CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 2 Juillet 1756.
Avez-vous reçu enfin, mon cher ange, cette édition (1) qui est en chemin depuis plus d’un mois ?
C’est une pièce complexe, à ce que je vois, que celle de Port-Mahon. Nous ne touchons pas encore au dénouement, et bien des gens commencent à siffler. Ma petite lettre, non trop tôt écrite, mais trop tôt envoyée par M. d’Egmont à madame d’Egmont (2), donne assez beau jeu aux rieurs. On en a supprimé la prose, et on n’a fait courir que les vers, qui ont un peu l’air de vendre la peau de l’ours avant qu’on l’ait mis par terre. Si M. de Richelieu ne prend pas ce maudit rocher, il retrouvera à Versailles et à Paris beaucoup plus d’ennemis qu’il n’y en a dans le fort Saint-Philippe. Il faut pour mon honneur, et pour le sien surtout, qu’il prenne incessamment la ville. Il se trouverait, en cas de malheur, que mes compliments n’auraient été qu’un ridicule. Je vous prie de bien dire, mon cher ange, que je n’ai pas eu celui de répandre des éloges si prématurés. Si M. d’Egmont avait été un grand politique, il ne les aurait fait courir qu’à la veille de prendre la garnison prisonnière.
La Beaumelle m’embarrasse un peu davantage ; il est triste d’être obligé de lui répondre ; cependant il le faut. Son livre a trop de cours pour que je laisse subsister tant d’erreurs et tant d’impostures. Il attaque cent familles, il prodigue le scandale et l’injure sans la moindre preuve ; il parle de tout au hasard ; et plus il est audacieux dans le mensonge, plus il est lu avec avidité. Je peux vous répondre qu’il y a peu de pages où l’on ne trouve des mensonges très aisés à confondre. Il faut les relever, la preuve en main, dans des notes au bas des pages du Siècle de Louis XIV, sans aucune affectation, et par le seul intérêt de la vérité. Si vous et vos amis vous aviez remarqué quelque chose d’important, je vous serais bien obligé d’avoir la bonté de m’en avertir ; peut-être même les yeux du public commencent-ils à s’ouvrir sur cette insolente rapsodie. On me mande que les gens un peu instruits en pensent comme moi ; à la longue ils dirigent le sentiment du public. Nous voilà bien loin de la tragédie, mon cher ange ; j’ai besoin pour ce travail de n’en avoir aucun autre sur les bras, de quelque nature que ce soit. Tronchin est revenu ; je lui donne ma santé à gouverner, et mon âme à vous. Mille tendres respects à tous les anges.
1 – L’édition Cramer. (G.A.)
2 – Fils du maréchal de Richelieu. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
(A VOUS SEUL)
Aux Délices, 5 Juillet 1756.
Pardonnez à mes importunités, mon héros. Je me flatte que vous prendrez, ce mois-ci, le rocher et les Anglais (1). Tant mieux que la besogne soit difficile, vous en aurez plus de gloire. Vous connaissez Paris et Versailles ; vous savez comme on a murmuré que la ville de l’Europe la plus forte, après Gibraltar, n’ait pas été prise en quatre jours ; et, si vous avez pu l’emporter d’emblée, on aurait dit : Cela était bien aisé. Vous triompherez des difficultés, des Anglais, des sots, et des jaloux.
Tronchin est revenu de Paris ; il en a été l’idole, et jamais idole n’a reçu plus d’offrandes. Il a tout vu, tout entendu ; il connaît tous ceux qui osent vous porter envie. Une certaine personne (2) lui a parlé avec une confiance étonnante. Je n’ai qu’un reproche à me faire, lui a-t-elle dit, c’est d’avoir fait du mal à M. de M… (3) ; mais j’ai été trompée, etc., etc. On a parodié la petite lettre que j’avais eu l’honneur de vous écrire ; tant mieux encore. Je vais préparer des fusées, et je compte donner un feu le jour que j’apprendrai que vous êtes entré dans la place. En vérité, vous devriez bien me faire savoir par un de vos secrétaires dans quel temps à peu près vous souperez dans le fort Saint-Philippe ; vous feriez là une bonne œuvre. Elève du maréchal de Villars et son successeur, battez les ennemis de la France et les vôtres.
Il y a dans le monde un petit coin de terre où vous êtes adoré. Le lac de Genève retentit de votre nom. Recevez mes vœux, mon encens, mon attachement, mon tendre respect.
1 – Le fort Saint-Philippe était pris depuis le 28 Juin. (G.A.)
2 – La Pompadour. (G.A.)
3 – Maurepas. (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, 6 Juillet 1756.
Mon cher ami, il est vrai que l’homme en question (1) s’est conduit avec ingratitude envers ma nièce et moi, qui l’avions accablé d’amitiés et de présents. J’ai été obligé de le renvoyer. Je ne me suis jamais trompé sur son caractère, et je sais combien il est difficile de trouver des hommes.
Je vous avoue que j’en prendrais bien volontiers un de votre main, mais j’ai toute ma famille auprès de moi, et un très grand nombre de domestiques ; de sorte qu’il ne me reste pas un logement à donner. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Je vous prie, mon cher ami, de ne nous pas oublier auprès de M. et de madame de Klinglin.
Je vous plains toujours d’être à Colmar, et, en vous regrettant, je me sais bon gré d’être aux Délices. Je ne connais en vérité d’autre chagrin que celui d’être séparé de vous. Vous avez une femme aimable, de jolis enfants. Soyez heureux, s’il est possible de l’être. Je vous embrasse tendrement.
1 – Colini, son secrétaire. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, Juillet 1756 (1).
Mon héros, je vais aussi brûler de la poudre ; mais je tirerai moins de fusées que vous n’avez tiré de coups de canon. Ma prophétie a été accomplie encore plus tôt que je ne croyais, en dépit des malins qui niaient que je connusse l’avenir et que vous en disposassiez si bien. Je vous vois d’ici tout rayonnant de gloire.
Ce n’est plus aux Anacréons
De chanter avec vous à table ;
La mollesse de leurs chansons
N’aurait plus rien de convenable
A vos illustres actions.
Il n’appartient plus qu’aux Pindares
De suivre vos fiers compagnons
Aux assauts de cent bastions,
Devers les îles Baléares.
J’attends leurs sublimes écrits ;
Et s’il est vrai, comme il peut l’être,
Qu’il soit parmi vos beaux esprits
Peu de Pindares dans Paris,
Vos succès en feront renaître.
Ils diront qu’un roi modéré
Vit longtemps avec patience
L’attentat inconsidéré
D’un peuple un peu trop enivré
De sa maritime puissance ;
Qu’on a sagement préparé
La plus légitime vengeance ;
Et qu’enfin l’honneur de la France
Par vos exploits est assuré.
Mais pour moi, dans ma décadence,
Faible et sans voix je me tairai ;
Jamais je me mêlerai
De ces querelles passagères
Je sais qu’aux marins d’Albion
Vous reprochez, avec raison,
Quelques procédés de corsaires ;
Ce ne sont pas là mes affaires.
Milton, Pope, Swift, Addison,
Ce sage Lock, ce grand Newton,
Sont toujours mes dieux tutélaires.
Deux peuples en valeur égaux
Dans tous les temps seront rivaux,
Mais les philosophes sont frères.
Vos ministres, par leurs traités,
Ont assujetti la fortune ;
Vos vaisseaux, de héros montés,
Ont battu les fils de Neptune ;
Une prudence peu commune
A conduit vos prospérités ;
Mais la politique et les armes
Ne font pas mes félicités.
Croyez qu’il est encor des charmes
Sous les berceaux que j’ai plantés.
Je vis en paix, peut-être en sage,
Entre ma vigne et mes figuiers ;
Pour embellir mon ermitage,
Envoyez-moi de vos lauriers ;
Je dormirai sous leur ombrage.
1 – C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours donné à cette lettre la date du 27 Juillet ; elle doit être du 7. (G.A.)
à M. le comte Algarotti.
Aux Délices, 7 Juillet.
Ho riocevuto colla più viva gratitudine, caro signor moi, cio che ho letto col più gran piacere. Siete giudice d’ogni arte, e maestro d’ ogni stile, et doctus sermonis cujuscumque linguœ. On m’assure que vous êtes parti de Venise après l’avoir instruite, que vous allez à Rome et à Naples. On me fait espérer que vous pourrez faire encore un voyage en France, et repasser par Genève ; je le désire plus que je ne l’espère. Vous trouveriez les environs de Genève bien changés ; ils sont dignes des regards d’un homme qui a tout vu. Je n’habite que la moindre maison de ce pays-là ; mais la situation en est si agréable, que peut-être, en voyant de votre fenêtre le lac de Genève, la ville, deux rivières, et cent jardins, vous ne regretteriez pas absolument Potsdam. Ma destinée a été de vous voir à la campagne, ne pourrais-je vous y revoir encore ?
Ella troverà difficilmente un pittore tal quale lo vuole, e più difficilmente ancora un impresario, o un Swerts, che possa far rappresentare un opera conforme alle vostre belle regole ; ma troverà nel moi ritiro des Délices, un dilettante appasionato di tutto cio che scivete, e non meno innamorato della vostra gentilissima conversazione.
Je suis trop vieux, trop malade, et trop bien posté pour aller ailleurs. Si je voyageais, ce serait pour venir vous voir à Venise ; mais si vous êtes en train de courir, per Dio venite a Ginevra. Farewell, farewell ; I love you sincerely, and for ever.
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 12 Juillet (1).
Madame, mon attachement, ma sensibilité extrême pour tout ce qui intéresse votre altesse sérénissime, avaient prévenu la bonté que vous avez eue de daigner me parler de votre perte. Je suis persuadé qu’elle éprouve tous les jours de nouvelles consolations dans des enfants si chers, si dignes d’elle et si bien élevés. Elle les voit croître sous ses yeux ; elle est témoin de leurs progrès. Ce sera là, madame, le plus solide plaisir de votre vie. D’autres vont le chercher à Venise et à Naples ; mais le bonheur réel est dans vous, dans votre esprit sage et élevé ; il est dans la satisfaction d’être aimée. J’y compte pour beaucoup la grande maîtresse des cœurs ; je me flatte que les alarmes sur sa santé sont évanouies.
On a reconnu, dans Paris, que les mémoires de madame de Maintenon sont autant d’impostures, et que ses lettres, qui sont véritablement d’elle, ne contiennent pas beaucoup d’anecdotes intéressantes. Je suis persuadé qu’un esprit comme le vôtre s’amusera peu de tous ces détails inutiles.
La prise de Port-Mahon et les nouveaux traités occupent l’Europe davantage. Un homme de l’Académie des sciences, à Paris, nommé l’abbé de Gua (2), a voulu la faire trembler. Il a prédit un tremblement de terre pour le 9 de ce mois ; je me flatte qu’il n’aura pas été prophète.
Ce fameux Tronchin qui a été à Paris inoculer nos princes et guérir tant de personnes, est chez moi actuellement avec une de mes nièces, qu’il a tirée des portes de la mort. J’aurais bien voulu qu’il eût été à Gotha dans ses voyages : c’est véritablement un grand homme ; mais je suis encore plus incurable qu’il n’est habile. Il faut se soumettre à sa destinée. La mienne, madame, est d’être dévoué à votre altesse sérénissime et à toute votre auguste famille, avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – De Gua de Malves, né en 1712, mort en 1786. (G.A.)