse des cœurs, et je me mets à vos pieds, madame, avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 17 Septembre 1756 (1).

 

 

          Mon ancien ami, tout le monde fait des sottises. Les frères Cramer en ont fait une très ridicule ; je leur ai lavé leur tête génevoise. Ce sont gens de mérite ; mais ils ne connaissent point Paris.

 

          J’apprend que madame de La Popelinière est guérie radicalement par M. Castera. Cela est-il vrai ? Je la prie de croire que je m’y intéresse véritablement.

 

          Madame de Fontaine est très mal : M. Tronchin aura bien de la peine à la tirer d’affaire. Je serais inconsolable de la perdre.

 

          Quid novi de Salomon et de la reine de Saba ?

 

          Mes respects à madame de Graffigni ; mes compliments de ce qu’elle donne une sœur à Cénie. Je suis bien loin de rimer pour un théâtre que je ne verrai plus.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Pictet.

 

 

          J’ai lu ce morceau du jésuite Castel (1), descendant de Garasse en droite ligne, disant des injures d’un ton assez comique. Il est le cynique des jésuites, comme ce pauvre citoyen est le cynique des philosophes. Mais Rousseau n’a jamais dit d’injures à personne, et il écrit beaucoup mieux que Castel ; voilà deux grands avantages.

 

 

1 – L’Homme mora opposé à l’homme physique de M. R*** (Rousseau), 1756. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 20 Septembre 1756.

 

 

          Mon divin ange, après des Chinoises, vous voulez des Africaines (1) ; mais il y aurait beaucoup à travailler pour rendre les côtes de Tunis et d’Alger dignes du pays de Confucius. Vous vous imaginez peut-être que, dans mes Délices, je jouis de tout le loisir nécessaire pour recueillir ma pauvre âme ; je n’ai pas un moment à moi. La longue maladie de madame de Fontaine et mes souffrances prennent au moins la moitié de la journée ; le reste du jour est nécessairement donné aux processions de curieux qui viennent de Lyon, de Genève, de Savoie, de Suisse et même de Paris. Il vient presque tous les jours sept ou huit personnes dîner chez moi : voyez le temps qui me reste pour des tragédies. Cependant si vous voulez avoir l’Africaine telle qu’elle est à peu près, en changeant les noms, je pourrais bien vous l’envoyer, et vous jugeriez si elle est plus présentable que le Botoniate. Il faudrait, je crois, changer les noms, pour ne pas révolter les Dumesnil et les Gaussin ; mais il faudrait encore plus changer les choses.

 

          Le roi de Prusse est plus expéditif que moi. Il se propose de tout finir au mois d’octobre, de forcer l’auguste Marie-Thérèse de retirer ses troupes, de faire signe à l’autocratrice de toutes les Russies de ne pas faire avancer ses Russes, et de retourner faire jouer à Berlin un opéra (2) qu’il a déjà commencé. Ses soldats, en ce cas, reviendront gros et gras de la Saxe, où ils ont bu et mangé comme des affamés.

 

          Mon cher ange, quelle est donc votre idée avec le vainqueur de Mahon ? Il faut d’abord que ces frères Cramer impriment les sottises de l’univers (3) en sept volumes ; et ces sottises pourront encore scandaliser bien des sots. Il faut, en attendant, que je reste dans ma très jolie, très paisible et très libre retraite. M. le comte de Gramont, qui est ici à la suite de Tronchin, disait hier en voyant ma terrasse, mes jardins, mes entours, qu’il ne concevait pas comment on en pouvait sortir. Je n’en sortirai, mon divin ange, que pour venir passer quelques mois d’hiver auprès de vous. Je n’ai pas un pouce de terre en France ; j’ai fait des dépenses immenses à mes ermitages sur les bords de mon lac ; je suis dans un âge et d’une santé à ne me plus transplanter. Je vous répète que je ne regrette que vous, mon cher et respectable ami. Les deux nièces vous font les plus tendres compliments.

 

 

1 – Zulime. (G.A.)

 

2 – Mérope. (G.A.)

 

3 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 1er Octobre 1756.

 

 

          Mon très aimable ange, tout mon temps se partage entre les douleurs de madame de Fontaine et les miennes. Je n’en ai pas pour rendre notre Africaine digne de vos bontés. Songez que,

 

 

Pour ce changement

Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment !

 

 

RAC., Androm., act. IV, sc. III.

 

 

il me faut une année. Vous briseriez le roseau fêlé, si vous donniez actuellement un ouvrage si imparfait. Le succès des Magots de la Chine est encore une raison pour ne rien hasarder de médiocre. Promettez à mademoiselle Clairon pour l’année prochaine, et soyez sûr, mon cher ange, que je tiendrai votre parole. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que le vainqueur de Mahon gouvernera les comédiens en 1757 (1) ; alors vous aurez beau jeu. Attendez, je vous en conjure, ce temps favorable. J’espère que notre Zulime paraîtra alors avec tous ses appas, et n’en parlera point. Il y a des choses essentielles à faire. C’est une maison dans laquelle il n’y a encore qu’un assez bel appartement. J’avoue que mademoiselle Clairon serait honnêtement logée, mais le reste serait au galetas. Laissez-moi, je vous en supplie, travailler à rendre la maison supportable. Je serai bientôt débarrassé de cette Histoire générale à laquelle je ne peux suffire. Un fardeau de plus me tuerait dans le triste état où je suis. Enfin je vous conjure, par l’amitié que vous avez pour moi, et qui fait la consolation de ma vie, de ne rien précipiter. Je vous aurai autant d’obligation de cette précaution nécessaire, que je vous en ai de vos démarches auprès de mon héros. Je reconnais bien la bonté de votre cœur à tout ce que vous faites ; mais vous pouvez compter beaucoup plus sur Zulime que je ne dois me flatter sur les choses (2) dont vous me parlez à la fin de votre lettre. Il n’y a pas d’apparence, mon cher et respectable ami, que les rancuniers perdent leur rancune. Je ne prévois pas d’ailleurs que je puisse, à mon âge, quitter une retraite dont je ne peux me défaire, et qui est devenue nécessaire à ma situation et à ma santé ; mais je ne veux avoir d’autre idée que celle de pouvoir encore vous embrasser, avant de finir ma vie douloureuse.

 

          Madame de Fontaine est mieux aujourd’hui. Les deux sœurs et l’oncle se disputent à qui vous aimera davantage  mais il faut qu’on me cède.

 

          Il court un nouveau manifeste du Salomon du Nord ; il est fort long ; vous en jugerez. Il paraît qu’on ne peut guère se conduire plus hardiment dans des circonstances plus délicates.

 

          On me mande que votre archevêque (3) fait un tour dans le pays d’Astrée et de Céladon  il en reviendra avec les mœurs douces du grand druide Adamas (4).

 

          Adieu ; on ne peut être plus pénétré que je le suis de la constance généreuse de votre amitié. Vous sentez qu’il est nécessaire à mon être de vous revoir encore  mais je le souhaite bien plus que je ne l’espère.

 

 

1 – Comme premier gentilhomme de service. (G.A.)

 

2 – La permission de revenir à Paris. (G.A.)

 

3 – Christophe de Beaumont, exilé à La Roque et à La Trappe. (G.A.)

 

4 – Personnage de l’Astrée. (G.A.)

 

 

1756 - Partie 17

 

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