CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

 1756 - Partie 11  

 

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à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 16 Juin 1756.

 

 

          Je ne suis pas étonné qu’on dévore ce ramas d’anecdotes où, parmi quelques vérités indifférentes, tirées des Mémoires de Dangeau, de Hébert, etc., tout fourmille de faussetés, de contradictions, et d’impostures. Le mensonge n’a jamais parlé avec tant d’impudence. Cela est fait pour être lu des ignorants oisifs, méprisé des sages, et pour indigner les gens en place. De quel front ce malheureux ose-t-il assurer que monseigneur épousa mademoiselle Choin, et que madame de Berry se maria au comte de Riom ? Quand on avance de tels faits, il faut avoir ses garants. Il était réservé à ce siècle qu’un gredin parlât de la cour comme s’il y avait joué un rôle. Il prend la peine de combattre de temps en temps le Siècle de Louis XIV, et il porte la démence jusqu’à citer des passages qui n’y ont jamais été.

 

          Je suis bien aise que ce soit un pareil coquin qui ait écrit contre vous. Il se dit citoyen de Montmartre (1), il mérite d’être citoyen d’une chiourme. Que comptez-vous faire, mon ancien ami, de l’édition de mes bagatelles ? Vous devriez bien venir voir l’auteur, et joindre votre portefeuille au mien. Nous pourrions faire quelque chose ensemble. Les Cramer ne se repentent pas de leur édition, quoiqu’il y en ait tant d’autres. Ils l’ont presque toute débitée en trois semaines ; je ne m’y attendais pas. L’Histoire générale mérite un peu plus d’attention ; on y joint le Siècle de Louis XIV, avec des additions et des notes qui sont assez curieuses. Vous ne nuiriez pas à cet ouvrage ; nous le reverrions ensemble. Mes nièces auraient soin de vous rendre votre séjour aux Délices digne du nom que ma maison ose porter. J’y jouis de la paix, j’y travaille à loisir ; ce sont là les vraies délices. Je serais trop heureux si j’avais de la santé et l’ami Thieriot. Vale.

 

 

P.S. – La lettre à M. le maréchal de Richelieu n’était pas assurément pour le public. Je ne l’ai communiquée à personne. S’il a fait voir mes prophéties, il les accomplira.

 

 

1 – Encore une fois, les Pensées d’un citoyen de Montmartre ne sont pas de La Beaumelle. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle *** (1).

 

Aux Délices, près de Genève, 20 Juin 1756.

 

 

          Je ne suis, mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils, il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les leçons ; mais, puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n’est point équivoque. Il y en a peu ; mais on profite bien davantage en les lisant, qu’avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes. Rien n’est simple, tout est affecté ; on s’éloigne en tout de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres.

 

          Tenez-vous-en, mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Les Italiens n’ont dégénéré après le Tasse et l’Arioste, que parce qu’ils ont voulu avoir trop d’esprit  et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel madame de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame Deshoulières qu’aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité notre Racine s’exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu’il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers. Croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

 

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s’accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d’exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n’est point une étude ; il n’en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela ; on n’a de maître que son plaisir et son goût.

 

Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres.

 

J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

 

 

1 – Les éditeurs de Kehl donnent cette lettre comme adressée à madame Dupuy, femme du secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 26 Juin (1).

 

 

          Vous ne savez ce que vous dites, mon cher et ancien ami, et vous faites toujours quelque quiproquo. Vous vous imaginez d’abord qu’il est question d’un intérêt d’argent pour vous, quand je vous mande que, si vous laissez subsister la note sur Bayle, elle pourra faire tort à l’éditeur. Il était bien question de cela ! Vous allez vous plaindre à M. d’Argental que j’ai supposé que Lambert vous faisait un présent ! Quel présent pouvait-il vous faire pour une telle bagatelle ? Et, quand je vous écris que vous n’avez pas entendu le passage de ma lettre, vous me répondez comme si je vous avais écrit que vous n’entendiez pas un passage de mon ouvrage : ayez donc un peu plus d’attention et des idées plus nettes.

 

          Songez bien que je vous demande si Lambert compte ajouter des pièces fugitives que je n’ai point, à celles que les Cramer ont imprimées. Songez que je vous demande si vous en avez quelques-unes. Songez qu’alors il devrait attendre, et faire à loisir une édition complète à laquelle vous présideriez. En ce cas, vous devriez venir aux Délices, et vous ne vous en repentiez pas. Vous seriez en quatre jours à Lyon : je vous adresserais à M. Tronchin, le banquier, qui vous fournirait une voiture, et nous causerions. Il y a une Histoire générale qui pourrait mériter vos soins, etc.

 

          Je vous répète, mon cher et ancien ami, que je sais, à n’en pouvoir douter, que La Beaumelle est l’auteur du Citoyen de Montmartre, et qu’il l’avait communiqué à Fréron.

 

          Vous avouez donc enfin que cet homme (2), qui cherchait à imiter Tacite, n’a imité que Gacon. Plus vous avancez dans la lecture de ses infâmes rapsodies, plus vous avez dû être indigné. On n’a jamais écrit plus insolemment tant de mensonges, et ces mensonges sont d’autant plus dangereux qu’ils sont souvent mêlés avec la vérité. Un mot de madame de Maintenon lui sert de canevas pour cent impostures. On a mis au pilori des hommes bien moins coupables.

 

          J’ai lu les Mémoires de Dangeau dont vous me parlez ; il n’y a pas quatre pages à extraire. J’ai beaucoup retouché le Siècle de Louis XIV ; il terminera l’Histoire générale. J’espère qu’un jour je ferai aimer la vérité.

 

          Je vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – La Beaumelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 26 Juin 1756 (1).

 

 

          Madame, il y a donc des malheurs aussi pour votre altesse sérénissime ? Et il faut que les vertus les plus nobles et les plus pures éprouvent, comme les autres, le sort de l’humanité : Votre résignation à la Providence, madame, est bien exercée dans la perte d’un fils aîné ; mais aussi les mêmes vertus qui sont éprouvées dans la douleur de cette perte sont récompensées par les princes qui vous restent. Vous voyez, madame, votre consolation devant vos yeux, en voyant votre perte. Votre altesse sérénissime doit, pour surcroît d’affliction, être accablée de lettres ; je lui demande pardon d’augmenter le nombre de ceux qui l’affligent en la voulant consoler. Mais comment pourrais-je ne pas écouter mon attachement et ma douleur ? il est impossible à mon cœur de retenir ses mouvements.

 

          J’ose me joindre ici à la grande maîtresse des cœurs, à tout ce qui vous entoure, madame, pour pleurer à vos pieds et à ceux de monseigneur le duc ; mais aussi je me joins à eux pour voir dans les princes vos enfants (que Dieu conserve) les plus grandes et les plus chères espérances, comme la meilleure consolation (2).

 

          Quand pourrai-je, madame, venir partager tous ces sentiments, admirer les vôtres, jouir de vos bontés et renouveler à votre altesse sérénissime, à monseigneur, à toute votre auguste maison, tous mes vœux, avec mon tendre et profond respect !

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La copie que nous avons sous les yeux porte éducation. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 28 Juin 1756.

 

 

          Mon très cher ange, j’ai fait venir les frères Cramer dans mon ermitage. Je leur ai demandé pourquoi vous n’aviez pas eu, le premier, ce recueil de mes folies en vers et en prose ; ils m’ont répondu que le ballot ne pouvait encore être arrivé à Paris. Ils disent que les exemplaires qui sont entre les mains de quelques curieux y ont été portés par des voyageurs de Genève ; ils en sont la dupe. Lambert a attrapé un de ces exemplaires, et travaille jour et nuit à faire une nouvelle édition. Comment avez-vous pu soupçonner, mon cher ange, que j’aie négligé le premier de mes devoirs ? Votre exemplaire devait vous être rendu par un nommé M. Dubuisson. Le Dubuisson et les Cramer disent qu’ils n’ont point tort ; et moi je dis qu’ils ont très grand tort, puisque vous êtes mal servi.

 

          Je n’ai point vu les feuilles de Fréron ; je savais seulement que Catilina (1) était l’ouvrage d’un fou, versifié par Pradon ; et Fréron n’en dira pas davantage. C’est cependant à ce détestable ouvrage qu’on m’immola pendant trois mois ; c’est cette pièce absurde et gothique à laquelle ordonna la plus haute faveur.

 

          L’ouvrage de La Beaumelle est bien plus mauvais et bien plus coupable qu’on ne croit ; car qui veut se donner la peine de lire avec examen ? C’est un tissu d’impostures et d’outrages faits à toute la maison royale et à cent familles. Il est juste que ce malheureux soit accueilli à Paris, et que je sois au pied des Alpes.

 

          Dieu me préserve de répondre à ses personnalités ! mais c’est un devoir de relever dans les notes du Siècle de Louis XIV les mensonges qui déshonoraient ce beau siècle.

 

          J’ai reçu une grande et éloquente lettre de la Dumesnil ; elle n’était pas tout à faire ivre quand elle me l’a écrite. Je vois que Clairon lui donne de l’émulation ; mais, si elle veut conserver son talent, il faut qu’elle cesse de boire. Mademoiselle Clairon a des inclinations plus convenables à son sexe et à son état.

 

          Je vous avoue une de mes faiblesses. Je suis persuadé, et je le serai jusqu’à ce que l’événement me détrompe, qu’Oreste réussirait beaucoup à présent ; chaque chose a son temps, et je crois, le temps venu. Je ne vous dirai pas que ce succès me serait agréable, je vous dirai qu’il me serait avantageux ; il ouvrirait des yeux qu’on a toujours voulu fermer sur le peu que je vaux.

 

          Si vous pouviez, mon cher ange, faire jouer Oreste quelque temps après Sémiramis, vous me rendriez un plus grand service que vous ne pensez. Vous pourriez faire dire aux acteurs qu’ils n’auront jamais rien de moi avant d’avoir joué cette pièce.

 

          Je vous remercie de vos anecdotes. Le discours de Louis XIV, qu’on prétend tenu au maréchal de Boufflers, passe pour avoir été débité aux maréchaux de Villars et d’Harcourt. La plaine de Saint-Denis est bien loin du Quesnoy. Il eût été bien triste de dire qu’on se ferait tuer aux portes de Paris, quand les anciennes frontières n’étaient pas encore entamées.

 

          Quoique je sois plongé dans le siècle passé, je voudrais pourtant savoir si, dans le temps présent, l’abbé de Bernis est déclaré contre moi. Je ne le crois pas ; je l’ai toujours aimé et estimé, et j’applaudis à sa fortune (2). Instruisez-moi. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Tragédie de Crébillon, 1748. (G.A.)

 

2 – Il venait, 1ermai, de conclure avec l’Autriche le fameux traité de Versailles. (G.A.)

 

 

 

 

à madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Aux Délices, 2 Juillet 1756.

 

 

          Vos lettres, madame, sont bien aimables ; mais ce n’est pas sans peine qu’on jouit du plaisir de les lire. Il n’y a point de chat qui n’avoue que vous le surpassez beaucoup. Nous avons enfin au gîte ce célèbre Tronchin, qui vous était, je crois, très inutile. Votre régime vaut encore mieux que lui. Ce sera à vous seule que vous devrez une longue vie. Jouissez-en dans le sein de l’amitié avec madame de Brumath. Si je n’étais pas retenu dans mes Délices par ma famille, j’aurais pu avoir encore la consolation de vous voir à Strasbourg. L’électeur palatin avait bien voulu m’inviter à venir lui faire ma cour à Manheim. Je sens que j’aurais donné volontiers la préférence à l’île Jard. Vous savez d’ailleurs que j’ai renoncé aux cours.

 

          Je ne sais pourquoi les parents du maréchal de Richelieu, qui sont avec lui devant Port-Mahon, ont fait courir le fragment d’une lettre que je lui écrivis il y a plus de six semaines. Ils comptaient apparemment prendre le fort Saint-Philippe plus tôt qu’ils ne le prendront. M. le duc de Villars (1) me mande qu’il vient d’envoyer encore un renfort de six cents hommes et de deux cent cinquante artilleurs. On ne dit point qu’on ait pris un seul ouvrage avancé. Cependant il me paraît qu’on ne doute pas qu’on ne vienne enfin à bout de cette difficile entreprise. Elle deviendra glorieuse par les obstacles.

 

          Vous ne vous attendiez pas, madame, qu’un jour la France et l’Autriche seraient amies. Il ne faut que vivre pour voir des choses nouvelles. Tout solitaire, tout mort au monde que je suis, j’ai l’impertinence d’être bien aise de ce traité. J’ai quelquefois des lettres de Vienne ; la reine de Hongrie est adorée. Il était juste que le Bien-Aimé et la Bien-Aimée fussent bons amis. Le roi de Prusse prétend à une autre gloire ; il a fait un opéra de ma tragédie de Mérope ; mais il a toujours cent cinquante mille hommes et la Silésie.

 

          Adieu, madame ; recevez mes respects pour vous, pour toute votre famille, et pour madame de Brumath.

 

 

1 – Fils du duc de Villars, il était alors gouverneur de la Providence. (G.A.)

 

 

 

 

1756 - Partie 11

 

 

 

 

 

 

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